L’INGENIEUX HIDALGO DON QUICHOTTE DE LA MANCHE PARIS IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH. LAHURE Rue de Fleurus, g L ’INGÉNIEUX HIDALGO DON QUICHOTTE DE LA MANCHE MIGUEL DE CERVANTÈS SAAVEDRA TRADUCTION DE LOUIS VIARDOT AVEC 370 COMPOSITIONS DE GUSTAVE DORÉ G R A V É E S S U R R O I S P A R H . P I S A N TOME PREMIER PARIS L I B R A I R I E DE L. H A C H E T T E ET C1 B O U L E V A R D S A I N T - G E R M A I N , N ° 77 M DCCC L X IX NOTICE SUR LA V IE E T L E S O U V R A G E S DE CERYANTÈS. On peut dire, en général, que l’histoire d ’un écrivain, comme celle d ’un artiste, est bornée aux œuvres qui lui survivent, que ses écrits sont ses actions, et qu’enfin l'homme est tout entier dans l’auteur. Il n’en est pas ainsi de Cervantes. Homme illustre avant d’être illustre écrivain, il fit de grandes choses avant de faire un livre immortel. Son histoire saurait intéresser, même sans le prestige d ’un nom glorieux, et sa vie n’est pas moins que ses œuvres pleine de charme et de moralité. Méconnu jusqu’à sa mort, et longtemps au delà, Cervantès n’a point trouvé de biographes à l'époque où l’attention contemporaine, fixée sur un homme célèbre, recueille d'ordinaire avec un soin religieux les parti­ cularités d ’une existence glorieuse. 11 a fallu tous les efforts d'une admiration posthume, bien lente à s’éveil­ ler, pour reconstruire laborieusement, à l’aide de la tradition non moins que des documents authentiques, et de la conjecture autant que de la certitude, l’édifice incomplet d'une vie longue et remplie. Bien des lacunes restent à combler, bien des doutes à éclaircir; mais ce qu'on sait comme avéré et ce qu’on suppose comme probable suffit maintenant pour nous apprendre quelle fut la destinée de l’un des grands génies dont s’honore l’humanité. On n’a pu découvrir encore où est le tombeau de Cervantès, et longtemps on ignora où fut son berceau. Huit villes, comme jadis dans la Grèce pour le vieil Homère, se sont disputé l’honneur de l’avoir vu naître : Madrid, Séville, Tolède, Lucena, Esquivias, Alcazar de San-Juan, Consuegra et Alcala de Hénarès. C’est dans cette dernière qu’il naquit; il y fut baptisé, à l’église paroissiale de Sainte-Marie Majeure, le 9 octobre 1547. Sa famille, originaire de Galice, puis établie dans la Castille, sans appartenir à la noblesse titrée, comptait du moins parmi les familles de gentilshommes qu’on appelait fils de quelque chose h ijos de aigu, ou hidalgos . Dès le treizième siècle, le nom de Cervantès était honorablement cité dans les annales espagnoles. Il y avait eu des guerriers de ce nom lors des grandes conquêtes de saint Ferdinand, à la prise de Baeza et à celle de Séville. Ils eurent part aux distributions de territoire qui se firent à cette époque, lorsqu’on repeuplait de chrétiens les champs abandonnés par les Mores. D’autres Cervantès se trouvèrent parmi les conquérants du Nouveau Monde, et portèrent dans ees contrées lointaines une branche de la souche principale. Dans les premières années du seizième siècle, Juan de Cervantès était corrégidor d ’Osuna. Son fils, Rodrigo de Cer­ vantès, épousa, vers 1540, doua Leonor de Cortinas, dame noble, du bourg de Barajas. De cette union naquirent d’abord deux filles, doua Andrea et doua Luisa, puis deux fils, Rodrigo et Miguel. Celui-ci était le plus jeune enfant de cette famille, pauvre autant qu’honorable. On a peu de détails sur la jeunesse de Cervantès. 11 est probable qu’étant né dans une ville d’université, où venaient étudier les jeunes gens de Madrid, qui n’en est distant que de quatre lieues, il y fit ses premières études. Ce qu’on sait de lui, et par lui-même, c’est qu'il avait dès sa plus tendre enfance un grand goût poul­ ies lettres, et qu’il aimait la lecture au point de ramasser dans la rue des bribes de papier déchiré. Son incli- i — a NOTICE SUR LA VIE nation pour la poésie et pour le théâtre se déclara devant les tréteaux du fameux Lope de Rueda, ce comédien ambulant, fondateur du théâtre espagnol, qu’il vit jouer, avant l’âge de onze ans, a Segovie et a Madrid. , Le jeune Miguel, ayant atteint l’adolescence, partit pour Salamanque, où il passa deux années, immatri­ culé parmi les étudiants de celte université célèbre. On sait qu’il demeurait dans la rue de los Moros. Le fut là qu’il apprit à connaître ces mœurs des étudiants, qu'il a si bien peintes en quelques endroits de ses ouvrages, entre autres dans la seconde partie du Don Quichotte et dans deux de ses meilleures nouvelles, le Licencie Vidriera- et la Tante supposée (la Tin fingidà). Un peu plus tard, on trouve Cervantes a 1 école d’un humaniste assez distingué, nommé Juan Lopez de TTovos. Ce régent de collège lut chargé, par la muni­ cipalité de Madrid, de composer les allégories et les devises qui devaient orner, dans l’église de las Descnlzas Rentes, le mausolée de la reine Élisabeth de Valois, troisième femme de Philippe II, lors des magnifiques funérailles qu’on lui fit le 24 octobre 1568. Hoyos se fit aider par quelques-uns de ses meilleurs élèves, et Cervantes est cité au premier rang. Dans la Relation que publia cet humaniste, et où sont racontées en détail la maladie, la mort et les obsèques de la reine, il mentionne comme ouvrage de Cervantes, qu’il appelle à plusieurs reprises son cher et hien-aimé disciple, la première épitaphe, en forme de sonnet, quatre redomhllas quatrains), une copia castel/ana (stance à rimes croisées), enfin une élégie en tercets, composée au nom de toute la classe, et adressée au cardinal don Diego de Espinosa, président du conseil de Castille et inquisiteur général. ' ¥ Ces premiers essais furent applaudis, et ce fut sans doute à la même époque que Cervantes, encouragé par son succès d’école, composa le petit poème pastoral de Fi/ena, quelques sonnets, quelques romances, enfin des rimas ou poésies mêlées, œuvres doiit il fit mention, vers la fin de sa vie, dans son Voyage au Parnasse (Vinge al Parnaso), mais dont il n’est resté que ce souvenir. C'est alors que venait de se passer, dans le palais de Philippe 11, ce drame mystérieux et sanglant dont le double dénoûment fut la mort de l’infant don Carlos et celle de la reine Elisabeth, qui ne lui survécut que deux mois. Le pape Pie V envoya aussitôt un nonce à Madrid, pour offrir au roi d’Espagne ses compliments de condoléance (el pe'same) et réclamer aussi, à la faveur de cette ambassade d’étiquette, certains droits de l'Église refusés par Philippe dans ses domaines d’Italie. Ce nonce était un prélat romain, nommé Giulio Acquaviva, fils du duc d’Atri, qui reçut le chapeau de cardinal à son retour d’Espagne. Sa mission ne pouvait plaire à Philippe, qui avait impérieusement ordonné que personne, princes ou sujets, ne lui parlât de la mort de son fils, et qui, tout dévot qu’il était, ne céda jamais sur aucun point à la cour de Rome. Aussi le légat du pape ne fit-il qu’un court séjour à Madrid. Il reçut ses passe-ports le 2 décembre 1568, deux mois après son arrivée, avec ordre de retourner immédiatement en Italie, par la route de Valence à Barcelone. Comme Cervantes assure lui-même qu’il servit à Rome le cardinal Acquaviva, en qualité de camarero (valet de cham­ bre ), il est probable que le nonce romain, auquel le jeune Miguel put être présenté parmi les poètes du catafalque de la reine, le prit en affection, et que, touché de sa détresse non moins que de ses talents nais­ sants, il consentit a l’admettre dans ce qu’on appelait alors la famille d’un grand seigneur, pour ne pas dire sa domesticité. C’était, au reste, un usage fort général; beaucoup de jeunes gentilshommes espagnols se met­ taient ainsi, sans croire déroger, au service de la pourpre romaine, soit pour faire à peu de frais le voyage d’Italie, soit pour s’avancer dans l’Eglise à la faveur de leurs patrons. Ce fut en accompagnant son nouveau maître, lorsque celui-ci retournait à Rome, que Cervantès traversa, chemin faisant, Valence et Barcelone, dont il fit maintes fois l’éloge dans ses écrits, ainsi que les provinces méridionales de France, qu’il décrivit dans sa Galatée; car, à nulle autre époque de sa vie, il n’aurait pu visiter ces pays. Malgré la douce oisiveté que pouvait lui offrir l’antichambre du prélat romain, et l’occasion plus douce encore de se livrer à ses goûts de poète, Cervantès ne resta pas longtemps dans la domesticité. Dès l’année suivante, 1569, il s’enrôla parmi les troupes espagnoles qui occupaient une portion de l’Italie. Pour les gen­ tilshommes pauvres, il n’y avait d’autres carrières que l’Église ou les armes; Cervantès préféra les armes : il se fit soldat. Ce mot n’avait pas précisément la même signification qu’aujourd’hui. C’était comme un premier grade militaire, d’où l’on pouvait immédiatement passer à celui d’enseigne (alferez), ou même au rang de capitaine. Aussi n’était pas soldat qui voulait; il fallait une sorte d’admission, et l’on disait en Espagne asentar plaza de sohlndo. Ce moment était bien choisi pour un homme de cœur comme Cervantès. Une grande querelle, qui venait de s’allumer, allait mettre aux prises la chrétienté et l’islamisme. Sélim II, violant les traités, envahit en pleine paix l île de Chypre, qui appartenait aux Vénitiens. Ceux-ci implorèrent le secours de Pie V, qui fit aussitôt réunir ses galères et celles d’Espagne, sous les ordres de Marc-Antoine Colonna, aux galères de Venise. Cette Hotte combinée partit, au commencement de l’été de 1570, pour les mers du Levant, dans le dessein d’arrêter les progrès de l’ennemi commun. Mais la mésintelligence et l’indécision des généraux confédérés firent ET LES OUVRAGES DE CERVANTES. III échouer cette première» campagne. Les Turcs prirent Nicosie d'assaut, étendirent leur conquête sur l’ile entière, et les escadres chrétiennes, séparées par des tempêtes, furent obligées de regagner les ports d’où elles étaient sorties. Parmi les quarante-neuf galères espagnoles qui s ’étaient réunies a celles du pape, sous le commande­ ment supérieur de Jean-André Doria, se trouvaient les vingt galères de l’escadre de Naples, commandées par le marquis de Santa-Cruz. On avait renforcé leurs équipages de cinq mille soldats espagnols, parmi lesquels était comprise la compagnie du brave capitaine Diego de Urbina, détachée du tercio régiment) de Miguel de Moncada. C’est dans cette compagnie que s’était enrôlé Cervantes, qui fit alors la première épreuve de son nouveau métier. Tandis qu’il hivernait avec la flotte dans le port de Naples, les préparatifs militaires se poussaient vigou­ reusement chez les trois puissances maritimes du midi de l’Europe, et la diplomatie du temps jetait les bases de l’alliance qui devait un moment les réunir. Enfin, le 20 mai 1571, fut signé le fameux traité de la Ligue, entre le pape, le roi d ’Espagne et la république de Venise Dans ce traité même, les trois puissances contrac­ tantes nommaient pour généralissime de leurs forces combinées le fils naturel de Charles-Quint, don Juan d’Autriche, qui venait de s’illustrer, dès son début dans les armes, e étouffant la longue révolte des Moris- ques de Grenade. Don Juan réunit en toute hâte à Barcelone les vieilles troupes qu’il avait éprouvées dans la guerre des Alpuxarres, entre autres les fameux tercios de don Miguel de Moncada et de don Lope de Figueroa; et, met­ tant sans retard à la voile pour l’Italie, il entra, le 20 juin, dans la rade de Gènes, avec quarante-sept galères. Après qu’on eut distribué les troupes et les équipages sur les divers bâtiments de cette escadre, elle gagna le port de Messine, en Sicile, où se réunissait toute la flotte combinée. Dans cette distribution, l'on avait attri­ bué aux galères italiennes de Jean-André Doria, qui étaient alors au service d ’Espagne, deux nouvelles compagnies de vétérans, prises au tercio de Moncada, celles d ’Urbina et de Kodrigo de Mora. Cervantès suivit son capitaine sur la galère Marquesa, que commandait Francesco Santo-Pietro. La flotte des confédérés, après avoir secouru Corfou, et poursuivi pendant quelque temps la flotte ennemie, la découvrit, le 7 octobre au matin, à l’entrée du golfe de Lépante. L ’action s’engagea, un peu après midi, par l’aile de Barbarigo, s’étendit bientôt sur toute la ligne, et se termina, à la chute du jour, par une des victoires les plus signalées et les plus meurtrières, mais aussi les plus inutiles, dont fassent mention les annales des temps modernes1. Cervantès était alors atteint d’une fièvre intermittente; aux approches du combat, son capitaine et ses camarades l’engagèrent avec instance à se retirer dans l’entre-pont de la galère. Mais le généreux descendant des vainqueurs de Séville, quoique affaibli par la maladie, loin de se rendre à ce timide conseil, supplia son capitaine de lui désigner le poste le plus périlleux. Il fut placé auprès de la chaloupe, parmi douze soldats d’élite. Sa galère, la Marquesa, fut une de celles qui se distinguèrent le plus dans l’action : elle aborda la capitane d’Alexandrie, y tua près de cinq cents Turcs, avec leur commandant, et prit l’étendard royal d’Égvpte. Au milieu de cette sanglante mêlée, Cervantès reçut trois coups d ’arquebuse, deux à la poitrine, et l’autre à la main gauche, qui fut brisée et dont il resta estropié toute sa vie. Justement fier d ’avoir pris une si belle part à ce combat mémorable, Cervantès ne regretta jamais la perte de sa main; il répéta souvent qu’il s’applaudissait d’avoir payé de ce prix la gloire de se compter parmi les soldats de Lépante; et, semblable au poète Eschyle qui se montrait plus fier d ’avoir combattu à Marathon, à Salamine, à Platée, que d'avoir écrit le Prométhée et VOrestie, il aimait, en témoignage de sa valeur, qu’il appréciait beaucoup plus que son esprit, à montrer ses blessures, comme reçues, disait-il, dans la plus éclatante occasion quaient eue les siècles passés et présents, et qu’espèrent voir les siècles à venir__et comme des étoiles qui doivent guider les autres au ciel de l'honneur. Don Juan aurait voulu, poursuivant sa victoire, emporter les châteaux de Lépante et de Sainte-Maure, et bloquer les Turcs dans les Dardanelles; mais la saison avancée, le manque de vivres, le grand nombre de blessés et de malades, enfin les ordres exprès de son frère Philippe, toujours indécis et jaloux, l’obligèrent à regagner Messine, où il entra le 31 octobre. Les troupes furent distribuées en divers quartiers d ’hiver, et le tercio de Moncada s’établit dans le midi de la Sicile. Pour Cervantès, à la fois malade et blessé, il ne put quitter Messine, et resta six mois environ dans les hôpitaux de cette place. Don Juan d’Autriche, qui lui avait témoigné un vif intérêt dès le lendemain du combat, lorsqu’il visita les divers corps de l’armée navale, ne l’oublia point dans ce triste asile. On trouve la mention de petits secours pécuniaires qu’il lui fit donner par l’intendance (pagaduria) de la flotte, sous la date des IG et 25 janvier, 9 et 17 mars 1572. Enfin, lorsque Cervantès fut rétabli, un ordre du généralissime, adressé, le 29 avril, aux officiers paveurs [oficiales de cuenta y razon), attribua une haute paye de trois cens par mois au soldat Cervantès, qui passa dans une compagnie du tercio de Figueroa. La campagne qui suivit celle de Lépante fut loin de répondre aux grands résultats qu’on en attendait. Pie V, l’âme de la Ligue, venait de mourir; les Vénitiens, atteints dans l’intérêt de leur commerce du Levant, IV NOTICE SUR LA VIE s’étaient déjà refroidis; l’Espagne se trouva presque seule engagée contre les I urcs, qui* soutenus par lu diversion que faisait la France en leur faveur contre le roi catholique, l’année même de la Saint-Barthélemi, en menaçant la Flandre espagnole, avaient fait de grands préparatifs et menaçaient a leur tour les côtes de Sicile. Cependant Marc-Antoine Colonna mit à la voile le G juin pour l’Archipel, avec une partie de la Hotte confédérée, entre autres les trente-six galères du marquis de Santa-Cruz, où se trouvait la compagnie du te/cio de Figueroa dans laquelle était entré Cervantes. Don Juan d ’Autriche partit, le 9 août, avec le reste de la Hotte; mais les deux escadres passèrent à se chercher vainement une partie île la saison; puis, quand elles furent enfin réunies au mois de septembre, elles perdirent, par la faute des pilotes, I occasion d attaquer avec avantage la flotte des Turcs, qui avaient imprudemment divisé leurs forces dans les ports de Navarin et de Modon. Après une vaine tentative d'assaut contre le château de Navarin, don Juan lut obligé de rembarquer ses troupes, et de regagner, au commencement de novembre, le port de Messine. Cervantès raconte longue­ ment, dans l’histoire du Capitaine captif, les détails de celte infructueuse campagne de 1572, a laquelle il avait pris part. Philippe II, cependant, n’abandonnait pas encore ses desseins. 11 voulait réunir, pour le printemps de l’année suivante, jusqu’à trois cents galères à Corfou, et frapper la marine ottomane d’un coup dont elle ne pût se relever. Mais les Vénitiens, qui négociaient secrètement avec Sélim par l’intermédiaire de la 1-rance, signèrent un traité de paix au mois de mars 1573. Cette défection inattendue rompit la Ligne, et fit renoncer à toute entreprise contre la Turquie. Pour occuper les forces rassemblées par l’Espagne, on résolut d opérer une descente, soit à Alger, soit à Tunis. Philippe et don Juan choisirent également ce dernier parti; mais le roi voulait seulement renverser du trône le Turc Aluch-Alv, pour y replacer le More Muley-Mohammed, et démanteler les forteresses, dont la conservation lui coûtait beaucoup; tandis que le prince son frère, auquel il refusait le titre d’infant d’Espagne, voulait se faire roi de cette contrée, où les Espagnols possédaient, depuis Charles-Quint, le fort de la Colette. réexpédition fut d’abord heureuse. Après avoir débarqué ses équipages à la Colette, don Juan envoya Je marquis de Santa-Cruz, à la tête des compagnies d’élite, prendre possession de Tunis, abandonné par la gar­ nison turque et la population presque entière. Mais Philippe, non moins inquiet des desseins du prince aventurier qu’irrité de sa désobéissance, lui envoya l’ordre de retourner immédiatement en Lombardie. Don Juan partit, laissant de faibles garnisons dans la Colette et le fort, que les Turcs enlevèrent d’assaut à la fin de cette même année. Cervantès, après être entré à Tunis avec le marquis de Santa-Cruz, dans les rangs de ce fameux lercio de Figueroa, qui faisait, dit l’historien Van-der-Hamen, trembler la terre sous ses mousquets, revint à Palerme avec la flotte. De là il fut embarqué sous les ordres du duc de Sesa, qui essaya vainement de secourir la Golette; puis alla prendre ses quartiers d’hiver en Sardaigne, et fut amené en Italie sur les galères de Marcel Doria. Il obtint alors de don Juan d’Autriche, qui était revenu à Naples au mois de juin 1575, un congé pour retourner en Espagne, dont il était éloigné depuis sept ans. A la faveur de ces expéditions militaires, Cervantès parcourut toute l’Italie; il visita Florence, Venise, Rome, Naples, Palerme, et le collège de Bologne, fondé pour les Espagnols, par le cardinal Albornoz; il apprit la langue italienne, et lit une étude approfondie de cette littérature où s’étaient formés, avant lui, Boscan, Garcilaso, Ilurtado de Mendoza; où se formaient de son temps Mesa, Viruès, Mira de Amescua, les frères Leonardo de Argensola. Cette étude influa sur ses travaux postérieurs et sur son style en général, où quelques- uns de ses contemporains, descendant de la secte des antipétrarquistes, relevèrent un certain nombre d’ita­ lianismes fort peu dissimulés. Cervantès, alors âgé de vingt-huit ans, estropié, affaibli par les fatigues de trois campagnes, et toujours simple soldat, résolut de revoir son pays et sa famille. D’ailleurs, en se rapprochant de la cour, il pouvait espérer quelque juste récompense de ses brillants services. Il obtint de son général plus qu’un simple congé. Don Juan d’Autriche lui donna des lettres pour le roi, son frère, dans lesquelles, faisant l’éloge du blessé de Lépante, il priait instamment Philippe de lui confier le commandement de l’une des compagnies qu’on levait en Espagne pour l’Italie ou la Flandre. Le vice-roi de Sicile, don Carlos d’Aragon, duc de Sesa, recomman­ dait aussi à la bienveillance du roi et des ministres un soldat jusque-là négligé, qui avait captivé, par sa valeur, son esprit, sa conduite exemplaire, l’estime de ses camarades et de ses chefs. Muni de recommandations si puissantes, qui promettaient une heureuse issue à son voyage, Cervantès s’embarqua a Naples sur la galère espagnole el Sol le Soleil), avec son frère aîné, Rodrigo, soldat comme lui, le général d’artillerie Pero-Diez Carrillo de Quesada, précédent gouverneur de la Colette, et plusieurs autres militaires de distinction qui retournaient également dans leur patrie. Mais d’autres épreuves l’attendaient, et le temps du repos n’était pas venu pour lui. Le 2G septembre 1575, la galère el Sol fut enveloppée par une escadre algérienne aux ordres de l’Arnaute (Albanais) Mami, qui avait le titre de Capitan de la mer. Trois bâtiments turcs abordèrent la galère espagnole, entre autres un galion de vingt-deux bancs de rameurs, coin- ET LES OUVRAGES DE CERVANTES. V mandé par Dali-Mami, renégat grec, qu’on appelait le Boiteux. Après un combat aussi opiniâtre qu’inégal, où Cervantès montra sa bravoure accoutumée, la galère, obligée d ’amener pavillon, fut conduite en triomphe au port d ’Alger, où se fit entVe les vainqueurs la répartition des captifs. Cervantès tomba au pouvoir de ce meme Dali-Mami qui avait capturé le navire chrétien. C’était un homme également avare et cruel. Dès qu’il eut pris à Cervantès les lettres adressées au roi par don Juan d ’Autriche et le duc de Sesa, il tint son prisonnier pour l’un des gentilshommes d'Espagne les plus nobles et les plus importants. Aussitôt, pour en obtenir une prompte et forte rançon, il le chargea de chaînes, l’enferma étroitement, lui fit souffrir toutes sortes de privations et de tortures. C’est ainsi qu’en usaient les corsaires barbaresques avec les captifs de distinction qui tombaient dans leurs mains. Ils les accablaient de mauvais traitements, au moins dans les commencements de la captivité, soit pour les obliger à renier leur foi, soit pour qu’ils consentissent à payer une forte rançon, et qu’ils pressassent leurs parents, leurs amis d’envoyer promptement le prix de leur rachat. Dans cette lutte contre les souffrances de toutes les heures, Cervantès montra un héroïsme plus rare et plus grand sans doute que celui du courage, l’héroïsme de la patience, « cette seconde valeur des hommes, comme dit Solis, et aussi fille du cœur que la première. » Loin de céder, loin de fléchir, Cervantès conçut dès lors le projet, tant de fois hasardé par lui, de recouvrer la liberté à force d ’audace et d’industrie. Il vou­ lait aussi la rendre à tous ses compagnons, dont il devint bientôt l’âme et le guide, par la supériorité de son esprit et de son caractère. On a conservé les noms de quelques-uns d’entre eux. C’étaient le capitaine don Francisco de Menesès, les enseignes Bios et Castaneda, le sergent Navarrete, un certain don Beltran del Salto y Castilla et un autre gentilhomme appelé Osorio. Leur premier dessein, au dire du P. Haedo Historia de Jrge l), fut de se rendre par terre, comme l’avaient fait d ’autres captifs, jusqu’à Oran, qui appartenait alors à l’Espagne, ils réussirent même à sortir d ’Alger, sous la conduite d’un More du pays que Cervantès avait gagné. Mais ce More les abandonna dès la seconde journée, et les fugitifs n’eurent d ’autre ressource que de revenir chez leurs maîtres recevoir le châtiment de leur tentative d ’évasion. Cervantès fut traité comme le chef du complot. Quelques-uns de ses compagnons, entre autres l’enseigne Gabriel de Castaneda, furent rachetés vers le milieu de l’année 1576. Ce Castaneda se chargea de porter aux parents de Cervantès des lettres où les deux frères captifs peignaient leur déplorable situation. Rodrigo de Cervantès, le père, vendit ou engagea sur-le- champ le petit patrimoine de ses fils, son propre bien, guère plus considérable, et jusqu’aux dots des deux sœurs, qui ne s’étaient point encore mariées, condamnant ainsi toute la famille à la misère. C’étaient, hélas! des efforts inutiles. Quand l’argent des ventes et des emprunts parvint à Cervantès, il voulut entrer en arran­ gement avec son maître Dali-Mami; mais le renégat estimait trop son captif pour le céder à bon compte. Ses prétentions furent si exorbitantes que Cervantès dut renoncer à l’espoir de payer sa liberté. Il consacra généreu­ sement sa part à la rançon de son frère, lequel, mis à moindre prix, fut racheté dans le mois d’août I 577. En partant, il promit de faire promptement équiper, à Valence ou aux îles Baléares, une frégate armee, qui, venant loucher à un point convenu de la côte d ’Afrique, pourrait délivrer son frère et d’autres chrétiens. Il emportait à cet effet des lettres pressantes de plusieurs captifs de haute naissance pour les vice-rois des pro­ vinces maritimes. Ce projet se rattachait à un plan depuis longtemps formé par Cervantès. A trois milles d ’Alger, du côté de l’est, se trouvait le jardin, ou maison d’été, du kaïd Hassan, renégat grec. Un de ses esclaves, appelé Juan, et natif de Navarre, avait secrètement creusé dans ce jardin, qu'il était chargé de cultiver, une espèce de cave ou de souterrain. Là, suivant les instructions de Cervantès, et dès la fin de février 1577, s’étaient successive­ ment réfugiés et cachés divers captifs chrétiens. Leur nombre, au départ de Rodrigo pour l’Espagne, s’élevait déjà à quatorze ou quinze. C’était Cervantès qui, sans quitter la maison de son maître, gouvernait cette petite république souterraine, pourvoyant aux besoins et à la sûreté de ses membres. On douterait de ce fait, qui prouve toutes les ressources cle son génie inventif, s’il n’était prouvé par une foule de témoignages et de documents. 11 avait pour aides principaux dans son entreprise, d’abord Juan le jardinier, qui faisait le guet et ne laissait approcher personne du jardin d ’IIassan; puis un autre esclave, appelé le Doreur (el Dorador), qui, tout jeune, avait renié sa religion, et plus tard était redevenu chrétien. Celui-ci était chargé d ’apporter des vivres à la caverne, dont personne ne sortait que pendant l’obscurité de la nuit. Quand Cervantès crut pro­ chaine l’arrivée de la frégate que devait expédier son frère, il s’enfuit du bagne de Dali-Mami, et le 20 septembre, après avoir pris congé de son ami le docteur Antonio de Sosa, trop malade pour le suivre, il alla s’enfermer lui-même dans le souterrain. Son calcul était juste. Dans l’intervalle, on avait équipé, à Valence ou à Majorque, une frégate dont le commandement fut donné à un certain Yiana, récemment racheté, homme actif, brave, et connaissant bien les côtes de Berbérie. Cette frégate arriva en vue d ’Alger le 28 septembre, et, après avoir gardé la haute mer tout le jour, elle s’approcha de nuit d ’un endroit convenu, assez près du jardin pour aviser et recueillir en VI NOTICE SUR LA VIE peu d’instants les captifs. Malheureusement, des pécheurs qui n’avaient point encore quitte loin bai que iccon- nurent, malgré l’obscurité, la frégate chrétienne. Us donnèrent l’alarme, et rassemblèrent tant de monde, que Viana fut obligé de regagner la pleine mer. Il essaya, plus tard, de s’approcher une seconde lois du ii\age, mais sa tentative eut une issue désastreuse. Les Mores étaient sur leurs gardes; ils surprirent la hegate au débarquement, firent prisonnier tout l’équipage, et déjouèrent ainsi le projet d’évasion. Jusque-là, Cervantès et ses compagnons avaient supporté patiemment, dans le doux espoir d une prochaine liberté, les privations, les souffrances, et même les maladies qu’avait engendrées parmi eux un si long séjoui dans cette habitation humide et sombre. Bientôt l’espérance même leur manqua. Dès le lendemain de la capture de la frégate, le Doreur, ce renégat réconcilié avec l’Église, en qui Cervantes avait mis toute sa con­ fiance, abjura de nouveau, et alla révéler au dey d’Alger, Hassan-Aga, la retraite des captifs que A iana venait enlever. Le dey, ravi de cette nouvelle, qui lui permettait, suivant l’usage du pays, de s’approprier tous ces chrétiens comme esclaves perdus, envoya le commandant de sa garde avec une trentaine de soldats turcs pour arrêter les fugitifs et le jardinier qui les cachait. Ces soldats, guidés par le délateur, entrèrent a l’impro- viste et le cimeterre à la main, dans la cave soulerraine. Tandis qu’ils garrottaient les chrétiens surpris, Cervantès éleva la voix, et s’écria, avec une noble fierté, qu’aucun de ses malheureux compagnons n’était coupable, que lui seul les avait fait enfuir et les avait cachés, et qu’étant seul l’auteur du complot, il devait seul en subir la peine. Étonnés d’un aveu si généreux, qui attirait sur la tète de Cervantès tout le courroux du cruel Ilassan-Aga, les Turcs expédièrent un cavalier à leur maître pour lui rendre compte de ce qui se pas­ sait. Le dey ordonna que l’on conduisît tous les captifs dans son bagne particulier, et que leur chef fût amené immédiatement en sa présence. Cervantès, chargé de chaînes, fut conduit, à pied, du souterrain jusqu’au palais d ’Hassan, au milieu des outrages de la populace ameutée. Le dey l'interrogea plusieurs fois; il employa les plus flatteuses promesses et les plus terribles menaces pour lui faire avouer ses complices. Cervantès, sourd à toute séduction, inaccessible à toute crainte, persista à n’accuser que lui-même. Le dev, fatigué de sa constance, et touché sans doute de sa magnanimité, se con­ tenta de le faire enchaîner au bagne. Le kaïd Hassan, dans le jardin duquel s’était passée l’aventure, accourut auprès du dey pour demander qu’on fît sévère justice de tous les fugitifs, et, commençant, par son esclave, Juan le jardinier, il le pendit de ses propres mains. Le même sort attendait Cervantès et ses compagnons, si l’avarice du dey n’eût fait taire sa cruauté habituelle. D'ailleurs, la plupart des captifs furent réclamés par leurs anciens maîtres, et Cervantès lui-même revint au pouvoir de Dali-Mami. Mais, soit qu’il lui fit ombrage, soit qu’il lui parût homme de haute rançon, le dey le racheta bientôt moyennant cinq cents écus. Cet Hassan-Haga, Vénitien d’origine, et dont le vrai nom était Andreta, fut un des plus féroces forbans qui aient ensanglanté la Berbérie de leurs monstrueux forfaits. Ce que raconte le P. Haedo des atrocités qu’il commit pendant son gouvernement surpasse toute croyance et fait frémir d’horreur. Il n’était pas moins redoutable à ses esclaves chrétiens, dont le nombre s’élevait presque à deux mille, qu’à ses sujets musulmans. Cervantès dit a ce propos, dans l’histoire du Capitaine captif : a __ Bien ne nous causait autant de tourment que d’être témoins des cruautés inouïes que mon maître exerçait sur les chrétiens. Chaque jour il en faisait pendre quelqu un. On empalait celui-là; on coupait l’oreille à celui-ci, et cela pour si peu de chose, ou plutôt tellement sans motif, que les Turcs eux-mêmes reconnaissaient qu’il ne faisait le mal que pour le faire, et parce que son humeur naturelle le portait à être le meurtrier du genre humain. » Cervantès fut acheté par Hassan-Aga vers la fin de 1577. Malgré la rigueur de sa captivité, malgré le péril imminent qui le menaçait à chaque tentative d’évasion, il ne cessa île mettre en pratique toutes les ressources que lui offraient les circonstances et son adresse. Dans le cours de l’année 1578, il trouva moyen d’expédier un More pour Oran, avec des lettres adressées au général don Martin de Cordova, gouverneur de la place. Mais cet émissaire fut arrêté au moment d’atteindre le but de son voyage, et amené avec ses dépêches au dev d’Alger. Hassan-Aga fit empaler le malheureux messager, et condamna Cervantès, le signataire des lettres, à recevoir deux mille coups de fouet. Quelques amis, qu’il s’était faits dans l’entourage du dey, interposèrent leurs bons offices, et cette fois encore l’impitoyable Hassan lui pardonna : clémence d’autant plus étrange, qu’à la même époque ce barbare faisait périr sous le bâton, en sa présence, trois captifs espagnols qui avu tenté de fuir par le même chemin, et que les naturels du pays avaient ramenés au bagne. uent o s Tant d insuccès, tant de désastres répétés, 11e purent abattre la résolution de Cervantès, qui rêvait toujours sa délivrance et celle de ses plus chers compagnons. Il fil connaissance, vers le mois de septembre 1579 d’un renégat espagnol, né à Grenade, où il s’appelait le licencié Giron, et qui avait pris, avec le turban, le nom d Abd-al-Rhamen. Ce renegat montrait du repentir et l’intention de retourner dans sa patrie se réconci­ lier avec l’Église. Cervantès prépara, d’accord avec lui, un nouveau plan d’évasion. Ils s’adressèrent à deux marchands valenciens, établis à Alger, dont l’un s’appelait Onofre Exarque, et l’autre Baltazar de Torrès. Ceux-ci prêtèrent les mains au complot, et le premier donna jusqu’à quinze cents doublons pour le prix ET LES OUVRAGES DE CERVANTES. VU d’une frégate armée, de douze bancs de rameurs, qu’acheta le renégat \bd-al-Rhamen, sous le prétexte d ’aller en course. L ’équipage était prêt, et plusieurs captifs de distinction, averlis par Cervantes, n’attendaient plus que l’avis du départ. Un misérable les vendit tous : le docteur Juan blanco de Paz, moine dominicain, alla, comme un autre Judas, pour le vil appât d’une récompense, dénoncer au dev le projet de ses compa­ triotes. Hassan-Aga préféra d’abord dissimuler; il voulait, en saisissant les captifs sur le fait, se les approprier comme gens condamnés à mort. Toutefois, le bruit de cette délation transpira, et les marchands Valenciens surent que le dey connaissait la trame dont ils étaient les complices et les instruments. Tremblant pour sa fortune et pour sa vie, Onofre Exarque voulut faire éloigner Cervantes, dont il avait à redouter le témoignage si la torture lui arrachait des aveux. Il lui offrit de le racheter à tout prix, et de l'embarquer immédiatement pour l’Espagne. Mais Cervantes, incapable de fuir quand le péril devait retomber sur ses compagnons, rejeta cette offre, et rassura le marchand, lui jurant que ni les tourments ni la mort ne lui feraient accuser per­ sonne. A cette époque, et prêt à partir sur la frégate du renégat, Cervantes s’était enfui du bagne; il était caché dans la maison d ’un de ses anciens compagnons d ’armes, l’enseigne Diego Castellano. Bientôt on publia dans les rues un ordre du dey qui réclamait son esclave Cervantes, et qui menaçait de mort quiconque lui don­ nerait asile. Toujours généreux, Cervantes délivra son ami d’une telle responsabilité : il alla volontairement se présenter au dev, sous l’intercession d’un renégat de Murcie, nommé Morato Raez Maltrapillo, qui s’était acquis les bonnes grâces d’Hassan-Aga. Celui-ci exigea de Cervantes la déclaration de tous ses complices, et, pour l’intimider davantage, il lui fit attacher les mains derrière le dos et passer une corde au cou, comme s’il n’eût plus fallu que le hisser à la potence. Cervantes garda la même fermeté d ’âm e; il n’accusa que lui, et n'a­ voua pour complices que quatre gentilshommes espagnols, qui avaient tout récemment recouvré la liberté. Ses réponses furent si nobles et si ingénieuses, qu’Hassan-Aga se laissa toucher encore. Il se contenta d’exiler le licencié Giron au royaume de Fez, et d ’envoyer Cervantes dans un cachot de la prison des Mores, où l'in­ fortuné languit cinq mois entiers, traînant des menottes et des entraves. Tel fut le prix de cette noble action, qui lui valut, suivant l’expression d ’un témoin oculaire, l’enseigne Luis de Pedrosa, renom, honneur et cou­ ronne parm i les chrétiens. Ces diverses aventures, dont Cervantes disait lui-même « qu’elles resteraient de longues années dans la mémoire des gens du pays, » et dont le P. Haedo dit également « qu’on en pourrait écrire une histoire par­ ticulière, •» avaient, en effet, donné tant de crédit à leur auteur parmi les chrétiens et les Mores, qu’Hassan- Aga eut l’appréhension de quelque entreprise plus importante et plus générale. Déjà, précédemment, deux braves Espagnols avaient tenté d ’opérer un soulèvement dans Alger. Cervantès, soutenu par vingt-cinq mille captifs agglomérés alors dans la capitale de la Régence, pouvait bien concevoir la même pensée. Un de ses ré­ cents historiens, Fernandez-Navarrete, la lui prête, et affirme même qu’il aurait pu réussir, sans la malveillance et l’ ingratitude qui le trahirent si souvent. Quoi qu’il en soit, Hassan-Aga craignait tellement son courage, son adresse, et l’empire qu’il avait pris sur ses compagnons de captivité, qu’il disait de lui : « Quand je tiens sous bonne garde l’Espagnol estropié, je tiens en sûreté ma capitale, mes esclaves et mes galères. » Et cependant . (tant la vraie grandeur a de puissance!) ce méchant homme n’avait que pour Cervantès des égards et de la modération. C’est ce que révèle celui-ci, parlant de lui-même, dans le récit du Capitaine captif : « __ Un seul s’en tira bien avec lui. C’était un soldat espagnol, nommé un tel de Saavedra, lequel fît des choses qui res­ teront de longues années dans la mémoire des gens de ce pays, et toutes pour recouvrer sa liberté. Cependant jamais Hassan-Aga ne lui donna un coup de bâton, ni ne lui en fit donner, ni ne lui adressa une parole inju­ rieuse , tandis qu’à chacune des nombreuses tentatives que faisait ce captif pour s’enfuir, nous craignions tous qu’il ne fût empalé, et lui-même en eut la peur plus d ’une fois. » Cervantes, enchaîné dans son cachot, n’était guère plus à plaindre que les esclaves appelés libres, dont la condition devenait insupportable. En s’emparant du commerce exclusif des grains et des provisions de toute nature, Hassan-Aga lit naître une telle disette, que les rues de la ville étaient jonchées de cadavres des gens du pays que moissonnaient la faim et les maladies. Les chrétiens, nourris par avarice plus que par compassion, ne recevaient des Turcs, leurs patrons, que le strict nécessaire; et cependant ils étaient sans relâche accablés des plus rudes travaux, car les grands préparatifs que faisait Philippe U contre le Portugal, en annonçant une expédition contre Alger, avaient jeté l’effroi dans la Régence, et I on y employait jour et nuit les captifs à réparer les fortifications et à radouber la flotte. tandis que Cervantes faisait tant d'inutiles efforts pour conquérir sa liberté, ses parents mettaient tout en œuvre, a Madrid, pour la lui rendre par le moyen ordinaire du rachat. Ayant épuisé toutes leurs ressources, en L)77, pour la rançon du frère aîné, ils firent dresser une enquête devant l’un des alcaldes de code, sous la date du 17 mars 1578, dans laquelle plusieurs témoins constatèrent les services honorables de Cervantès dans les campagnes du Levant, et la détresse absolue de sa famille, qui ne pouvait le racheter par ses propres VIII NOTICE SUR LA VIE moyens. A cette pièce, qui fut transmise au roi, le duc de Sesa, précédent vice-roi de Sicile, joignit une espèce de certificat, où il recommandait vivement son ancien soldat à la bienveillance du monarque. La mort du père de Cervantès vint interrompre ces démarches, et livrer la triste famille à de plus pres­ sants soucis. L ’année suivante, Philippe 11 résolut d’envoyer à Alger des commissaires de rachat. Le P. Frav Juan Gil, procureur général de l’ordre de la Sainte-Trinité, et qui portait en outre le titre de rédempteur pour la couronne de Castille, fut chargé de cette mission, pour laquelle on lui adjoignit un autre moine du même ordre, appelé Frav Antonio Label la. Ce fut devant ces religieux que se présentèrent, le 31 juillet 1579, doua Leonor de Cortinas et sa fille doua Andréa de Cervantès, qui venaient leur apporter trois cents ducats pour aider au rachat de Miguel de Cervantès, leur fils et frère. Deux cent cinquante ducats étaient offerts par la pauvre veuve et cinquante par la pauvre fille. Les pères rédempteurs se mirent en route, et abordèrent à Alger le 29 mai 1580. Ils commencèrent aus­ sitôt les opérations de leur respectable office. Mais de grandes difficultés retardèrent longtemps le rachat de Cervantès. Le dev son maître demandait mille écus de rançon, pour doubler le prix qu’il lui avait coûté, et menaçait, si la somme ne lui était pas immédiatement remise, d’emmener son esclave à Constantinople. En elfet, un firman du Grand Seigneur venait de lui donner un successeur dans le gouvernement de la Régence, et Hassan-Aga, prêt à emporter toutes ses richesses, tenait déjà Cervantès enchaîné sur une de ses galères. Le P. Juan Gil, ému de compassion, et craignant que cet intéressant prisonnier ne perdît à jamais l’occasion de sa délivrance, mit en œuvre tant de prières et d’intercessions qu'il obtint de le racheter moyennant cinq cents écus en or d’Espagne. Pour trouver cette somme, il fallut emprunter à plusieurs marchands européens, et prendre une large part dans le fonds commun des aumônes de rédemption. Enfin, après avoir encore donné neuf doubles de gratification aux officiers de la galère où il allait ramer, Cervantès fut mis à terre, le I9 septembre 1580, à l’instant même où Hassan-Aga mettait à la voile pour Constantinople. Ainsi fut con­ servé Cervantès à sa patrie et au monde. Le premier usage qu'il fit de sa liberté, ce fut de repousser, par la voie la plus authentique et la plus éclatante, les calomnies dont il avait été récemment la victime. Son délateur, le moine Juan Blanco de Paz, qui se disait faussement commissaire du saint-office, avait profité de l’étroit emprisonnement de Cervantès pour lui attribuer l'exil du renégat Giron et l’insuccès de leur dernière tentative. Cervantès, une fois libre, supplia le P. Juan Gil de faire établir une enquête. En effet, le notaire apostolique Pedro de Ribera reçut les déclarations de onze gentilshommes espagnols, les plus distingués d’entre les captifs, en réponse à vingt-cinq questions qui leur furent posées. Cette enquête, où se trouvent minutieusement racontés tous les faits relatifs à la captivité de Cervantès, donne en outre d’intéressants détails sur son esprit, son caractère, la pureté de ses mœurs, et ce noble dévouement aux malheureux qui lui gagna tant d’amis. On peut citer, parmi ces dépositions, celle de don Diego de Benavidès. S’étant informé, dit-il, à son arrivée dans Alger, des principaux captifs chrétiens, on lui cita Cervantès au premier rang, parce qu’il était loyal, noble, vertueux, d'excellent caractère, et chéri des autres gentilshommes. Ce Benavidès rechercha son amitié, et fut traité si cordialement qu’il trouva auprès de lui père et mère. Le moine carmélite Frav Feliciano Enriquez déclare également qu’a- près avoir reconnu la fausseté d’une accusation calomnieuse portée contre Cervantès, il était devenu son ami, comme tous les autres captifs auxquels donnait envie sa conduite noble, chrétienne, honnête et vertueuse. Enfin, l’enseigne Luis de Pedrosa déclare que, de tous les gentilshommes résidant à Alger, il n'en a vu aucun faire plus de bien que Cervantès aux autres captifs, et montrer plus de point d'honneur; qu'il a surtout une grâce particulière en toute chose, parce qu'il est si spirituel, si prudent, si avisé, que peu de gens approchent de lui. Est-il étonnant, quand on se reporte aux étranges événements de sa captivité, que Cervantès en ait con­ servé toute sa vie la mémoire, qu’il ait pris ses propres aventures pour sujets de drames ou de nouvelles, et qu'il ait fait, dans presque tous ses ouvrages, des allusions qui n’étaient point comprises avant qu’on eût reconstruit l’histoire de sa vie? Il n’oublia pas non plus de quelle manière lui fut rendue la liberté, et sa reconnaissance lui dicta, dans la nouvelle de l'Espagnole-Anglaise, un juste éloge des pères de la Rédemption. Muni de l’enquête dressée devant le notaire Pedro de Ribera, et des certificats particuliers du P. Juan Gil, il mit a la voile vers la fin d’octobre 1580, et jouit enfin, selon son expression, de l'une des plus grandes joies qu'on puisse goûter dans ce monde, qui est de revenir, après un long esclavage, sain et sau f dans sa patrie.... car sur la terre, ajoute-t-il ailleurs, il n j a pas de bien qui égale celui de recouvrer la liberté perdue. La misère le chassa bientôt du sein de sa famille. A l’époque de son retour, Philippe II était encore con­ valescent à Badajoz, après la mort de sa quatrième femme, Anne d’Autriche. Ce monarque entra, le 5 dé­ cembre, dans le Portugal, que le duc d’Albe venait de lui conquérir et de pacifier à sa façon. L ’armée espagnole occupait toutefois le pays, tant pour en assurer la soumission que pour préparer celle des îles Açores, où continuaient de lutter les partisans du prieur d’Ocrato. Rodrigo de Cervantès, après son rachat, avait repris du service, probablement dans son ancien corps, le tercio du mestre de camp"général don Lope ET LES OUVRAGES DE CERVANTES. IX de Figueroa. Son frère alla le rejoindre, et cet homme que redoutait le dey d Vlger, quoique enchaîné dans son bagne, reprit de sa main mutilée le mousquet de simple soldat. Cervantes s’embarqua, dans l’été de 1581, sur l’escadre de don Pedro Yaidés, chargée de préparer L’attaque des Açores et de protéger le commerce des Indes. Il lit la campagne de l’année suivante, sous les ordres du marquis de Santa-Cruz, et assista au combat naval que gagna eet amiral, le 25 juillet, en vue de Pile Terceire, sur la Hotte française qui protégeait les in­ surgés du Portugal. T.e galion San-Maleo, que montaient les vétérans de Figueroa, parmi lesquels se trouvait sans doute Cervantes, prit la plus grande part à cette victoire. Enfin, les deux frères firent ensemble la cam­ pagne de 1583, et se trouvèrent à la prise de Terceire, qui fut emportée d ’assaut. Rodrigo de Cervantès se distingua dans cette affaire, en s’élançant l’un des premiers sur le rivage, et reçut le grade d ’enseigne au retour de la flotte. Malgré l’humilité de sa position militaire, que son mérite seul pouvait relever, à défaut de la fortune, Cervantès se loue de son séjour en Portugal, où, pendant les quartiers d hiver, il était admis dans les cercles les plus distingués. Il eut alors, d ’une dame de Lisbonne, une fille naturelle, nommée doua Isabel de Saave- dra, qu'il garda auprès de lui tout le reste de sa vie, même après s’être marié, n’ayant jamais eu d’autre enfant. Ce fut l’amour qui rendit Cervantès au culte des lettres. Dans un intervalle de ses campagnes, il fit la connaissance d’une demoiselle noble de la petite ville d ’Esquivias, en Castille, appelée don a Catalina de Pala- cios Salazar y Vozmediano. Il s’enflamma pour elle, et trouva moyen, au milieu de la vie agitée d ’un soldat, de composer en son honneur le poème de Galatée. Ce poème, qu’il appelle églogue, est une nouvelle pastorale tout à fait à la manière de l’époque, dans laquelle il sut, sous des noms imaginaires, raconter une partie de ses propres aventures, louer les beaux esprits du temps, et surtout faire agréer à la dame, objet de sa tendresse, un hommage délicat et passionné. Un ne saurait douter, d ’après l’exemple de Rodrigo de Cota, auteur du premier livre de la Célestine, de Jorge de Montemayor, auteur de la Diane, et d'après le témoignage formel de Lope de Yega, que Cervantès, caché sous le nom d’Elicio, berger îles rives du Tage, n’ait peint ses amours avec Galatée, bergère née sur les bords de ce fleuve. On ne saurait douter non plus que les autres bergers qu’il introduit dans sa fable, Tircis, Damon, Meliso, Siralvo, Lauso, Larsileo, Artidoro, ne soient Francisco de Figueroa, Pedro Lainez, don Diego Hurtado de Mendoza, Luiz Galvez de Montalvo, Luis Barahona de Soto, don Alonzo de Ercilla, Andrès Rey de Artieda, tous ses amis, tous écrivains plus ou moins célèbres du temps. La Galatée, dont on n’a que la première partie, est remarquable par la pureté du style, la beauté des descriptions, la délicatesse des peintures de l’amour. Alais les bergers de Cervantès sont trop érudits, trop phi­ losophes, trop beaux parleurs, et la fécondité un peu déréglée de son esprit lui fait entasser les épisodes avec trop peu d’ordre et de goût. Ce sont des défauts dont Cervantès s’accuse lui-même dans le prologue de sa pastorale, et qu’il aurait sans doute évités dans la seconde partie, qu’il promit souvent et n’acheva jamais. La Galatée, dédiée à l’abbé de Sainte-Sophie, Ascanio Colonna, fils de Marc-Antoine Colonna, son ancien amiral, fut publiée à la fin de 1584, et, le 14 décembre de la même année, Cervantès, alors âgé de trente- sept ans, épousa l’héroïne de son poème. Le père de doua Catalina de Palacios Salazar était mort, et la veuve promit, aux fiançailles de sa fille, de lui donner une dot raisonnable en biens meubles et immeubles. Cette promesse fut remplie deux ans après, et dans le contrat île mariage [carta dotal), passé le 9 août 1586, devant le notaire Alonzo de Aguilera, Cervantès dota également sa femme de cent ducats, qu'il dit être le dixième de ses biens. Sorti de l’armée, après tant de brillants services, simple soldat comme il v était entré, et devenu bourgeois d ’Esquivias, dont le séjour monotone ne pouvait suffire à l’activité de son esprit, Cervantès, obligé d ’ailleurs d ’augmenter par son travail un revenu trop modique, revint aux premiers rêves, aux premières occupations de sa jeunesse. La proximité de Madrid lui permettait d ’y faire de fréquents voyages, et presque d ’y résider. Ce fut alors qu’il fit ou renouvela connaissance avec plusieurs écrivains de cette époque, entre autres, Juan Rufo, Lopez Maldonado, et surtout Vicente Espinel, l’auteur du roman de Marcos de Obregon, que Lesage a si bien mis a profit dans la composition de G il Bios. 11 est même probable que Cervantès fut admis à une espèce d ’académie que venait d ’ouvrir dans sa maison de Madrid un grand seigneur, qui faisait ainsi, à la cour de Philippe 11, ce qu’avait lait l’illustre Fernand Cortès à celle de Charles-Quint. Du moins Cer­ vantes, parlant, dans une de ses nouvelles, des académies italiennes, nomme celle-ci academia imilatoria de Madrid. Pendant les quatre années qui suivirent immédiatement son mariage, de 1584 à 1588, Cervantès, rede­ venu homme de lettres, en même temps que citadin d’Esquivias, abandonna la poésie pastorale, qui ne rap­ portait rien, pour s’adonner exclusivement au théâtre, seule carrière lucrative qu’offrissent alors les lettres. C’était pendant son enfance que le théâtre espagnol, échappé de l’Église, et sécularisé, si l’on peut ainsi dire, avait commencé de se montrer en place publique sur les tréteaux de Lope île Rueda, cet Eschyle ambulant, auteur et acteur, humble mais vénérable fondateur de la scène où devaient s’illustrer Lope de Vega, Calderon, l — b X NOTICE s r i l LX VIE Moreto, Tirso de Molina, Solis, où devaient s’inspirer Corneille et Molière. La cour d hspagne, qui avait tou­ jours voyagé d’une capitale de province à l’autre, se fixa tout a fait a Madrid en 1561, et, vers 1580, on éleva dans cette ville les deux méâtres, encore subsistants, de la Cruz et de! Principe. Alors, quelques esprits supérieurs ne dédaignèrent point de travailler pour la scène, abandonnée jusque-la a des chefs de troupes ambulantes (autores^ qui composaient eux-mèmes les farces de leur répertoire- Cervantes entra 1 un des pre­ miers dans cette carrière nouvelle, où son début fut une comédie en six actes, composée sur ses propres aventures, et portant le titre de los Tratos de Argel. Celle pièce fut suivie d environ vingt autres, parmi les­ quelles il cite avec complaisance, avec éloge, la Numancia, la Batalla naval, la Gran-Turquesca, la Entrelenida, la Casa de los /.dos, la Jérusalem, la Amaranta o la dcl Mayo, el Bosque amoroso, la Clnica y bizarra Arsinda, et surtout la Confusa, qui parut, à l’en croire, admirable sur les théâtres. « J ’osai, dit-il, réduire les comédies à trois actes, de cinq qu’elles avaient auparavant. Je fus le premier qui représentai les imagina­ tions et les pensées secrètes de l’âme, en mettant des figures morales sur la scène, au vif et général applau­ dissement du public. Je composai dans ce temps jusqu’à vingt et trente comédies, qui toutes furent jouées que todas se recitaron), sans qu’on leur adressât des offrandes de concombres ou d’autres projectiles, et cou­ rurent leur carrière sans sifflets, cris, ni tapage__ » Toutes ces pièces, comme une partie de ses autres ouvrages, ne furent longtemps connues que de nom, et l’on en déplorait vivement la perte. On pensait qu’avec une imagination si riche, un esprit si gai, une raison si élevée, un goût si pur; qu’avec sa connaissance des règles du théâtre, dont il fait en plusieurs endroits du Don Quichotte une judicieuse poétique; qu’avec les louanges qu’il se donne avec tant d’ingénuité comme au­ teur comique, et le singulier talent qu’il a réellement déployé dans ses intermèdes; on pensait, dis-je, que ses grandes compositions étaient autant de chefs-d’œuvre. Malheureusement pour sa renommée dramatique, trois ou quatre d’entre elles furent retrouvées, entre autres, la Numancia, la Entrelenida et los Tratos de Argel. Ces pièces sont loin de répondre aux regrets qu’elles avaient excités, et la réputation de leur auteur aurait assurément gagné à ce qu’on ne les connût que par le jugement tout paternel qu’il en porte. C’esL un curieux exemple (et non le seul qu'il donnera de l’impuissance où l’on est, même avec un beau génie, d’être bon juge de soi-même. Des pièces retrouvées, la meilleure est à coup sûr sa tragédie de Numancia. Bien que fort éloignée de la perfection, elle vaut incomparablement mieux que les tragédies de Lupereio de Argensola, auxquelles Cervantes prodigue des éloges qui surprennent sous une plume si peu flatteuse (Don Quichotte, première partie, cha­ pitre xlviii). Dans les sentiments héroïques d’un peuple qui se dévoue à la mort pour conserver sa liberté, dans les touchants épisodes que fait naître, au milieu de cette immense catastrophe, l’enthousiasme de l’amitié, de l’amour, de la tendresse maternelle, se déploie tout le génie de cette âme si fière et si tendre. Mais l’en­ semble du drame est défectueux, le plan vague et décousu, les détails incohérents; l’intérêt, trop divisé, se fatigue et s’éteint. A tout prendre, les meilleures productions que Cervantès ait données au théâtre sont ses intermèdes, petites pièces appelées saïnetès aujourd’hui, et qu’on jouait alors, non point après la grande pièce, mais dans les entractes de ses trois jornadas. On a retrouvé neuf intermèdes de Cervantès : el Juez de los di- corcios, el Rup.au audo, la Eleccion de los Alcahles de Daganzo, etc., qui sont pour la plupart des modèles de verve bouffonne. Le pauvre Cervantès ne trouva pas longtemps dans ses succès de théâtre la gloire et le profit qu’il en at­ tendait. Cette-source fut bientôt tarie. « Les comédies, comme il le dit lui-même dans son Prologue, ont leur temps et leurs saisons. Alors vint régner sur le théâtre ce prodige de nature, ce grand Lope de Vega, qui s’empara de la monarchie comique (alzose cou la monarquia comica), soumit à sa juridiction tous les acteurs, et remplit le monde de ses comédies. » Chassé du théâtre, comme tant d’autres, par la fabuleuse fécondité de L°pe de Yega, Cervantès fut contraint de chercher un autre métier, moins de son goût, assurément, moins brillant et moins noble, mais qui pût lui donner du pain. Arrivé à plus de quarante ans, sans patrimoine, sans récompense pour ses vingt années de services et de misères, il avait à supporter le fardeau d’une famille augmentée de ses deux sœurs et de sa fille naturelle. Un conseiller des finances, Antonio de Guevara, fut nommé, au commencement de 1588, munitionnaire des escadres et flottes des Indes, à Séville, avec le droit de s’adjoindre quatre commissaires pour l’aider dans le détail de ses fonctions; il s’agissait de terminer l’équi­ pement de cette grande Armada, de cette flotte invincible que détruisirent les Anglais et les tempêtes. Guevara ofiiit une de ces places à Cervantès, qui partit pour l’Andalousie avec toute sa famille, sauf son frère Rodrigo, encore au service dans les armées de Flandre. Voila donc l’auteur de Galalee, le poêle dramatique vingt fois applaudi, devenu commis aux vivres! Ce n était pas tout; il demanda au roi, par une requête datée de mai 1590, quelque emploi de payeur dans la Nouvelle-Grenade, ou de corrégidor dans une petite ville du Goetemala; il voulait enfin passer en Amérique, qu il appelle lui-même refuge ordinaire des désespérés d'Espagne. Heureusement que sa requête s’arrêta et se perdit dans les cartons du conseil des Indes. ET LES OUVRAGES DE CERVANTES. X( Le séjour de Cervantes à Séville fut de longue durée. Sauf quelques excursions dans l’Andalousie et un seul voyage à Madrid, il y resta au moins dix années consécutives. Après avoir été commis du munitionnaire [pro- veedor) Guevara jusqu’en 1591, il le fut encore deux années de son successeur, Pedro de ïsunza; puis, quand cet emploi subalterne vint à lui manquer par la suppression de la place principale, il se fit agent d’affaires, et vécut plusieurs années de commissions que lui confièrent des municipalités, des corporations et de riches particuliers, entre autres don Hernando de Toledo, seigneur de Cigalès, dont il administra les biens, et qui devint son ami. Au milieu d’occupations si peu dignes de lui, Cervantès cependant il avait pas dit aux muses le dernier adieu; il leur conservait un culte secret, et entretenait soigneusement le feu sacré de son génie. La maison du célèbre peintre Francisco Paclieeo, maître ot beau-père du grand Velasquez, s’ouvrait alors à tous les genres de mérite; l’atelier de ce peintre, qui cultivait aussi la poésie, était, au dire fie don Rodrigo Caro, Y academie ordinaire de tous les beaux esprits de Séville. Cervantès comptait parmi les plus assidus visiteurs, et son portrait figura dans cette précieuse galerie de plus de cent personnages distingués qu’avait tracés et réunis le pinceau du maître. 11 se lia d’amitié, dans cette académie, avec l’illustre poëte lyrique Fernando de Herrera, que ses compatriotes ont surnommé le divin, mais dont ils ont presque laissé périr la mémoire, puisqu’on ne connaît ni la date de sa naissance, ni celle de sa mort, ni aucune particularité de sa vie, et dont les œuvres, ou plutôt celles qui restent, furent trouvées par fragments dans les portefeuilles de ses amis. Cervantès, qui fit un sonnet sur la mort d’Herrera, était également l’ami d ’un poëte, Juan de Jauregui, l'élégant traducteur de YAminta du Tasse, dont la copie, égalant l’original, a le rare privilège d ’ètre aussi comptée parmi les œuvres classiques. Le peintre Pacheco cultivait la poésie; le poëte Jauregui cultivait la peinture, et fit également le portrait de son ami Cervantès. Ce fut pendant son séjour à Séville que Cervantès écrivit la plupart de ses Nouvelles, dont le recueil, suc­ cessivement grossi, ne parut que beaucoup plus tard, entre les deux parties du Don Quichotte. Vmsi, les aven­ tures de deux célèbres voleurs, qui furent arrêtés à Séville en I 5G9, et dont l’histoire y était encore populaire, lui fournirent la matière de Ri néon c te y Corladillo. Le sac de Cadix, où débarqua, le 1er juillet 1596, la flotte anglaise commandée par l’amiral Howard et le comte d’Essex, lui suggéra l'idée de l'Espagnole-Anglaise 1 la Espanola Inglesa). Il écrivit également à Séville le Curieux malavisé el Curioso impertinente , qu'il inséra dans la première partie du Don Quichotte; le Jaloux Estrémadurien el Zeloso Estremeho), et la Tante sup­ posée {la Tia fingida), souvenir de son séjour a Salamanque, dont longtemps le titre seul fut connu, et qu’on a retrouvée dernièrement en manuscrit. Jusqu’à Cervantès, et depuis les guerres de Charles-Quint, qui leur ouvrirent la connaissance de la littéra­ ture italienne, les Espagnols s’étaient bornés à traduire les contes licencieux du Décaméron et des imitateurs de Boccace. Cervantès put dire dans son Prologue : « Et je me donne pour le premier qui ait écrit des nouvelles en espagnol; car celles en grand nombre qui circulent imprimées dans notre langue sont toutes empruntées aux langues étrangères. Celles-ci sont à moi, non imitées ni volées; mon esprit les engendra, ma plume les mit au jour__ » Il les nomma Nouvelles exemplaires (Novclas ejemp/ares , pour les distinguer des contes ita­ liens, et parce qu’il n’en est aucune, comme il le dit lui-même, dont on ne puisse tirer quelque utile exemple. Elles sont en outre divisées en sérieuses (sérias) et badines jocosas . On- en compte sept de la première es­ pèce et huit de la seconde. M. de Florian, qui veut bien trouver les Nouvelles de Cervantès agréables, lui a fait l’honneur d ’en arran­ ger deux en français, celle qu’il nomme Léocadie [la Fuerza de la Sa ogre et le Dialogue des chiens. 11 les a traitées précisément comme la Galatée et le Don Quichotte ; et c’est vraiment une pitié que de voir les œuvres d’un si grand génie audacieusement maniées, écourtées et mutilées par un si petit bel esprit. Comment re­ trouver, dans les dix pages prétentieuses et décolorées de Léocadie, le récit nerveux et pathétique de la Force du sang? Comment retrouver, dans la plate conversation de Scipion et de Bergance, vrais roquets de boudoir, ces fines railleries des ridicules humains, et ces leçons de haute moralité qu’échangent entre eux les deux gar­ diens de l’hôpital de la Résurrection? Les Nouvelles sont, après le Don Quichotte, le plus beau titre de Cer­ vantès à l’immortalité. Là se révèlent aussi, sous mille formes variées, la fécondité de son imagination, la bonté de son cœur aimant, la verve de son esprit railleur sans causticité, les ressources d ’un stvle qui se plie a tous les sujets, enfin toutes ces qualités diverses qui brillent au même degré dans la touchante histoire de la tendre Cornelia, et dans cet admirable tableau de mœurs infâmes qu’on appelle Rinconcte y Cortadil/o. A la mort de Philippe II, arrivée le 13 septembre 1598, on éleva dans la cathédrale de Séville un magni­ fique catafalque, le plus merveilleux monument tumulaire, dit un chroniqueur de la cérémonie, quyeux humains eussent eu le bonheur de voir. Ce fut à cette occasion que Cervantès composa ce fameux sonnet burlesque, où il se moque avec tant de grâce de la forfanterie des Andalous, les Gascons de l'Espagne, et qu’il appelle dans le Foyage au Parnasse /’honneur principal de ses écrits\ La date de ce sonnet sert à fixer le terme de son sé ­ jour a Séville, qu’il quitta bientôt après pour n’y plus revenir. Voici à quelle occasion : XII NOTICE SUR LA VIE Cervantèi, qui ressembla par tant de traits a Camoëns, éprouva la plus cruelle des infoi lunes dont abreuvé ee grand homme, lorsque, accusé de malversation dans sa charge de mumtionnaire des viv res a Macao, il fut jeté en prison et traduit devant le tribunal des comptes. Comme le chantre des Lu stades, Cervantes, resté pauvre, prouva facilement son innocence. 4 ers la lin de 1594, lorsqu il établissait, a Se\ille, les comptes de son commissariat, et faisait rentrer avec peine quelques recouvrements arriérés, Cervantes envoya succes­ sivement des fonds à la Contaduria-Mayor de Madrid en lettres de change tirées de Séville. Une de ces sommes, provenant de la perception du district de \elez-Malaga, et montant a 7400 réaux, lut icmise p.u lui en espèces à un négociant de Séville, nommé Simon Freire de Lima, qui se chargea de la verser a la trésore­ rie de Madrid. Cervantes lit alors le vovage de celte capitale, et n’y trouvant pas son dépositaire, il lui réclama la somme avancée; mais dans l'intervalle Freire avait fait faillite, et s’était enfui d Espagne. Cer\anles retourna aussitôt à Séville, où il trouva tous les biens de son débiteur saisis par d autres créanciers. Il adressa requête au roi, et un décret du 7 août 1595 ordonna au docteur Bernardo de Olmedilla, juge de lus grados a Sé\dle, de prendre par privilège, sur les biens de Freire, la somme que lui avait remise Cervantes. Ce juge en opéra effectivement la rentrée, et adressa cette somme au trésorier général don Pedro Mesia de Tobar, par une lettre de change tirée la 22 novembre 1596. Le tribunal de la Contaduria mettait alors la plus grande sévérité dans l’apurement des comptes (le tous les emplovés du trésor, dont les caisses s’étaient entièrement épuisées par la conquête du Portugal et de Terceire, par les campagnes de Flandre, la destruction de la flotte invincible, et les essais ruineux qu’on avait laissé faire à plusieurs de ces charlatans financiers appelés alors arbitristas. Le percepteur principal, dont Cervantes n a- vait été que l'agent, fut mandé à Madrid pour rendre ses comptes. Il représenta que tous les documents sur lesquels il pouvait les établir étaient à Séville entre les mains de Cervantès. Une cédule royale, du 6 septem­ bre 1597, ordonna, sans autre forme de procès, au juge Gaspar de Vallejo, de faire arrêter celui-ci, et de l’envoyer sous escorte à la prison de la capitale, où il serait à la disposition du tribunal des comptes. Cervan­ tès, en effet, fut immédiatement mis en prison; mais ayant offert des garanties pour le payement de 2641 réaux environ 670 francs , à quoi se réduisait le déficit dont il était accusé, il fut relâché en vertu d'une seconde cédule datée du 1fr décembre de la même année, sous la condition qu’il se présenterait à la Contaduria dans le terme de trente jours, et payerait le solde de ses comptes. On ne sait comment se termina cette première poursuite dirigée contre Cervantès; mais, quelques années après, il fut inquiété de nouveau pour la même misérable somme de 2641 réaux. Le percepteur de Baza, Gaspar Osorio de Tejada, présenta dans ses comptes, à la fin de 1602, un récépissé de Cervantès constatant que cette somme lui avait été remise lorsqu’il était commissionné, en 1594, pour le recouvrement des rentes arriérées de cette \ille et de son district. Consultés sur ce point, les membres de la Contaduria-May or adres­ sèrent un rapport, daté île 4 alladolid le 24 janvier 1603, où ils rendaient compte de l’arrestation de Cervantès en I597, a propos de la même somme, et de son élargissement sous caution, ajoutant que, depuis lors, il n avait point paru devant le tribunal. Ce fut a celte occasion que Cervantès se rendit avec toute sa famille à 4 alladolid, où, depuis deux ans, Philippe III avait porté la cour. On a effectivement retrouvé la preuve que, le 8 février I603, sa sœur doîïa Andrea s’occupait à réparer l’équipage et la garde-robe d ’un certain don Pedro de loledo Osorio, marquis de Villafranca, qui revenait de l’expédition d’Alger, lby a dans ces comptes de ménage, qui prouvent la détresse de sa famille, plusieurs notes et mémoires écrits de la main de Cervantès. fl régla ses affaires avec le tribunal des comptes, soit en justifiant d’un payement antérieur, soit en s’acquit­ tant a cette époque; car les poursuites cessèrent, et il passa paisiblement le reste de sa vie auprès de ce tri­ bunal qui l’avait si durement traité. L ’honneur de Cervantès exigeait ces minutieux détails; mais s’il fallait prouver, d’ailleurs, que sa probité fut à l’abri de tout soupçon, il suffirait de rappeler qu’il mentionne lui- meme avec une gaiete spirituelle ses emprisonnements nombreux. C’eût été, certes, trop d’effronterie s’ils avaient eu pour cause quelque vilaine action, et ses ennemis, ses envieux, ses détracteurs de tous -enres’ qui lui reprochèrent jusqu’à sa main brisée, ne se fussent pas fait faute de le blesser dans un endroit bien autre­ ment sensible que l’amour-propre de l’écrivain. Les renseignements recueillis sur la vie de Cervantès présentent ici une grande lacune. On ne sait rien de lui avec certitude, depuis lo98, lorsqu’il écrivait à Séville le sonnet sur le tombeau de Philippe II jusqu’en 1603, lorsqu ,1 eut rejoint la cour à Valladolid. C’est pourtant dans cet intervalle de cinq années oudl connut commença et termina presque la première partie du Don Plusieurs probabilités se réunissent pouf aire supposer qu ,1 quitta Sev,Ile, avec sa Camille, vers 1599, et qu’il vint se fixer dans quelque bourgade de la Manche, province ou ,1 avait des parents et où il exerça plusieurs commissions. La promptitude avec la­ quelle ,1 se présenta au tribunal des eonqites, à Valladolid, en 1603, ne permet pas de doute, qu’il n’babilàt alors un pays plus rapproche de cette ville que l’Andalousie; et la connaissance parfaite qu’il Loutre d u, son roman, des localités et des mœurs de la Manche, prouve également qu’il y lit un long'séjour. Il es’t pro- gamasilta de Allia, et qu’en y plaçant la patrie de son gen-fiable qu d avait fixé sa résidence au bourtr d’Ar ET LES OUVRAGES DE CERVANTES. XIII tilhomme en démenée, il eut la pensée de ridiculiser les hobereaux de ce village, qui, précisément à cette époque, eurent entre eux, pour certains droits de prééminence, des querelles si scandaleuses et des procès si obstinés, qu’au dire des chroniqueurs du temps, la population du pays en diminua beaucoup. Quand on voit Cervantes annoncer, dans son prologue du Don Quichotte, que le fils de son intelligence, ce fils sec, maigre, jauni, fantasque...... s'est engendre dans une prison, oii toute incommodité a son siège, où tout bruit sinistre fait sa demeure, on se demande avec curiosité à quel sujet, à quelle époque, en quel pays lui fut donné ce triste loisir d ’esprit et de corps, d ’où sortit l’une des plus belles œuvres (le l’esprit humain. L ’o­ pinion commune, hors de l’Espagne, a longtemps été qu’il conçut et commença son ouvrage dans les caveaux du saint-oflice. Il faut, selon le mot de Voltaire, être bien maladroit pour calomnier l'inquisition. Au milieu de toutes ses disgrâces, Cervantes eut du moins le bonheur de n’avoir rien à démêler avec ce tribunal bien au­ trement terrible que celui des comptes. On a fait, sur sou emprisonnement dans la Manche, mille conjectures encore incertaines. Quelques-uns croient que cette avanie lui arriva au village du Toboso, à propos d ’une pa­ role piquante qu’il avait dite à une femme, dont les parents offensés se vengèrent ainsi. Mais l’on admet presque généralement que cc furent les habitants du bourg d’Argamasilla de Uba rpii jetèrent Cervantès en prison, révoltés contre lui, soit parce qu’il leur réclamait des dimes arriérées pour le grand prieuré de San- Juan, soit parce qu’il enlevait à leurs irrigations les eaux de la Guadiana, pour y préparer des salpêtres. Il est certain qu’on montre encore aujourd’hui dans ce bourg une antique maison, appelée casa de Medrano, où b tradition immémoriale du pays place la prison de Cervantes. Il est également certain que le pauvre commis­ saire des dîmes ou des poudres y languit fort longtemps, et dans un état si misérable, qu'il fut obligé de re­ courir à son oncle, don Juan Barnabé de Saavedra, bourgeois d’Alcazar de San-Juan, pour lui demander sa protection et ses secours. On conserve le souvenir d ’une lettre écrite de Cervantès à cet oncle, et qui com­ mence par ces mots : « De longs jours et de courtes nuits des insomnies) me fatiguent dans cette prison, ou pour mieux dire, caverne__ » C’est en mémoire de ces mauvais traitements qu'il commença le Don Qui­ chotte par ces mots de bien douce vengeance : « Dans un endroit de la Manche, dont je ne ceux pas me rap­ peler le nom__ » Revenu, après treize ans d ’absence, à ce que l’on appelait la cour la corte], c’est-à-dire à la résidence du monarque, Cervantès se trouva comme en pays étranger. Un autre prince et d’autres favoris gouvernaient l’Etat; ses anciens amis étaient morts ou dispersés. Si le soldat de Lépante, si l’auteur de Galatée et de Nu- tnance n’avait trouvé ni justice ni protection quand ses titres étaient récents, que pouvait-il espérer du succes­ seur de Philippe 11, après quinze années d ’oubli ! Néanmoins, pressé par la situation de sa famille, Cervantès fit une dernière tentative. 11 se présenta à l’audience du duc de Lerme, Atlas du pouls de cette monarchie, comme il l’appelle, c’est-à-dire, tout-puissant dispensateur des grâces. L ’orgueilleux favori le reçut avec dédain, et Cervantès, blessé jusqu’au fond de son âme fière et sensible, renonça pour jamais au rôle de solliciteur. Depuis lors, partageant sa vie entre quelques agences d ’affaires et le travail de sa plume, il vécut avec rési­ gnation, dans la retraite et la médiocrité, du produit de ses veilles et des secours qu’y ajoutèrent ses deux protecteurs, le comte de Lemos et l’archevêque de Tolède. La situation pénible où se trouvait Cervantès, pauvre et dédaigné, lui fit hâter la publication du Don Quichotte, ou du moins de la première partie, qui était déjà très-avancée. Il obtint le privilège du roi, pour l’impression de son livre, à la date du 26 septembre 1604. Mais il fallait trouver un Mécène qui en acceptât la dédicace, et le prit à l’ombre de son nom. Obéir à cet usage était une sorte de nécessité pour Cervantès, obscur et pauvre, et pour un livre de la nature du sien. Si ce livre, dont le titre pouvait tromper, était pris pour un simple roman de chevalerie, il tombait aux mains de gens qui, n’v trouvant pas ce qu’ils y cher­ chaient, n’y auraient pas trouvé davantage la délicate satire de leur goût dépravé. Au contraire, s’il était sur- le-champ reconnu et compris, trop de fines et hardies critiques s’v mêlaient, sous mille allusions, à la critique principale, pour qu’une haute protection ne lui fût pas nécessaire. Le patronage d ’un grand seigneur défen­ dait le livre contre ce double écueil. Cervantès fit choix de don Vlonzo Lopez de Zuniga v Sotomayor, sep­ tième duc de Béjar, l’un de ces désœuvrés de noble sang qui daignaient dispenser aux lettres et aux arts le sourire d’encouragement de leur ignorance titrée. On raconte que le duc, en apprenant que l’objet du Don Quichotte était une raillerie, crut sa dignité compromise, et refusa la dédicace. Cervantès, feignant de céder à sa répugnance, lui demanda seulement la faveur d ’en lire un chapitre devant lui. Mais tels furent la surprise et le plaisir que causa celte lecture sur l’auditoire, que, de chapitre en chapitre, on alla jusqu’à la fin du livre. L’auteur fut comble d ’éloges, et le duc, cédant à la prière générale, se laissa de la sorte immortaliser. On ra­ conte également qu’un religieux, directeur du duc de Béjar, et qui gouvernait sa maison comme sa conscience, choqué du succès de Cervantès, censura le livre et l’auteur avec une égale amertume, et reprocha vivement au duc le bon accueil qu’il leur faisait. Ce moine morose avait sans doute un grand empire sur son pénitent, car le duc oublia Cervantès, qui, de son côté, ne lui dédia plus rien. Il se vengea même à sa manière, en pei­ gnant la scène et les personnages dans la seconde partie du Don Quichotte. XIV T,a première partie fut publiée au commencement de 1605. Il faut, avant de passer outre et de continuel ce récit, dire quel était, quant à l’objet spécial du livre, l’état des choses a son apparition. L ’époque où l’on suppose que fleurit la chevalerie errante, et où l’on place les aventures des paladins, membres de eet institut imaginaire, est comprise entre l’extinction de la civilisation antique et la renaissance de la civilisation moderne. C’est cette époque de ténèbres et de barbarie où la lorce était le droit, ou la jus­ tice se rendait sur l’épreuve du duel, ou l’anarchie féodale désolait incessamment la terre, ou la puissance religieuse, appelée au secours de l'autorité civile, ne trouvait que la trêve de Dieu pour donner aux nations quelques jours de paix. Certes, à une telle époque, il eût été beau de se dévouer à la défense des malheuieux, a la protection des opprimés. In guerrier de haut parage, qui, la lance a la main, et couvert de son armure, s’en serait allé par le monde, cherchant les occasions d ’exercer a ce noble métier la générosité de son cœur et la valeur de son bras, eût été un être bienfaisant, glorieux, qui devait attirer sur ses pas la reconnaissance et l’admiration. Quand il aurait détruit quelques-uns des bandits qui désolaient les grands chemins, ou chassé de leur repaire ces autres brigands à écussons, qui, tle leurs châteaux bâtis a la cime des rochers, fondaient, comme un aigle de son aire, sur la proie facile qu’oflraient des passants désarmés; quand il aurait délivré des captifs de leurs chaînes, arraché un innocent au supplice, puni un meurtrier, renversé un usurpateur du trône; quand il aurait, enfin, renouvelé, dans ce premier âge des sociétés modernes, les travaux des Hercule, des Thesée, des demi-dieux d’un précédent monde aussi dans l’enfance : alors son nom, répété de bouche en bouche, se serait conservé dans la mémoire des hommes, avec tous les ornements d ’une histoire tradition­ nelle. D une autre part, les femmes, dont les mœurs publiques ne défendaient pas encore la faiblesse, auraient été le principal objet de la généreuse protection du chevalier errant; la galanterie, ce nouvel amour inconnu de l’antiquité, auquel le christianisme a donné naissance en mêlant aux plaisirs sensuels le respect et la foi d’une espèce de culte religieux, aurait réuni ses doux passe-temps aux sanglantes aventures du justicier bardé de fer, dont la vie se serait ainsi partagée entre la guerre et l’amour. Il y avait assurément dans ce sujet, convenablement traité, la matière, non d’un livre, mais d ’une littéra­ ture entière. Il était facile de rattacher à l’histoire des chevaliers errants celle des coutumes de l’époque, la description des tournois et des fêtes, la justice galante des cours d’amour, les chants des troubadours et les danses des jongleurs, les pèlerinages religieux ou guerriers à la terre sainte, et l’Orient s’ouvrait avec toutes ses merveilles à l’imagination du romancier. Ce ne fut point là que se dirigèrent, ou du moins que s’arrê­ tèrent les auteurs des livres de chevalerie. Sans respect pour la vérité, ni même pour la vraisemblance, ils entassèrent a plaisir les fautes les plus grossières en histoire, en géographie, en physique, et même les plus dangereuses erreurs en morale; ils ne surent trouver que coups de lance et coups d’épée, batailles perpé­ tuelles, exploits incroyables, aventures cousues bout a bout, sans plan, sans connexion, sans intelligence; ils mêlèrent la tendresse à la férocité, et le vice à la superstition; ils appelèrent à leur aide les géants, les monstres, les enchanteurs, et ne songèrent enfin qu’à se surpasser l’un l’autre par l’exagération de l’impos­ sible et du merveilleux. Cependant, et par leurs défauts mêmes, ces sortes de livres ne pouvaient manquer de plaire. À l’époque où ils parurent, quelques érudits commençaient bien, il est vrai, à retrouver l’antiquité parmi ses ruines; mais la multitude ignorante et désœuvrée était encore sans aliment pour remplir le vide de son esprit et de ses loisirs : elle se jeta sur cette proie avec avidité. D’ailleurs, depuis les croisades, un goût général d’expéditions aventureuses avait merveilleusement préparé la voie aux romans de chevalerie, et, s’ils eurent en Espagne un succès plus populaire et plus durable que partout ailleurs, c’est qu’en Espagne plus qu’ailleurs s’était enraciné ee goût de la vie chevaleresque. Aux huit siècles de guerres incessantes contre les Arabes et les Mores, avaient succédé la découverte et les conquêtes du Nouveau Monde, puis les guerres d’Italie, de Flandre et d’Afrique. Comment s’étonner que l'on se fût pris de passion pour les livres de chevalerie, dans un pays où leurs exem­ ples avaient été sérieusement mis en pratique? Don Quichotte n était pas le premier fou de son espèce, et l’imaginaire héros de la Manche avait eu des précurseurs vivants, des modèles en chair et en o s, en corps et en esprit. Qu’on ouvre les Hommes illustres de Castille d’Hernaqdo del Pulgar, on y verra citer avec élo«*e la fameuse extravagance de don Suéro de Quinones, fils du grand bailli des Asturies, lequel, étant convenu d'une rançon de trois cents lances brisées pour se racheter des chaînes de sa dame, défendit pendant trente jours Je passage de l'Orbigo, comme Kodomont le pont de Montpellier. Le même chroniqueur, sans quitter le rè-ne de Jean li de 1 i()7 a 1 i54;, cite une foule de guerriers, de lui personnellement connus, tels que Gonzalo de Guzman, Juan de Merlo, Gutierre Quejada, Juan de Polanca, Pero Vazquez de Sayavedra l)ie»o Vareh qui s’en allèrent, non-seulement visiter leurs voisins, les Mores de Grenade, mais parcourir, en vrais chevaliers errants, les pays étrangers, la France, l’Allemagne, l’Italie, offrant à quiconque acceptait leur défi de rompre une lance en I honneur des dames3. 1 Le goût immodéré des romans de chevalerie porta bientôt ses fruits. Les jeunes gens éloignés ,1e l’élude de 1 histoire, qu, n offrait pas assez ,1 ahment à leur curiosité déréglée, prirent modèle, dans le lan-a-c et NOTICE SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE CERVANTES. X V dans lus actions, sur les livres de leur choix. Obéissance aux caprices des femmes, amours adultères, faux point d ’honneilr, sanglantes vengeances des plus petites injures, luxe effréné, mépris fie tout ordre social, tout cela fut mis en pratique, et les livres de chevalerie devinrent ainsi non moins funestes aux bonnes mœurs qu’au bon goût. Ces conséquences fatales excitèrent d ’abord le zèle des moralistes. Luis Vivès, Vlexo Venegas, Diego Gra- cian Melchor Cano, Cray Luis de Granada, Malon de Chaïde, Arias-Montano, et d ’autres écrivains sensés ou pieux, élevèrent à l'envi les cris de leur indignation contre les maux qu’enfantait la lecture tle ces livres. Les lois vinrent ensuite à leur aide. Un décret de Charles-Quint, rendu en 1543, donna l’ordre aux vice-rois et aux audiences du Nouveau Monde de ne laisser ni imprimer, ni vendre, ni lire aucun roman de chevalerie à au­ cun Espagnol ou Indien. En 1555, les cortès de Yalladolid réclamèrent, dans une pétition très-énergique, la même prohibition pour la Péninsule, demandant de plus qu’on recueillit et qu’on brûlât tous ceux qui exis­ taient. La reine Jeanne promit une loi, qui ne fut point rendue’. Mais ni les déclamations des rhéteurs et des moralistes, ni les anathèmes des législateurs, ne purent arrêter la contagion. Tous ces remèdes furent impuissants contre le goût du merveilleux, contre ce goût dont le rai­ sonnement, la science, la philosophie ne peuvent complètement nous faire triompher. On continuait à faire et à lire des romans de chevalerie. Des princes, des grands, des prélats en acceptaient la dédicace. Lue sainte Thérèse, très-affectionnée, dans sa jeunesse, à cette lecture, composait un roman chevaleresque avant d ’écrire le Château intérieur et ses autres ouvrages mystiques. Un Charles-Quint dévorait en cachette le Don Helianis de Grèce, Tune des plus monstrueuses productions de cette littérature eu démence, pendant qu’il rendait contre elle des décrets de proscription; et lorsque sa sœur, la reine de Hongrie, voulut fêter son retour en Flandre, elle ne trouva rien de mieux à lui offrir, dans les fameuses fêtes de Bins (1549), que la représentation vivante des aventures d ’un livre de chevalerie, dans laquelle prirent des rôles tous les seigneurs de la cour, y compris l’austère Philippe IL Ce goût avait pénétré jusque dans les cloîtres; on v lisait, on \ composait des romans. Un moine franciscain, appelé Fray Gabriel de Mata, fit imprimer, non pas au treizième siècle, mais en 1589, un poème chevaleresque dont le héros était saint François, le patron de son ordre, et qui avait pour titre le Chevalier d'Assise el Cabcdlero Assis io . Sur le frontispice était gravé le portrait du saint, a cheval et armé de toutes pièces, à la manière des images qui décoraient les Amadis et les Esplandian. Son cheval était caparaçonné et orné de magnifiques panaches. Il portait sur le cimier du casque une croix avec les clous et la couronne d’épines ; sur son écu, l'image des cinq plaies, et sur le guidon de la lance, celle de la Foi tenant la croix et le calice, avec cette légende : En esta no faltaré , qu'on pourrait traduire ainsi, à l’aitle du vieux français : En celle-ci point ne faillirai. Ce livre singulier était dédié au connétable de Castille. Voilà quel était l’état des choses quand Cervantès, emprisonné dans son village de la Manche, conçut le projet de renverser de fond en comble la littérature chevaleresque. C’était au milieu de sa vogue, de ses succès, de son triomphe, qu’il résolut, lui, pauvre, obscur, sans nom, sans protecteur, n’ayant d ’autres ressources que son esprit et sa plume, de s’attaquer à cette hydre qui bravait la raison et les lois. Mais il prit une arme bien plus eflicace pour servir le bon sens que les arguments, les sermons et les prohibitions législatives : le ridicule. Son succès fut complet. Les moralistes et les législateurs qui s’étaient précédemment élevés contre les livres de chevalerie purent dire de Cervantès, comme Buffon de J. J. Rousseau, à propos des mères nour­ rices : « Nous avions tous conseillé la même chose; lui seul l’a ordonnée, et s’est fait obéir. » Un gentilhomme de la cour de Philippe 111, don Juan de Silva y Toledo, seigneur de Canada-Hermosa, avait publié, en 1(302, la Chronique du prince don Policisne de Boecia. Ce livre, l’un des plus extravagants de son espèce, fut le dernier roman de chevalerie que vit naître l’Espagne. Depuis l’apparition du Don Quichotte, non-seulement aucun roman nouveau ne fut publié, mais on cessa presque absolument de réimprimer les anciens, qu i, de­ venus très-rares, ne sont plus que des curiosités bibliographiques. Il v en a plusieurs dont il ne reste que le souvenir, et beaucoup d’autres, sans doute, dont les noms mêmes ont péri. Enfin le succès du Don Quichotte fut tel, en ce sens, que des esprits sévères lui ont reproché d ’avoir, par l’énergie du remède, causé le mal contraire, et n’ont pas craint d ’affirmer que l’ironie de cette satire, dépassant son but, avait atteint et affaibli les maximes jusque-là respectées du vieux point il'honneur castillan. Après avoir expliqué l’objet primitif du Don Quichotte, il est temps de revenir à l’histoire du livre et de son auteur. Suivant une tradition généralement admise, et qui ne manque pas d ’une certaine vraisemblance, la première partie fut reçue d ’abord avec l'indifférence la plus complète. Comme le devait craindre Cervantès, elle fut lue des gens qui ne pouvaient l’entendre, et dédaignée de ceux qui l’auraient comprise. Alors il ima­ gina de faire courir, sous le titre du Buscapié (nom de ces petites fusées ou serpenteaux qu’on jette en avant pour éclairer sa marche), un pamphlet anonyme dans lequel, faisant une apparente critique de son livre, il en exposait le véritable but, et laissait même entendre que, tout imaginaires qu’ils fussent, ses personnages et leurs actions pouvaient avoir quelque rapport avec les hommes et les choses du temps. Cette petite ruse eut un plein succès. Excité par les demi-révélations du Buscapié, les gens d ’esprit lurent le livre, et dès lors Cer- XVI NOTICE SUR LA VIE vantés vit promptement changer l'indifférence du publie en insatiable emiosiu. b<1 piemieie paitic du Don Quichotte fut réimprimée quatre fois en Espagne dans la même année 1005, et presque immédiatement ré­ pandue à l’étranger, par d’autres éditions faites en l ranee, eu Italie, en Portugal et en I lundie. L ’éclatant succès de son livre devait avoir pour Cervantes un résultat plus certain que celui de le tirer de l’obscurité et de la misère : c’était de lui susciter des envieux et des ennemis. Je ne parle pas seulement de ees basses vanités que tout mérite offusque, et que toute gloire indigne; il y a\ait, dans le Don Quichotte, assez de satires littéraires, assez de traits'décochés contre les auteurs et les admirateurs des livres et des pièces du temps, pour mettre en rumeur tout le peuple lettré. Comme de coutume, les grandes réputations reculent, sans se fâcher, les coups qui les atteignaient, et Lope de Vega, le plus maltraité peut-être, ne montia nulh rancune contre l’écrivain nouveau venu qui osait verser quelques gouttes d’absinthe dans ce nectar nommé louange dont tout le monde l’enivrait. Sa renommée et ses richesses lui permettaient d être généreux. Il eut même la courtoisie d'avouer que Cervantes ne manquait ni de grâces ni (le style. Mais il n en fut pas de même des auteurs de seconde volée qui avaient à défendre leur mince bagage de réputation et de bénéfice. Ce fut un déchaînement contre le pauvre Cervantes, un concert de censures publiques et de diatribes sécrétés. L uiq du haut de son érudition pédantesque, le traitait d 'esprit de frère lai (ingenio lego), privé de culture et de science; l’autre, croyant bien l'injurier, l’appelait Quichottisle; celui-ci le dénigrait dans de petits pamphlets, les journaux du temps; celui-là lui adressait, sous enveloppe, un sonnet bien méchant, que Cervantes, pour se venger, prenait soin de publier lui-même. Parmi les hommes de quelque valeur qui se montrèrent les plus ardents à lui faire la guerre, il faut citer le poêle don Luis de Gongora, fondateur de la secte des cultos, aussi envieux par caractère que frondeur par tournure d’esprit; le docteur Cristoval Suarez de Figueroa, autre écri­ vain railleur et jaloux, et jusqu’à cet étourdi d’Esteban Villegas, qui donnait le titre de Délices a des poésies datées du collège, et se faisait modestement représenter, sur le frontispice, comme un soleil levant qui lait pâlir les étoiles, ajoutant à cet emblème, trop obscur peut-être, une devise qui levât tous les doutes : Sicttl sol matutinus me surgente, quid istæ? Cervantès, (pii n’avait pas plus de fiel, que de vanité, dut rire de ces attaques d’amours-propres en révolte contre sa gloire naissante ; mais ce (pii dut blesser son cœur aimant, ce fut l’abandon de quelques amis, de ceux au moins qui le sont à la condition qu’on ne dépassera jamais leur niveau, et qui ne pardonnent point à leurs amis le crime de s’élever au-dessus d’eux, .l’ai regret de citer dans ce nombre Vicente Espinel, romancier, poète et musicien, qui fit Marcos de Obregon, qui inventa la strophe appelée espinefa avant de se nommer décimé, et qui mit la cinquième corde à la guitare. Au reste, Cervantès eût etc trop privilégié s’il n’avait éprouvé ces déboires qui mêlent leur amertume à la douceur de tout succès. Il m’a suffi de les indiquer une fois pour toutes, et, comme de toute chose inévitable, je puis me dispenser d’en faire mention dorénavant. L ’époque de la publication du Don Quichotte est celle de la naissance de Philippe IV, qui eut lieu à Val- ladolid le 8 avril 1G05. L ’année précédente, on avait envoyé en Angleterre le connétable de Castille, don Juan Fernandez de Velazco, pour négocier la paix. Jacques Ier, en échange de cette déférence, fit partir l’amiral Charles Howard, comte de Hontingham, pour présenter le traité de paix à la ratification du roi d’Es­ pagne, et le complimenter sur la naissance de son fils. Howard, débarqué à la Corogne avec six cents Anglais, entra à \alladolid le 25 mai IG05. 11 y fut traité avec toute la magnificence que pouvait déployer la coin-d’Es­ pagne. Parmi les solennités religieuses, les courses de taureaux, les bals masqués, les parades militaires, les joutes où le roi lui-même courut la bague, et toutes les fêtes qui furent prodiguées à l’amiral, on cite un dîner que lui donna le connétable de Castille, où l'on servit jusqu’à douze cents plats de viande et de poisson, sans compter le dessert et les mets qui ne purent trouver place. Le duc de Lerme fit écrire une Relation de ces cérémonies, qui fut imprimée à Yalladolid cette même année. On croit que Cervantès en est l’auteur; du moins, un sonnet épigrammatique de Gongora, témoin oculaire, semble en donner la preuve5. Ce fut a la suite de ces réjouissances qu’un événement funeste vint troubler la famille de Cervantès et le conduire pour la troisième fois en prison. Un chevalier de Saint-Jacques, appelé don Gaspar de Ezpeleta, voulant passer, pendant la nuit du 2? juin 1G05, sur un pont de bois de la rivière Esgueva, en fut empêché par un inconnu. La querelle s’engagea, et les deux champions ayant mis l’épée à la main, don Gaspar fut percé de plusieurs coups. Appelant du secours, il se réfugia, tout sanglant, dans l’une des maisons voisines. L ’un des deux appartements du premier étage de eette maison était occupé par doua Luisa de Montova, veuve du chroniqueur Esteban de Garibay, avec ses deux fils, et l’autre par Cervantès avec sa famille. Aux cris du blessé, Cervantès accourut avec un des fils de sa voisine. Ils trouvèrent don Gaspar étendu sous le porche, son épée dans une main et son bouclier dans l’autre, et le portèrent chez la veuve de Garibay, où il expira le surlendemain. Une enquête fut aussitôt commencée par Yalcalde clc casa y corte Cristobal de Yillaroel. On reçut les dépositions de Cervantès, de sa femme doua Catalina de Palacios Salazar, de sa fille naturelle doua Isabel de Saavedra, âgée de vingt ans, de sa sœur doua Andrea de Cervantès, veuve, ayant une fille de vingt-huit ans, appelée dona ConsLmza de Üvando, d’une religieuse, doua Magdalena deSolomayor, qui se ET LES OUVRAGES UE CERVANTES. XVII donne également pour sœur de Cervantes, de sa servante Maria de Cevallos, et enfin de ('eux amis rjui se trouvaient dans sa maison, le seigneur de Cigales et un Portugais nommé Simon Mende/.. Supposant, à tort ou à raison, que don Gaspar de Ezpeleta avait été tué dans une intrigue d'amour avec la fille ou la nièce de Cervantes, le juge lit arrêter ces dames, ainsi que Cervantes lui-même et sa sœur, la veuve Ovando. Ce ne fut qu’au bout de huit à dix jours, après des interrogatoires et des auditions de témoins, et même en fournis­ sant caution, que les quatre prévenus furent relâchés. Les dépositions auxquelles donna lieu ce désagréable incident prouvent qu’à cette époque, et pour soutenir ce fardeau de cinq femmes, dont il était l’unique sou­ tien , Cervantès s’occupait encore d ’agences, et mêlait à la culture des lettres, la sotte mais un peu moins stérile occupation des affaires. Il est à croire que Cervantès suivit la cour à Madrid, en 1006, et qu’il se fixa dorénavant dans cette capi­ tale, où il était près de ses parents à Alcala, près des parents de sa femme à Esquivias, et bien placé tout à la fois pour ses travaux littéraires et ses agences de négoce. On est parvenu à constater qu’au mois de juin 1609 il demeurait dans la rue de la Mngdalena; un peu après, derrière le collège de Notre-Dame de Lorette; en juin 1610, dans la rue ciel J^eon, n° 9 ; en 1614, dans la rue de Las Huertas; ensuite dans la rue du Duc mettre fin, il résolut de lui donner bien vite son malencontreux ordre de cheva­ lerie, avant qu’un autre malheur arrivât. S’approchant donc humblement, il s excusa de I insolence qu’avaient montrée ces gens de rien, sans qu il en eut la moindre connaissance, lesquels, au surplus, étaient assez châtiés de leur audace. Il lui répéta qu’il n’y avait point de chapelle dans ce château ; mais que, pour ce qui restait a faire, elle n était pas non plus indispensable, ajoutant que le point capital pour être armé chevalier consistait dans les deux coups sur la nuque et sur I épaule, suivant la connaissance qu’il avait du cérémonial de l’ordre, et que cela pouvait se faire au milieu des champs; qu’en ce qui touchait â la veillée des armes, il était bien en règle, puisque deux heures de veillée suffisaient, et qu il en avait passé plus de quatre. ' Don Quichotte crut aisément tout cela ; il dit à I hôtelier qu’il était prêt à lui obéir, et le pria d’achever avec toute la célérité possible. « Car, ajouta-t-il, si l’on m’attaquait une seconde lois, et que je me visse armé chevalier, je ne laisserais pas âme vivante dans h* château, excepté toutefois celle qu’il vous plairait, et que j épargnerais par amour de vous. » Peu rassuré d’un tel avis, le châtelain s’en alla quérir un livre où il tenait note de la paille et de l orge qu’il donnait aux muletiers. Bientôt, accompagné (I un. petit garçon qui portait un bout de chandelle, et des deux demoiselles en question, il revint où 1 attendait don Quichotte, auquel il ordonna de se mettre â genoux ; puis, lisant dans son manuel comme s’il eut récité quelque dévote oraison, au milieu de sa lecture, il leva la main, et lui en donna un grand coup sur le chignon; ensuite, de sa propre épée, un autre coup sur l’épaule, toujours marmottant entre ses dents comme s’il eût dit des patenôtres. Cela fait, il com­ manda à l’une de ces dames de lui ceindre l’épée, ce quelle lit avec beaucoup de grâce et de retenue, car il n’en fallait pas une faible dose pour s’empêcher d éclater de rire à chaque point des cérémonies. Mais les prouesses qu’on avait déjà vu faire au chevalier novice tenaient le rire en respect. En lui ceignant l’épée, la bonne dame lui dit : « Que Dieu rende Votre Grâce très-heureux chevalier, et lui donne bonne chance dans les combats. » Don Quichotte lui demanda comment elle s’appelait, afin qu’il sût désormais à qui rester obligé de la laveur quelle lui avait lui te ; car il pensait lui donner part à I honneur qu il acquerrait par la valeur de son bras. Elle répondit avec beaucoup d humilité qu’elle s’appelait la Tolosa, qu’elle était fille d’un ravaudeur de Tolède, qui demeurait dans les échoppes de Sancho-Bienaya, et que, en quelque part qu’elle se trouvât, elle s’empresserait de Je servir, et le tiendrait pour son seigneur. Don Quichotte* répliquant, la pria, par amour de lui, de vouloir bien désormais prendre le don, et s’appeler doua Tolosa: ce quelle promit de faire. L’autre lui chaussa l’épe­ ron, et il eut avec elle presque le même dialogue qu’avec celle qui avait ceint l’épée: quand il lui demanda son nom, elle répondit qu elle s’appelait la Meunière, et DON QUICHOTTE. 31 qu’elle était fille d’un honnête meunier d Antéquéra. A celle-ci don Quichotte demanda de meme qu’elle prit le don et s’appelât dona Molinera, lui répétant ses offres de service et de faveurs. Ces cérémonies, comme on n’en avait jamais vu, ainsi faites au galop et en toute hâte, don Quichotte bridait d impatience de se voir à cheval, et de partir à la quête des aventures; il sella Rossinante au plus vite, l’enfourcha, et, embrassant son hôte, il lui dit des choses si étranges, pour le remercier de la faveur qu’il lui avait faite en l’armant chevalier, qu’il est impossible de réussir à les rapporter fidèlement. Pour le voir au plus tôt hors de sa maison, l’hôtelier lui rendit, quoique en moins de paroles, la monnaie de ses compliments, et sans lui demander son écot, le laissa partir à la (rrâce de Dieu.O CHAPITRE IV. DE CE QUI ARRIVA À NOTRE CHEVALIER QUAND IL QUITTA L ’ HOTELLERIE. L’aube du jour commençait à poindre quand don Quichotte sortit de F hô­ tellerie, si content, si glorieux, si plein de ravissement de se voir armé chevalier, que sa joie en faisait tressaillir jusqu’aux sangles de son cheval. Toutefois, venant à se rappeler les conseils de son hôte au sujet des provisions si nécessaires dont il devait être pourvu, entre autres F argent et les chemises, il résolut de s’en retourner chez lui pour s’y accommoder de tout ce bagage, et encore d’un écuyer, comptant prendre à son service un paysan, son voisin, pauvre et chargé d’enfants, mais très-propre à l’office d’écuyer dans la chevalerie errante. Cette résolution prise, il tourna Rossinante du côté de son village, et celui-ci, comme s’il eût reconnu le chemin de son gite, se mit à détaler de si bon cœur, qu’il semblait (jue ses pieds ne touchaient pas à terre. Don Quichotte n’avait pas fait encore grand trajet, quand il crut s’apercevoir que, de l’épaisseur d’un bois qui se trouvait à sa droite, s’échappaient des cris plaintifs comme d’une personne qui se plaignait. À peine les eut-il entendus qu'il s’écria : « Grâces soient rendues au ciel pour la faveur qu’il m’accorde, puisqu’il m’envoie si promptement des occasions de remplir les devoirs de mon état et de recueillir le fruit de mes bons desseins. Ces cris, sans doute, sont ceux d'un nécessiteux ou d’une nécessiteuse qui nécessite mon secours et ma protection. » Aussitôt, tournant bride, il dirigea Rossinante vers l’endroit d’où les cris lui V P A H L E S O L E I L Q U I N O U S É C L A I R E , J E N E S A I S Q U I M E R E T I E N T D E V O U S P A S S E R M A L A M E A T R A V E R S L E C O R P S . 5 DON QUICHOTTE. 35 semblaient partir. Il n’avait pas fait vingt pas dans le bois, qu’il vit une jument atta­ chée à un chêne, et, à un autre chêne, également attaché un jeune garçon de quinze ans au plus, nu de la tête à la ceinture. C’était lui qui jetait ces cris plaintifs, et non sans cause vraiment, car un vigoureux paysan lui administrait une correction à grands coups d’une ceinture de cuir, accompagnant chaque décharge d’une remon­ trance et d’un conseil. « La bouche close, lui disait-il, et les yeux éveillés! » Le jeune garçon répondait : « Je ne le ferai plus, mon seigneur ; par la passion de Dieu, je ne le ferai plus, et je promets d’avoir à l’avenir plus grand soin du troupeau. » En apercevant cette scène, don Quichotte s’écria d’une voix courroucée : « Discourtois chevalier, il vous sied mal de vous attaquer à qui ne peut se dé­ fendre ; montez sur votre cheval, et prenez votre lance (car une lance1 était aussi appuyée contre l’arbre où la jument se trouvait attachée), et je vous ferai voir qu’il est d’un lâche de faire ce que vous faites à présent. » Le paysan, voyant tout à coup fondre Sur lui ce fantôme couvert d’armes, qui lui brandissait sa lance sur la poitrine, se tint pour mort, et d’un ton patelin répondit : « Seigneur chevalier, ce garçon que vous me voyez châtier est un mien valet qui me sert à garder un troupeau de brebis dans ces environs; mais il est si négli­ gent, que chaque jour il en manque quelqu’une; et parce que je châtie sa paresse, ou peut-être sa friponnerie, il dit que c’est par vilenie, et pour ne pas lui payer les gages que je lui dois. Mais, sur mon Dieu et sur mon âme, il en a menti. — Menti devant moi, méchant vilain ! reprit don Quichotte. Par le soleil qui nous éclaire, je 11e sais qui me retient de vous passer ma lance â travers le corps. Payez-le sur-le-champ, et sans réplique; sinon, je jure Dieu, que je vous extermine et vous anéantis sur le coup. Qu’on le détache. » Le paysan baissa la tête, et, sans répondre mot, détacha son herger, auquel don Quichotte demanda combien lui devait son maître. « Neuf mois, dit-il, à sept réaux chaque. » Don Quichotte lit le compte, et, trouvant que la somme montait â soixante- trois réaux, il dit au laboureur de les débourser sur-le-champ, s’il ne voulait mou­ rir. Le vilain répondit, tout tremblant, que, par le mauvais pas où il se trouvait, et, par le serment qu’il avait fait déjà (il n’avait encore rien juré), il affirmait (pie la somme n’était pas si forte; qu’il fallait en rabattre et porter en ligne de compte trois paires de souliers qu’il avait fournies à son valet, et un réal pour deux sai­ gnées qu’on lui avait faites étant malade. « Tout cela est bel et bon, répliqua don Quichotte; mais que les souliers et la saignée restent pour les coups que vous lui avez donnés sans motif. S il a dé­ chiré le cuir des souliers que vous avez payés, vous avez déchiré celui de son corps; et si le barbier lui a tiré du sang étant malade, vous lui en avez tiré en bonne santé. Partant, il ne vous doit rien. 3 6 DOIS QUICHOTTE. -— Le malheur est, seigneur che\alier, que je n’ai pas d’argent ici; mais qu An­ dré s’en retourne à la maison avec moi, et je lui payerai son dii, un réal sur l’autre. — Que je m’en aille avec lui! s’écria le jeune garçon; ah bien oui, seigneur; Dieu m’en préserve d’y penser! S’il me tenait seul à seul, il m’écorcherait vif comme un saint Barthélemi. „ — Non, non, il n’en fera rien, reprit don Quichotte. Il suffit que je le lui ordonne pour qu’il me garde respect; et, pourvu qu’il me le jure par la loi de la chevalerie qu’il a reçue, je le laisse aller libre, et je réponds du payement. — Que Votre Grâce, seigneur, prenne garde à ce quelle dit, reprit le jeune garçon; mon maître que voici n est point chevalier, et n’a jamais reçu d’ordre de chevalerie; c’est Juan Haldudo le riche, bourgeois de Quintanar. — Qu’importe ? répondit don Quichotte; il peut y avoir des Haldudo cheva­ liers ; et d ailleurs chacun est fils de ses œuvres. — C’est bien vrai, reprit André; mais de quelles œuvres ce maître-là est-il fils, lui qui me refuse mes gages, le prix de ma sueur et de mon travail ? — Je ne refuse pas, André, mon ami, répondit le laboureur; faites-moi le plaisir de venir avec moi, et je jure par tous les ordres de chevalerie qui existent dans le monde de vous payer, comme je l ai dit, un réal sur 1 autre, et même avec les intérêts. — Des intérêts je vous fais grâce, reprit don Quichotte; payez-le en bons de­ niers comptants, c’est tout ce que j ’exige. Et prenez garde d accomplir ce que vous venez de jurer; sinon, et par le même serment, je jure de revenir vous chercher et vous châtier; je saurai bien vous découvrir, fussiez-vous mieux caché qu’un lézard de muraille. Et si vous voulez savoir qui vous donne cet ordre, pour être plus sérieusement tenu de l’accomplir, sachez que je suis le valeureux don Qui­ chotte de la Manche, le défaiseur de torts et le réparateur d iniquités. Maintenant, que Dieu vous bénisse! mais n oubliez pas ce qui est promis et juré, sous peine de la peine prononcée. » Disant cela, il piqua des deux à Rossinante, et disparut en un instant. Le laboureur le suivit des )eux, et quand il vit que don Quichotte avait tra­ versé le bois et ne paraissait plus, il revint à son valet André : « Or çà, lui dit-il, venez ici, mon fds, je veux vous payer ce que je vous dois, comme ce défaiseur de torts m’en a laissé 1 ordre. — Je le jure bien, reprit André, et Votre Grâce fera sagement d’exécuter l’or­ donnance de ce bon chevalier, auquel Dieu donne mille années de vie pour sa vaillance et sa bonne justice, et qui reviendra , par la vie de saint Rocli, si vous ne me payez, exécuter ce qu’il a dit. — Moi aussi, je le jure, reprit le laboureur; mais, par le grand amour que je vous porte, je veux accroître la dette pour accroître le payement. « Et le prenant par le bras, il revint l’attacher au même chêne, où il lui donna tant de coups, qu’il le laissa pour mort. « Appelez maintenant, seigneur André, disait le laboureur, appelez le défaiseur de torts; vous verrez s’il défait celui-ci; quoique je croie pourtant qu’il n’est pas DON QUICHOTTE. 37 encore complètement fait, car il me prend envie de vous écorelier tout vif, comme vous en aviez peur. » A la fin, il le détacha, et lui donna permission d’aller chercher son juge pour qu’il-exécutât la sentence rendue. André partit tout éploré, jurant qu’il irait cher­ cher le valeureux don Quichotte de la Manche, qu’il lui coûterait de point en point ce qui s’était passé, et (pie son maître le lui paverait au quadruple. Mais avec tout cela , le pauvre garçon s’en alla pleurant , et sou maître resta à rire ; et c’est ainsi que le tort fut redressé par le valeureux don Quichotte. Celui-ci, enchanté de l’aventure, qui lui semblait donner un heureux et magni­ fique début à ses prouesses de chevalerie, cheminait du côté de son village, disant à mi-voix : « Tu peux bien te nommer heureuse par-dessus toutes les femmes qui vivent aujourd'hui dans ce monde, ô par-dessus toutes les belles belle Dulcinée du Toboso, puisque le sort t’a fait la faveur d’avoir pour sujet et pour esclave de tes volontés un chevalier aussi vaillant et aussi renommé que l est et le sera don Quichotte de la Manche, lequel, comme tout le monde le sait, reçut hier l’ordre de chevalerie, et dès aujourd’hui a redressé le plus énorme tort qu’ait inventé 1 injustice et commis la cruauté, en ôtant le fouet de la main à cet impitoyable bourreau qui déchirait avec si peu de raison le corps de ce délicat enfant. » En disant cela, il arrivait à un chemin qui se divisait en quatre, et tout aus­ sitôt lui vint à l’esprit le souvenir des carrefours. où les chevaliers errants se met­ taient à penser quel chemin ils choisiraient. Et, pour les imiter, il resta un moment immobile; puis, après avoir bien réfléchi, il lâcha la bride à Rossinante, remettant sa volonté à celle du bidet, lequel suivit sa première idée, qui était de prendre le chemin de son écurie. Après avoir marché environ deux milles, don Quichotte découvrit une grande troupe de gens , que depuis I on sut être des marchands de Tolède, qui allaient acheter de la soie à Murcie. Ils étaient six, portant leurs para­ sols, avec quatre valets à cheval et trois garçons de mules à pied. A peine don Quichotte les aperçut-il, qu’il s’imagina faire rencontre d’une nouvelle aventure, et, pour imiter autant qu’il lui semblait possible les passes d’armes qu’il avait lues dans ses livres , il crut trouver tout à propos l’occasion d’en faire une à laquelle il songeait. Ainsi, prenant l’air fier et la contenance assurée, il s’affermit bien sur ses étriers, empoigna sa lance, se couvrit la poitrine de son écu, et, campé-au beau milieu du chemin, il attendit l’approche de ces chevaliers errants, puisqu’il les tenait et jugeait pour tels. Dès qu ils furent arrivés à portée de voir et d entendre, don Quichotte éleva la voix, et d’un ton arrogant leur cria : « Que tout le monde s’arrête , si tout le monde ne confesse qu’il n’y a dans le monde entier demoiselle plus belle que l’impératrice de la Manche , la sans pareille Dulcinée du Toboso. « Les marchands s’arrêtèrent, au bruit de ces paroles, pour considérer l’étrange figure de celui qui les disait, et, par la figure et par les paroles, ils reconnurent aisément la folie du pauvre diable. Mais ils voulurent voir plus au long où pouvait 38 DON QUICHOTTE. tendre cette confession qu’il leur demandait, et l’un deux, qui était quelque peu goguenard et savait fort discrètement railler, lui répondit: « Seigneur chevalier, nous ne connaissons pas cette belle dame dont vous parlez ; faites-nous-Ia voir, et, si elle est d’une beauté aussi incomparable que vous nous le signifiez, de bon cœur et sans nulle contrainte nous confesserons la vérité que votre bouche demande. — Si je vous la faisais voir , répliqua don Quichotte , quel beau mérite auriez- vous à confesser une vérité si manifeste? L important, c’est que, sans la voir, vous le croyiez, confessiez, affirmiez, juriez et souteniez les armes à la main. Sinon, en garde et en bataille, gens orgueilleux et démesurés; que vous veniez un à un, comme l’exige l’ordre de chevalerie, ou bien tous ensemble, comme c est l’usage et la vile habitude des gens de votre trempe, je vous attends ici, et je vous défie, confiant dans la raison que j ’ai de mon côté. — Seigneur chevalier, reprit le marchand, je supplié Votre Grâce, au nom de tous tant que nous sommes de princes ici, qu’afin de ne pas charger nos con­ sciences en confessant une chose que nous n’avons jamais vue ni entendue, et qui est en outre si fort au détriment des impératrices et reines de la Castille et de l’Estrémadure , vous vouliez bien nous montrer quelque portrait de cette dame ; ne fût-il pas plus gros qu’un grain d’orge, par l’échantillon nous jugerons de la pièce , et tandis que nous garderons l’esprit en repos, Votre Grâce recevra pleine satisfaction. Et je crois même, tant nous sommes déjà portés en sa faveur, que son portrait nous fit-il voir qu’elle est borgne d’un œil, et que l’autre distille du soufre et du vermillon, malgré cela, pour complaire à Votre Grâce, nous dirions à sa louange tout ce qu’il vous plaira. — Elle ne distille rien, canaille infâme, s’écria don Quichotte enflammé de colère; elle ne distille rien, je le répète, de ce que vous venez de dire, mais bien du musc et de l’ambre; elle n’est ni tordue, ni bossue, mais plus droite qu’un fuseau de Guadarrama. Et vous allez payer le blasphème énorme que vous avez proféré contre une beauté du calibre de celle de ma dame. » En disant cela, il se précipite, la lance baissée, contre celui qui avait porté la parole, avec tant dardeur et de furie, que, si quelque bonne étoile n’eût fait tré­ bucher et tomber Rossinante au milieu de la course, mal en aurait pris à l’auda­ cieux marchand. Rossinante tomba donc , et envoya rouler son maître à dix pas plus loin, lequel s efforçait de se relever, sans en pouvoir venir à bout, tant le chargeaient et l’embarrassaient la lance, l’écu, les éperons, la salade et le poids de sa vieille armure; et, au milieu des incroyables efforts qu’il faisait vainement pour se remettre sur pied , il ne cessait de dire : « Ne fuyez pas, race de poltrons, race d’esclaves; ne fuyez pas. Prenez garde que ce n est point par ma faute, mais par celle de mon cheval, que je suis étendu sur la terre. » Un garçon muletier, de la suite des marchands, qui sans doute n’avait pas 1 humeur fort endurante , ne put entendre proférer au pauvre chevalier tombé tant 'aar a v xn o o siu d x i v a v u aix a'iim a - DON QUICHOTTE. 41 d’arrogances et de bravades, sans avoir envie de lui en donner la réponse sur les côtes. S’approchant de lui, il lui arracha sa lance, en lit trois ou quatre mor­ ceaux, et de l’un d eux se mit à frapper si fort et si dru sur notre don Quichotte, qu’en dépit de ses armes il le moulut comme plâtre. Ses maîtres avaient beau lui crier de ne pas tant frapper, et de le laisser tranquille, le muletier avait pris goût au jeu, et ne voulut quitter la partie qu’après avoir ponté tout le reste de sa colère. Il ramassa les autres éclats de la lance, et acheva de les briser l’un après l ’autre sur le corps du misérable abattu, lequel, tandis que cette grêle de coups lui pleuvait sur les épaules, ne cessait d’ouvrir la bouche pour menacer le ciel et la terre et les voleurs de grand chemin qui le traitaient ainsi. Enfin le muletier se fatigua, et les marchands continuèrent leur chemin , emportant de cpioi conter pendant tout le voyage sur l ’aventure du pauvre fou bétonné. Celui-ci, dès qu’il se vit seid, essaya de nouveau de se relever; mais s il n avait pu en venir à bout lorsqu’il était sain et bien portant, comment aurait-il mieux réussi étant moulu et presque anéanti ? Et pourtant il faisait contre fortune bon cœur, regardant sa disgrâce comme propre et commune aux chevaliers errants, et l’attribuant d’ailleurs tout entière à la faute de son cheval. Mais, quant à se lever, ce n’était pas possible , tant il avait le corps meurtri et disloqué. CHAPITRE Y. OÙ SE CONTINUE LE RÉCIT DE LA DISGRÂCE DE NOTRE CHEVALIER. Voyant donc qu’en effet il ne pouvait remuer, don Quichotte prit le parti de recourir à son remède ordinaire, qui était de songer à quelque passage de ses livres; et sa folie lui remit aussitôt en mémoire 1 aventure de Baudouin et du mar­ quis de Mantoue, lorsque Chariot abandonna le premier, blessé dans la montagne : histoire sue des enfants, connue des jeunes gens, vantée et même crue des vieil­ lards, et véritable avec tout cela, comme les miracles de Mahomet. Celle-là donc lui sembla venir tout exprès pour sa situation; et, donnant les signes de la plus vive douleur, il commença à se rouler par terre, et à dire d’une voix affaiblie, justement ce que disait, disait-on, le chevalier blessé: « O ma dame, où es-tu, que mon mal te touche si peu? ou tu ne le sais pas, ou tu es fausse et déloyale. » De la même manière, il continua de réciter le romance, et quand il fut aux vers qui disent: « O noble marquis de Mantoue, mon oncle et seigneur parle sang, » le hasard fit passer par là un laboureur de son propre village et demeurant tout près de sa maison, lequel venait de conduire une charge de blé au moulin. Voyant cet homme étendu, il s’approcha, et lui demanda qui il était, et quel mal il ressen- O M A D A M E , O U E S -T U , Q U E M O N M A L T E T O U C H E S I P E U ? DON QUICHOTTE. 4 o tait pour se plaindre si tristement. Don Quichotte crut sans doute que c’était son oncle le marquis de Mantoue; aussi ne lui répondit-il pas autre chose que de con­ tinuer son romance, où Baudouin lui rendait compte de sa disgrâce, et des amours du fils de l’empereur avec sa femme, tout cela mot pour mot, comme on le chante dans le romance1. Te laboureur écoutait tout surpris ces sottises, et lui avant ôté la visière, que les coups de bâton avaient mise en pièces, il lui essuva le visage, qui était plein de poussière; et dès qu’il l’eut un peu débarbouillé, il le reconnut. « Eh, bon Dieu ! s’écria-t-il, seigneur Quijada Tel devait être son nom quand il était en bon sens, et qu’il ne s’était pas encore transformé, d hidalgo paisible, en chevalier errant), cjui vous a mis en cet état? » Mais 1 autre continuait son romance à toutes les questions qui lui étaient faites. Le pauvre homme, voyant cela, lui ôta du mieux qu’il put le corselet et l épau- lière, pour voir s il n’avait pas quelque blessure; mais il n aperçut pas trace de sang. Alors il essaya de le lever de terre, et, non sans grande peine, il le hissa sur son âne, qui lui semblait une plus tranquille monture. Ensuite il ramassa les armes jusqu’aux éclats de la lance, et les mit en paquet sur Rossinante. Puis, pre­ nant celui-ci par la bride, et l’âne par le licou, il s’achemina du côté de son vil­ lage, tout préoccupé des mille extravagances que débitait don Quichotte. Et don Quichotte ne l’était pas moins, lui qui, brisé et moulu, ne pouvait se tenir sur la bourrique, et poussait de temps en temps des soupirs jusqu’au ciel. Si bien que le laboureur se vit obligé de lui demander encore quel mal il éprouvait. Mais le diable, à ce qu’il parait, lui rappelait à la mémoire toutes les histoires accommo­ dées à la sienne; car, en cet instant, oubliant tout à coup Baudouin, il se souvint du More Aben-Darraez, quand le gouverneur d’Antéquéra, Rodrigo de Narvaez, le fit prisonnier et l’emmena dans son château fort. De sorte que, le laboureur lui ayant redemandé comment il se trouvait et ce qu’il avait, il lui répondit les mêmes paroles et les memes propos que 1 Abencerrage captif à Rodrigo de Narvaez, tout comme il en avait lu I histoire dans la Diane de Montemavor, se rappliquant si bien à propos, que le laboureur se donnait au diable d entendre un tel fatras d extravagances. Par là il reconnut que son voisin était décidément fou; et il avait hâte d’arriver au village pour se délivrer du dépit que lui donnait don Quichotte avec son interminable harangue. Mais celui-ci ne l ent pas achevée, qu’il ajouta : « Il faut que vous sachiez, don Rodrigo de Narvaez, cpie cette Xarifa, dont je viens de parler, est maintenant la charmante Dulcinée du Toboso, pour qui j'ai* lait, je fais et je ferai les plus fameux exploits de chevalerie qu’on ait vus, qu’on voie et qu’on verra dans le monde. — Ah! pécheur que je suis! répondit le paysan; mais voyez donc, seigneur, que je ne suis ni Rodrigo de Narvaez, ni le marquis de Mantoue, mais bien Pierre Alonzo, votre voisin; et (pie Votre Grâce n’est pas davantage Baudouin, ni Aben- Darraez, mais bien 1 honnête hidalgo seigneur Quijada. — Je sais qui je suis, reprit don Quichotte, et je sais qui je puis être, non- seulement ceux que j ’ai dits, mais encore les douze pairs de France, et les neuf chevaliers de la Renommée2, puisque les exploits qu’ils ont faits, tous ensemble et chacun en particulier, n’approcheront jamais des miens. » Ce dialogue et d autres semblables les menèrent jusqu au pays, où ils arrivè­ rent à la chute du jour. Mais le laboureur attendit (pie la nuit lut close, pour qu’on ne vit pas le disloqué gentilhomme si mal monté. L’heure venue, il entra au village et gagna la maison de don Quichotte, qu il trouva pleine de trouble et de confusion. Le curé et le barbier du lieu, tous deux grands amis de don Quichotte, s’y étaient réunis, et la gouvernante leur disait, en se lamentant : « Que vous en semble, seigneur licencié Pero Perez (ainsi s appelait le curé), et que pensez-vous de la disgrâce de mon seigneur? A oila six jours qu il ne paraît plus, ni lui, ni le bidet, ni la rondache, ni la lance, ni les armes. Ah! malheu­ reuse que je suis ! je gagerais ma tète, et c’est aussi vrai que je suis née pour mourir, que ces maudits livres de chevalerie, qu’il a ramassés et qu’il lit du matin au soir, lui ont tourné l’esprit. Je me souviens maintenant de lui avoir entendu dire bien des fois, se parlant à lui-même, qu’il voulait se faire chevalier errant, et s’en aller par le monde chercher les aventures. Que Satan et Barabbas emportent tous ces livres, qui ont ainsi gâté le plus délicat entendement qui fut dans toute la Manche ! » La nièce, de son côté, disait la même chose, et plus encore : « Sachez, seigneur maître Nicolas, car c’était le nom du barbier, qu’il est souvent arrivé à mon seigneur oncle de passer à lire dans ces abominables livres de malheur deux jours avec leurs nuits, au bout desquels il jetait le livre tout à coup, empoignait son épée, et se mettait à escrimer contre les murailles. Et quand il était rendu de fatigue, il disait qu il avait tué quatre géants grands comme quatre tours, et la sueur qui lui coulait de lassitude, il disait que c’était le sang des blessures qu’il avait reçues dans la bataille. Puis ensuite il buvait un grand pot d’eau froide, et il se trouvait guéri et reposé, disant que cette eau était un précieux breuvage que lui avait apporté le sage Esquife 3, un grand enchanteur, son ami. Mais c’est à moi qu’en est toute la faute; à moi, qui ne vous ai pas avisés des extravagances de mon seigneur oncle, pour que vous y portiez remède avant que le mal arrivât jusqu’où il est arrivé, pour que vous brûliez tous ces excommuniés de livres, et il en a beaucoup, qui méritent bien d’être grillés comme autant d hérétiques. — Ma foi, j ’en dis autant, reprit le curé, et le jour de demain ne se passera pas sans qu’on en fasse un auto-da-fé et qu’ils soient condamnés au feu, pour qu'ils ne donnent plus envie à ceux qui les liraient de faire ce qu’a fait mon pauvre ami. » Tous ces propos, don Quichotte et le laboureur les entendaient hors de la porte, si bien que celui-ci acheva de connaître la maladie de son voisin. Et il se mit à crier à tue-tête : « Ouvrez, s il c ous plaît, au seigneur Baudouin, et au seigneur marquis de 46 DON QUICHOTTE. I L S 'A C H E M I N A D U C O T É D E S O N V I L L A G E . DON QUICHOTTE. 49 Mantoue, qui vient grièvement blessé, et au seigneur More Aben-Darraez, qu’amène prisonnier le valeureux Rodrigo de Narvaez, gouverneur d Antéquéra. » Us sortirent tous à ces cris, et, reconnaissant aussitôt, les uns leur ami, les autres leur oncle et leur maître, qui n’était pas encore descendu de l’âne, faute de le pouvoir, ils coururent à 1 envi l’embrasser. Mais il leur dit : « Arrêtez-vous tous. Je viens grièvement blessé par la faute de mon cheval ; qu’on me porte à mon lit, et qu’on appelle, si c’est possible, la sage Urgande, pour qu’elle vienne panser mes blessures. — Hein! s’écria aussitôt la gouvernante, qu’est-ce que j ’ai dit? est-ce que le cœur ne me disait pas bien de quel pied boitait mon maître? Allons, montez, sei­ gneur, et soyez le bienvenu, et, sans qu’on appelle cette Urgande, nous saurons bien vous panser. Maudits soient-ils, dis-je une autre et cent autres fois, ces livres de chevalerie cpii ont mis Sa Grâce en si bel état ! » On porta bien vite don Quichotte dans son lit ; mais quand on examina ses blessures, on n’en trouva aucune. Il leur dit alors : « Je n’ai que les contusions d’une chute, parce que Rossinante, mon cheval, s ’est abattu sous moi tandis que je combattais contre dix gé ants, les plus démesurés et les plus formidables qui se puissent rencontrer sur la moitié de la terre. — Bah! bah! dit le curé, voici des géants en danse! Par le saint dont je porte le nom, la nuit ne viendra pas demain que je ne les aie brûlés. « Us firent ensuite mille questions â don Quichotte ; mais celui-ci ne voulut rien répondre, sinon qu’on lui donnât à manger, et qu’on le laissât dormir, deux choses dont il avait le plus besoin. On lui obéit. Le curé s’informa tout au long, près du paysan, de quelle manière il avait rencontré don Quichotte. L ’autre raconta toute 1 histoire, sans omettre les extravagances qu’en le trouvant et en le ramenant il lui avait entendu dire. C’était donner au licencié plus de désir encore de faire ce qu’en effet il fit le lendemain, â savoir : d’aller appeler son ami le barbier maître Nicolas, et de s’en venir avec lui â la maison de don Quichotte__ i — 7 CHAPITRE IV. "V. DE LA GRANDE ET GRACIEUSE ENQUÊTE QUE FIR ENT LE CURÉ ET LE BARBIER DANS LA BIBLIOTHÈQUE DE NOTRE INGÉNIEUX HIDALGO. __ Lequel dormait encore. Le curé demanda à la nièce les clefs de la cham­ bre où se trouvaient les livres auteurs du dommage, et de bon cœur elle les lui donna. Ils entrèrent tous, la gouvernante à leur suite, et ils trouvèrent plus de cent gros volumes fort bien reliés et quantité d’autres petits. Dès que la gouvernante les aperçut, elle sortit de la chambre en grande hâte, et revint bientôt, apportant une écuelle d’eau bénite avec un goupillon. « Tenez, seigneur licencié, dit-elle, arrosez cette chambre, de peur qu’il n’y ait ici quelque enchanteur, de ceux dont ces livres sont pleins, et qu’il ne nous enchante en punition de la peine que nous voulons leur infliger en les chassant de ce monde. « Le curé se mit à rire de la simplicité de la gouvernante, et dit au barbier de lui présenter ces livres un à un pour voir de quoi ils traitaient, parce qu’il pou­ vait s’en rencontrer quelques-uns, dans le nombre, qui ne méritassent pas le sup­ plice du feu. « Non, non, s’écria la nièce, il n en faut épargner aucun, car tous ont fait le mal. Il vaut mieux les jeter par la fenêtre dans la cour, en faire une pile, et y DON QUICHOTTE. 51 mettre le feu, ou bien les emporter dans la basse-cour, et là nous ferons le bû­ cher, pour que la fumée n’incommode point. » La gouvernante fut du même avis, tant elles désiraient toutes deux la mort de ces pauvres innocents. Mais le curé 11e voulut pas y consentir sans en avoir au moins lu les titres : et le premier ouvrage que maître Nicolas lui remit dans les mains fut les quatre volumes d Am adis de Gaule. « Il semble, dit le curé, qu’il y ait là-dessous quelque mystère; car, selon ce que j ’ai ouï dire, c’est là le premier livre de chevalerie qu’on ait imprimé en Espagne; tous les autres ont pris de celui-là naissance et origine. Il me semble donc que, comme fondateur d’une si détestable secte, nous devons sans rémission le condamner au feu. — Non pas, seigneur, répondit le barbier; car j ’ai ouï dire aussi que c’est le meilleur de tous les livres de cette espèce qu’on ait composés, et, comme unique en son genre, il mérite qu’on lui pardonne. — C’est également vrai, dit le curé ; pour cette raison, nous lui faisons, quant à présent, grâce de la vie1. Voyons cet autre qui est à coté de lui. — Ce sont, répondit le barbier, les Prouesses d 'E sp lan dian , fils légitime d'Am adis de G aule'. — Pardieu ! dit le curé, il ne faut pas tenir compte au fils des mérites du père. Tenez, dame gouvernante, ouvrez la fenêtre, et jetez-le à la cour : c’est lui qui commencera la pile du feu de joie que nous allons allumer. » La gouvernante ne se lit pas prier, et le brave Esplandian s’en alla, en volant, dans la cour, attendre avec résignation le feu qui le menaçait. « A un autre, dit le curé. — Celui qui vient après, dit le barbier, c’est Amadis de Grèce, et tous ceux du même coté sont, à ce que je crois bien, du même lignage des Amadis3. — Eli bien! dit le curé, qu’ils aillent tous à la basse-cour; car, plutôt que de ne pas brûler la reine Pintiquinestra et le berger Darinel, et ses églogues, et * les propos alambiqués de leur auteur, je brûlerais avec eux le père qui m’a mis au monde, s’il apparaissait sous la figure de chevalier errant. — C’est bien mon avis, dit le barbier. — Et le mien aussi, reprit la nièce. — Ainsi donc, dit la gouvernante, passez-les, et qu’ils aillent à la basse-cour. « On lui donna le paquet, car ils étaient nombreux, et, pour épargner la des­ cente de l’escalier, elle les envoya par la fenêtre du haut en bas. « Quel est ce gros volume ? demanda le curé. — C’est, répondit le barbier, Don O lisante de Laura. — L’auteur de ce livre, reprit le curé, est le même qui a composé le Jardin des fleurs ; et, en vérité, je 11e saurais guère décider lequel des deux livres est le plus véridique, ou plutôt le moins menteur. Mais ce que je sais dire, c ’est que celui-ci ira à la basse-cour comme un extravagant et un présomptueux *. — Le suivant, dit le barbier, est Florismars d ’Hircanie 52 — Ali ! ah ! répliqua ma foi, qu’il se dépêche sance6 et de ses aventures méritent pas une autre fin gouvernante.O le curé, le seigneur Florismars se trouve ici P Par de suivre les autres, en dépit de son étrange nais- rêvées ; car la sécheresse et la dureté de son style ne : à la basse-cour celui-là et cet autre encore, dame DON QUICHOTTE. — Très-volontiers, seigneur, » répondit-elle. Et déjà elle se mettait gaiement en devoir d’exécuter cet ordre. « Celui-ci est le Chevalier Platir 7, dit le barbier. — Cest un vieux livre, reprit le curé, mais je n’y trouve rien qui mérite grâce. Qu’il accompagne donc les autres sans réplique. « Ainsi fut fait. On ouvrit un autre livre, et I on vit qu’il avait pour titre le Chevalier de la Croix8. « Un nom aussi saint que ce livre le porte, dit le curé, mériterait qu’on lit grâce à son ignorance. Mais il ne faut pas oublier le proverbe : derrière la croix se lient le diable. Qu’il aille au feu ! » Prenant un autre livre : « Voici, dit le barbier, le Miroir de Chevalerie9. — Ah ! je connais déjà Sa Seigneurie, dit le curé. On y rencontre le sei­ gneur Renaud de Montauban, avec ses amis et compagnons, tous plus voleurs que Cacus, et les douze pairs de France, et leur véridique historien Turpïn. Je suis, par ma foi, d’avis de ne les condamner qu’à un bannissement perpétuel, et cela parce qu’ils ont eu quelque part dans l’invention du fameux Mateo Boyardo, d’où a tissé sa toile le poète chrétien Ludovic Arioste10. Quant à ce dernier, si je le rencontre ici, et qu’il parle une autre langue que la sienne, je ne lui porterai nul respect; mais s’il parle en sa langue, je l’élèverai, par vénération, au-dessus de ma tête. — Moi, je l’ai en italien, dit le barbier, mais je ne l’entends pas. — Il ne serait pas bon non plus que vous l’entendissiez, répondit le curé; et mieux aurait valu que ne l’entendit pas davantage un certain capitaine11, (pii 11e nous l’aurait pas apporté en Espagne pour le faire castillan, car il lui a bien enlevé de son prix. C’est, au reste, ce que feront tous ceux (pii voudront faire passer les ouvrages en vers dans une autre langue ; quelque soin qu’ils met­ tent, et quelque habileté qu’ils déploient, jamais ils ne les conduiront au point de leur première naissance. Mon avis est que ce livre et tous ceux qu’on trouvera parlant de ces affaires de France soient descendus et déposés dans un puits sec, jusqu’à ce qu’on décide, avec plus de réflexion, ce qu’il faut faire d’eux. J ’excepte, toutefois, un certain Bernard del C a r p i o qui doit se trouver par ici, et un autre encore appelé Roncevauxv\ lesquels, s'ils tombent dans mes mains, passe­ ront aussitôt dans celles de la gouvernante, et de là, sans aucune rémission, dans celles du feu. » De tout cela, le barbier demeura d’accord, et trouva la sentence parfaite- DON QUICHOTTE. 53 ment juste, tenant son curé pour si bon chrétien et si amant de la vérité, qu’il n’aurait pas dit autre chose quelle pour toutes les richesses du monde. En ou­ vrant un autre volume, il vit que c’était Palmenn d Olive, et, près de celui-là , s’en trouvait un autre qui s’appelait Palmenn d'Angleterre, A cette vue, le licencié s’écria : « Cette olive, qu’on la hroie et qu’on la brûle, et qu’il n’en reste pas même de cendres; mais cette palme d’Angleterre, qu’on la conserve comme chose uni­ que, et qu’on fasse pour elle une cassette aussi précieuse que celle qu Alexandre trouva dans les dépouilles de Darius, et qu’il destina à renfermer les œuvres du poète Homère. Ce livre-ci, seigneur compère, est considérable à deux titres : d’abord, parce qu’il est très-bon en lui-même; ensuite, parce qu’il passe pour être l ouvrage d’un spirituel et savant roi de Portugal. Toutes les aventures du château de Miraguarda sont excellentes et d’un heureux enlacement; les propos sont clairs, sensés, de bon goût, et toujours appropriés au caractère de celui qui en parle, avec beaucoup de justesse et d intelligenceu. Je dis donc, sauf votre meilleur avis, seigneur maître Nicolas, que ce livre et XAmadis de Gaule soient exemptés du feu, mais que tous les autres, sans plus de demandes et de réponses, périssent à l’instant. — Non, non, seigneur compère, répliqua le barbier, car celui que je tiens est le fameux Don Belianis. — Quant à celui-là, reprit le curé, ses deuxième, troisième et quatrième par­ ties auraient besoin d’un peu de rhubarbe pour purger leur trop grande hile; il faudrait en ôter aussi toute cette histoire du château de la Renommée, et quel­ ques autres impertinences de même étoffe10. Pour cela, on peut lui donner le délai d’outre-mer16, et, s’il se corrige ou non, l’on usera envers lui de miséricorde ou de justice. En attendant, gardez-les chez vous, compère, et ne les laissez lire à personne. — J y consens, » répondit le barbier. Et, sans se fatiguer davantage à feuilleter des livres de chevalerie, le curé dit à la gouvernante de prendre tous les grands volumes et de les jeter à la basse-cour. Il ne parlait ni à sot ni à sourd, mais bien à quelqu’un qui avait plus envie de les brûler que de donner une pièce de toile à faire au tisserand, quelque grande et fine qu’elle pût être. Elle en prit donc sept ou huit d’une seule brassée, et les lança par la fenêtre; mais voulant trop en prendre à la fois, un d’eux était tombé aux pieds du barbier, qui le ramassa par envie de savoir ce que c’était, et lui trouva pour titre : Histoire du fameux chevalier Tirant le Blanc. « Bénédiction! dit le curé en jetant un grand cri; vous avez là Tirant le B lan c! Donnez-le vite, compère, car je réponds bien d’avoir trouvé en lui un trésor d’allégresse et une mine de divertissements. C’est là que se rencontrent don Kyrie-Eleison de Montalban, un valeureux chevalier, et son frère Thomas de Montalban, et le chevalier de Fonséca, et la bataille que livra au dogue le va- 54 DON QUICHOTTE. leureux Tirant, et les finesses de la demoiselle Plaisir-de-ma-vie, avec les amours et les ruses de la veuve Reposée17, et Madame l'impératrice amoureuse d Hippolyte, son écuyer. Je vous le dis en vérité, seigneur compère, pour le style, ce livre est le meilleur du monde. Les chevaliers y mangent, y dorment, y meurent dans leurs lits, y font leurs testaments avant de mourir, et 1 on y conte mille autres choses qui manquent à tous les livres de la même espèce. Et pourtant je vous assure que celui qui Ta composé méritait, pour avoir dit tant de sottises sans y être forcé, qu’on l’envoyât ramer aux galères tout le reste de ses jours18. Emportez le livre chez vous, et lisez-le, et vous verrez si tout ce que j ’en dis n est pas vrai. — Vous serez obéi, répondit le barbier; mais que ferons-nous de tous ces petits volumes qui restent? — Ceux-là, dit le curé, ne doivent pas être des livres de chevalerie, mais de poésie. « Il en ouvrit un, et vit que c’était la Diane de Jorge de Montemayor19. Croyant qu’ils étaient tous de la même espèce : « Ceux-ci, dit-il, ne méritent pas d’être brûlés avec les autres; car ils ne font ni ne feront jamais le mal qu’ont fait ceux de chevalerie. Ce sont des livres d in­ nocente récréation, sans danger pour le prochain. — Ah ! bon Dieu ! monsieur le curé, s’écria la nièce, vous pouvez bien les envoyer rôtir avec le reste : car si mon oncle guérit de la maladie de chevalerie errante, en lisant ceux-là il n’aurait qu’à s’imaginer de se faire berger, et de s ’en aller par les prés et les bois, chantant et jouant de la musette ; ou bien de se faire poète, ce qui serait pis encore, car c’est, à ce qu’on dit, une maladie incu­ rable et contagieuse. — Cette jeune fille a raison, dit le curé, et nous ferons bien d oter à notre ami, si facile à broncher, cette occasion de rechute. Puisque nous commençons par la Diane de Montemayor, je suis d’avis qu’on ne la brûle point, mais qu’on en ôte tout ce qui traite de la sage Félicie et de l’Onde enchantée, et presque tous les grands vers. Qu’elle reste, j ’y, consens de bon cœur, avec sa prose et 1 honneur d’être le premier de ces sortes de livres. — Celui qui vient après, dit le barbier, est la Diane appelée la seconde du Salmantin; puis un autre portant le même titre, mais dont l’auteur est Gil Polo. — Pour celle du Salmantin20, répondit le curé, quelle aille augmenter le nombre des condamnés de la basse-cour; et qu’on garde celle de Gil Polo21 comme si elle était d Apollon lui-même. Mais passons outre, seigneur compère, et dépê­ chons-nous, car il se fait tard. — Celui-ci, dit le barbier, qui en ouvrait un autre, renferme les D ix livres de Fortune d'amour, composés par Antonio de Lofraso, poète de Sardaigne22. — Par les ordres que j ai reçus, s’écria le curé, depuis qu Apollon est Apol­ lon, les muses des muses et les poètes des poètes, jamais on n’a composé livre si DON QUICHOTTE. 55 gracieux et si extravagant. Dans son espèce, c’est le meilleur et I unique de tous ceux qui ont paru à la clarté du jour, et qui ne 1 a pas lu peut se vanter de n’avoir jamais rien lu d’amusant. Amenez ici, compère, car je lais plus de cas de lavoir trouvé que d’avoir reçu en cadeau une soutane de taffetas de Florence. » Et il le mit à part avec une grande joie. « Ceux qui suivent, continua le barbier, sont le Pasteur cVIbérie2i, les Nymphes de H énarès24, et les Remèdes a la jalousie 2o. — Il n’y a rien de mieux à faire, dit le curé, que de les livrer au bras sé­ culier de la gouvernante, et qu’on ne me demande pas le pourquoi, car je n’au­ rais jamais fini. — Voici maintenant le Bercer de P h ilida1''. — Ce n’est pas un berger, dit le curé, mais bien un sage et ingénieux cour­ tisan. Qu’on le garde comme une relique. — Ce grand-là qui vient ensuite, dit le barbier, s’intitule Trésor de poésies variées2' . — Si elles étaient moins nombreuses, reprit le curé, elles n’en vaudraient que mieux. Il faut que ce livre soit sarclé, écliardonné et débarrassé de quelques bas­ sesses qui nuisent à ses grandeurs. Qu’on le garde pourtant, parce que son au­ teur est mon ami, et par respect pour ses autres œuvres, plus relevées et plus héroïques. — Celui-ci, continua le barbier, est le Chansonnier de Lopez Maldonado V — L’auteur de ce livre, répondit le curé, est encore un de mes bons amis. Dans sa bouche, ses vers ravissent ceux qui les entendent, et telle est la suavité de sa voix, que, lorsqu il les chante, il enchante. Il est un peu long dans les églogues ; mais ce qui est bon n’est jamais de trop. Qu’on le mette avec les réser­ vés. Mais quel est le livre qui est tout près? — C’est la Galatée de Miguel de Cervantès, répondit le barbier. — Il y a bien des années, reprit le curé, que ce Cervantès est un de mes amis, et je sais qu’il est plus versé dans la connaissance des infortunes que dans celle de la poésie. Son livre ne manque pas d heureuse invention ; mais il propose et ne conclut rien. Attendons la seconde partie qu’il promet ' ; peut-être qu’en se corrigeant il obtiendra tout à fait la miséricorde qu’on lui refuse aujourd’hui. En attendant, seigneur compère, gardez-le reclus en votre logis. — Très-volontiers, répondit maître Nicolas. En voici trois autres qui viennent ensemble. Ce sont XAraucana de don Alonzo de Ercilla, 1 Austriada de Juan Rufo, juré de Cordoue, et le Monserrate de Cristoval de A iruès, poète valencien. — Tous les trois, dit le curé, sont les meilleurs ([lion ait écrits en vers héroïques dans la langue espagnole, et ils peuvent le disputer aux plus fameux d Italie. Qu’on les garde comme les plus précieux bijoux de poésie que possède l’Espagne30. » Enfin le curé se lassa de manier tant de livres et voulut que, sans plus d in* terrogatoire, on jetât tout le reste au feu. Mais le barbier en tenait déjà un ou­ vert qui s’appelait les Larmes d'Angelique31. « Ab! je verserais les miennes, dit le curé, si j ’avais fait brûler un tel livre, car son auteur fut un des fameux poètes, non-seulement de l Espagne, mais du monde entier, et il a merveilleusement réussi dans la traduction de quelques fables d’Ovide. « 56 DON QUICHOTTE. CHAPITRE VII. DE LA SECONDE S O R T IE DE NOTRE BON C HE VAL IE R DON QUICHOTTE DE LA MANCHE. On en était là, quand don Quichotte se mit à jeter de grands cris. « Ici, disait-il, ici, valeureux chevaliers, c’est ici qu’il faut montrer la force de vos bras invincibles, car les gens de la cour emportent tout l’avantage du tournoi. » Pour accourir à ce tapage, on laissa là 1 inventaire des livres qui restaient. Aussi croit-on que, sans être entendus ni confrontés, la Carole a 1 et Léon d’E spagne1 s’en allèrent au feu avec les Gestes de l'empereur, composés par don Luis de Avila *, car sans doute ils se trouvaient dans la bibliothèque, et peut-être, si le curé les eût vus, n’auraient-ils point subi ce rigoureux arrêt. Quand ils arrivèrent auprès de don Quichotte, il avait quitté son lit, et con­ tinuait à la fois ses cris et ses extravagances, frappant de tous côtés, d’estoc et de taille, mais aussi éveillé que s il n’eût jamais dormi. On le prit à bras-le-corps, i — s et par force on le recoucha. Quand il se fut un peu calmé, il se tourna vers le curé pour lui adresser la parole, et lui dit : « En vérité, seigneur archevêque Turpin, c’est une grande honte que ceux de nous qui nous appelons les douze Pairs, nous laissions si bonnement remporter, la victoire de ce tournoi aux chevaliers de la cour, après que nous autres, les cheva­ liers errants, en avons enlevé les prix ces trois jours passés4. * — Faites silence, seigneur compère, répondit le curé; s il plait à Dieu, la chance tournera, et ce qu’on perd aujourd’hui se peut gagner demain; ne vous occupez, pour le moment, que de votre santé, car il me semble que vous devez être harassé et peut-être blessé grièvement. — Blessé, non, reprit don Quichotte ; mais moulu et rompu, cela ne fait pas doute : car ce bâtard de Roland m a roué de coups avec le tronc d un chêne, et tout cela de pure jalousie, parce qu il voit que je suis le seul pour tenir tête à ses fanfaronnades. Mais je ne m’appellerais pas Renaud de Montauban, s’il ne me le pavait, quand je sortirai de ce lit, en dépit de tous les enchantements qui le protègent. Quant à présent, qu’on me donne à manger; car c est ce qui peut me venir de plus à propos, et qu’on laisse à ma charge le soin de ma vengeance. » On s’empressa d obéir et de lui apporter à manger; après quoi ils restèrent, lui, encore une fois endormi, et les autres émerveillés de sa folie. Cette même nuit, la gouvernante brûla et calcina autant de livres qu’il s’en trouvait dans la basse-cour et dans toute la maison, et tels d’entre eux souffrirent la peine du feu, qui méritaient d’être conservés dans d éternelles archives. Mais leur mauvais sort et la paresse de l’examinateur 11e permirent point qu ils en échap­ passent, et ainsi s’accomplit pour eux le proverbe, que souvent le juste pave pour le pécheur. I 11 des remèdes qu imaginèrent pour le moment le curé et le barbier contre la maladie de leur ami, ce fut qu’on murât la porte du cabinet des livres, afin qu il 11e les trouvât plus quand il se lèverait espérant qu’en ôtant la cause, l’effet cesserait aussi , et qu’on lui dit qu’un enchanteur les avait emportés, le cabinet et tout ce qu il y avait dedans ; ce qui fut exécuté avec beaucoup de diligence. Deux jours après, don Quichotte se leva, et la première chose qu’il ht fut d’aller voir ses livres. Mais ne trouvant plus le cabinet où il l’avait laissé, il s’en allait le cherchant à droite et à gauche, revenait sans cesse ou il avait coutume de ren­ contrer la porte, en tatait la place avec les mains, et, sans mot dire, tournait et retournait les yeux de tous côtés. Enfin, au bout d’un long espace de temps, il demanda à la gouvernante ou se trouvait le cabinet des livres. La gouvernante, qui était bien stylée sur ce qu elle devait répondre, lui dit : « Quel cabinet ou quel rien du tout cherche Votre Grâce? 11 11’y a plus de ca­ binet ni de livres dans cette maison, car le diable lui-même a tout emporté. — Ce n était pas le diable, reprit la nièce, mais bien un enchanteur qui est venu sur une nuée,' la nuit après que Votre Grâce est partie d’ici, et, mettant pied à terre d’un serpent sur lequel il était à cheval, il entra dans le cabinet, et je 11e 58 DON QUICHOTTE. F I N A L E M E N T , I L L U I C O N T A , L U I P E R S U A D A E T L U I P R O M I T T A N T D E C H O S E S , Q U E L E P A U V R E H O M M E S E D É C I D A A P A R T I R A V E C L U I . DON QUICHOTTE. 61 sais ce qu’il y fit, mais au bout d’un instant il sortit en s’envolant par la toiture, et laissa la maison toute pleine de fumée ; et quand nous voulûmes voir ce qu’il laissait de fait, nous ne vîmes plus ni livres, ni chambre. Seulement nous nous souvenons bien, la gouvernante et moi, qu’au moment de s’envoler, ce méchant vieillard nous cria d’en haut (pie c’était par une secrète inimitié qu’il portait au maître des livres et du cabinet qu’il faisait dans cette maison le dégât qu’on ver­ rait ensuite. Il ajouta aussi qu’il s’appelait le sage Mugnaton. — Freston, il a dû dire5, reprit don Quichotte. — Je ne sais, répliqua la gouvernante, s’il s’appelait Freston ou Friton, mais, en tout cas, c’est en ton que finit son nom. — En effet, continua don Quichotte, c’est un savant enchanteur, mon ennemi mortel, qui m’en veut parce qu’il sait, au moyen de son art et de son grimoire, que je dois, dans la suite des temps, me rencontrer en combat singulier avec un chevalier qu’il favorise, et que je dois aussi le vaincre, sans que sa science puisse en empêcher : c’est pour cela qu’il s’efforce de me causer tous les déplaisirs qu’il peut ; mais je 1 informe, moi, qu’il ne pourra ni contredire ni éviter ce qu’a ordonné le ciel. — Qui peut en douter? dit la nièce. Mais, mon seigneur oncle, pourquoi vous mêlez-vous à toutes ces querelles ? Ne vaudrait-il pas mieux rester pacifique­ ment dans sa maison que d'aller par le monde chercher du meilleur pain que celui de froment, sans considérer que bien des gens vont quérir de la laine qui reviennent tondus? — O ma nièce ! répondit don Quichotte, que vous êtes peu au courant des choses! avant qu’on me tonde, moi, j ’aurai rasé et arraché la barbe à tous ceux qui s’imagineraient me toucher à la pointe d’un seul cheveu. » Toutes deux se turent, ne voulant pas répliquer davantage, car elles virent que la colère lui montait à la tête. Le fait est qu’il resta quinze jours dans sa maison, très-calme et sans donner le moindre indice qu’il voulût recommencer ses premières escapades; pendant lequel temps il eut de fort gracieux entretiens avec ses deux compères, le curé et le barbier, sur ce qu’il prétendait que la chose dont le monde avait le plus besoin c’était de chevaliers errants, et qu’il fallait y ressusciter la chevalerie errante. Quelquefois le curé le contredisait, quelquefois lui cédait aussi ; car, à moins d’employer cet artifice, il eût été impossible d’en avoir raison. Dans ce temps-là, don Quichotte sollicita secrètement un paysan, son voisin, homme de bien (si toutefois on peut donner ce titre à celui qui est pauvre), mais, comme on dit, de peu de plomb dans la cervelle. Finalement il lui conta, lui per­ suada et lui promit tant de choses, que le pauvre homme se décida à partir avec lui, et à lui servir d’écuyer. Entre autres choses, don Quichotte lui disait qu’il se disposât à le suivre de bonne volonté, parce qu’il pourrait lui arriver telle aven­ ture qu’en un tour de main il gagnât quelque île, dont il le ferait gouverneur sa vie durant. Séduit par ces promesses et d’autres semblables, Sanclio Panza (c’était DON QUICHOTTE.Cr2 le nom du paysan) planta là sa femme et ses enfants, et s’enrôla pour écuyer de son voisin. Don Quichotte se mit aussitôt en mesure de chercher de l'argent, et, ven­ dant une chose, engageant l’autre, et gaspillant toutes ses affaires, il ramassa une raisonnable somme. Il se pourvut aussi d’une rondache de fer qu’il emprunta d’un de ses amis, et raccommoda du mieux qu’il put sa mauvaise salade brisée; puis il avisa son écuyer Sancho du jour et de l’heure où il pensait se mettre en route, pour que celui-ci se munit également de ce qu’il jugerait le plus nécessaire. Surtout, il lui recommanda d emporter un bissac. L ’autre promit qu’il n’y manquerait pas, et ajouta qu’il pensait aussi emmener un très-bon âne qu’il avait, parce qu’il ne.se sentait pas fort habile sur l’exercice, de la marche à pied. A ce propos de l’âne, don Quichotte réfléchit un peu, cherchant à se rappeler si, par hasard, quelque chevalier errant s’était fait suivre d’un écuyer monté comme au moulin. Mais ja­ mais sa mémoire ne put lui en fournir un seul. Cependant il consentit à lui laisser emmener la bête, se proposant de l’accommoder d’une plus honorable monture dès qu une occasion se présenterait, c’est-à-dire en enlevant le cheval au premier chevalier discourtois qui se trouverait sur son chemin. Il se pourvut aussi de chemises, et des autres choses qu’il put se procurer, suivant le conseil que lui avait donné l’hôtelier, son parrain. Tout cela fait et accompli, et, ne prenant congé, ni Panza de sa femme et de ses enfants, ni don Quichotte de sa gouvernante et de sa nièce, un beau soir ils sortirent du pays sans être vus de personne, et ils cheminèrent si bien toute la nuit, qu’au point du jour ils se tinrent pour certains de n’être plus attrapés quand même on se mettrait à leurs trousses. Sancho Panza s’en allait sur son âne, comme un patriarche, avec son bissac, son outre, et, de plus, une grande envie de se voir déjà gouverneur de file que son maître lui avait promise. Don Quichotte prit juste­ ment la même direction et le même chemin qu’à sa première sortie, c’est-à-dire à travers la plaine de Montiel, où il cheminait avec moins d’incommodité que la fois passée, car il était fort grand matin, et les rayons du soleil, ne frappant (pie de biais, ne le gênaient point encore. Sancho Panza dit alors à son maître : « Que \ otre Grâce fasse bien attention, seigneur chevalier errant, de ne point oublier ce que vous m’avez promis au sujet d’une île, car, si grande quelle soit, je saurai bien la gouverner. » . A quoi répondit don Quichotte : " 11 faut que tu sac Iiçs, ami Sancho Panza, que ce fut un usag’c très-suivi par les anciens chevaliers errants de faire leurs écuyers gouverneurs des îles ou royaumes qu’ils gagnaient, et je suis bien décidé à ce qu’une si louable coutumè n< s* p< i (h point par ma faute. Je pense au contraire y surpasser tous les autres i car maintes fois, et même le plus souvent, ces chevaliers attendaient que leurs écuyers fussent vieux; c’est quand ceux-ci étaient rassasiés de servir et las de passer de mauvais jours et de plus mauvaises nuits, qu’on leur donnait quelque titre de comte ou pour le moins de marquis6, avec quelque vallée ou quelque province à 1 avenant, mais si nous \i\ons, toi et moi, il peut bien se faire qu’avant six jours I L É T A IT F O U T G B A N D M A T IN ET I .E S R A Y O N S L U S O I .E IL N E L E S G Ê N A IE N T TVA S. E N C O R E . DON QUICHOTTE. 65 je gagne un royaume fait de telle sorte qu’il en dépende quelques autres, ce qui viendrait tout à point pour te couronner roi d un de ceux-ci. Et que cela ne t’étonne pas, car 11 arrive à ces chevaliers des aventures si étranges, d une façon si peu vue et si peu prévue, que je pourrais facilement te donner encore plus (pu* je ne te promets. — A ce train-là, répondit Sancho Panza, si, par un de ces miracles que ra­ conte Votre Grâce, j allais devenir roi, Juana Gutierrez, ma ménagère, ne devien­ drait rien moins que reine, et mes enfants infants. — Qui en doute? répondit don Quichotte. — Moi, j en doute, répliqua Sancho; car j imagine que, quand même Dieu ferait pleuvoir des royaumes sur la terre, aucun ne s ajusterait bien à la tète de Mari-Gutierrez. Sachez, seigneur, quelle ne vaut pas deux deniers pour être reine. Comtesse lui irait mieux; encore serait-ce avec laide de Dieu. — Eh bien! laisses-en le soin à Dieu, Sancho, répondit don Quichotte; il lui donnera ce qui sera le plus à sa convenance, et ne te rapetisse pas P esprit au point de venir à te contenter d être moins que gouverneur de province. — Non, vraiment, mon seigneur, répondit Sancho, surtout avant en Votre Grâce un si bon et si puissant maître, qui saura me donner ee qui meTconvient le mieux et ee que mes épaules pourront porter. » CHAPITRE VIII. DU BEAU SUCCÈS QU’EUT LE VALEUREUX DON QUICHOTTE DANS L’ÉPOUVANTABLE ET INIMAGINABLE AVENTURE DES MOULINS À VENT, AVEC D’AUTRES ÉVÉNEMENTS DIGNES D’HEUREUSE SOUVENANCE. En ce moment ils découvrirent trente ou quarante moulins à vent qu’il y a dans cette plaine, et, dès que don Quichotte les vit, il dit à son écuyer : « La fortune conduit nos affaires mieux que ne pourrait n réussir notre désir même. Regarde, ami Sancho; voilà devant nous au moins trente démesurés géants, auxquels je pense livrer bataille et ôter la vie à tous tant qu'ils sont. Avec leurs dépouilles, nous commencerons à nous enrichir; car c’est prise de bonne guerre, et c’est grandement servir Dieu que de faire disparaître si mauvaise engeance de la face de la terre. — Quels géants? demanda Sancho Panza. — Ceux que tu vois là-bas, lui répondit son maître, avec leurs grands bras, car il y en a qui les ont de presque deux lieues de long. — Prenez donc garde, répliqua Sancho; ce que nous voyons là-bas ne sont L ’ A I L E E M P O R T E A P R È S E L L E L E C H E V A L ET L E C H E V A L I E R 6 9 pas des géants, mais des moulins à vent, et ce qui parait leurs bras, ce sont leurs ailes, qui, tournées par le vent, font tourner à leur tour la meule du moulin. — On voit bien, répondit don Quichotte, que tu n’es pas expert en lait d’aventures : ce sont des géants, te dis-je; si tu as peur, ôte-toi de là, et va te mettre en oraison pendant que je leur livrerai une inégale et terrible bataille. » En parlant ainsi, il donne de l’éperon à son cheval Rossinante, sans prendre garde aux avis de son écuyer Sancho, qui lui criait qu’à coup sûr c’étaient des moulins à vent et non des géants qu il allait attaquer. Pour lui, il s’était si bien mis dans la tète que c’étaient des géants, que non-seulement il n entendait point les cris de son écuyer Sancho, mais qu’il ne parvenait pas, même en approchant tout près, à reconnaître la vérité. Au contraire, et tout en courant, il disait à grands cris: « Ne fuyez pas, lâches et viles créatures, c’est un seul chevalier qui vous attaque. » Un peu de vent s’étant alors levé, les grandes ailes commencèrent à se mou­ voir ; ce que voyant don Quichotte, il s’écria : « Quand même vous remueriez plus de bras que le géant Briarée, vous allez me le payer. » En disant ces mots, il se recommande du profond de son cœur à sa dame Dulcinée, la priant de le secourir en un tel péril; puis, bien couvert de son écu, et la lance en arrêt, il se précipite, au plus grand galop de Rossinante, contre le premier moulin qui se trouvait devant lui ; mais , au moment où il perçait l’aile d’un grand coup de lance, le vent la chasse avec tant de furie qu elle met la lance en pièces, et qu elle emporte après elle le cheval et le chevalier, qui s’en alla rou­ ler sur la poussière en fort mauvais état. Sancho Panza accourut à son secours de tout le trot de son âne, et trouva, en arrivant près de lui, qu’il ne pouvait plus remuer, tant le coup et la chute avaient été rudes. « Miséricorde! s’écria Sancho, n’avais-je pas bien dit à Votre Grâce qu’elle prit garde à ce qu’elle faisait, que ce n était pas autre chose que des moulins à vent, et qu’il fallait, pour s’y tromper, en avoir d’autres dans la tète? — Paix, paix ! ami Sancho, répondit don Quichotte : les choses de la guerre sont plus que toute autre sujettes à des chances continuelles ; d’autant plus que je pense, et ce doit être la vérité, que ce sage Freston, qui m’a volé les livres et le cabinet, a changé ces géants en moulins pour m’enlever la gloire de les vaincre : tant est grande l’inimitié qu’il me porte! Mais en fin de compte son art maudit 11e prévaudra pas contre la bonté de mon épée. — Dieu le veuille, comme il le peut, » répondit Sancho Panza. Et il aida son maître à remonter sur Rossinante, qui avait les épaules à demi déboîtées. En conversant sur l’aventure, ils suivirent le chemin du Port-Lapice, parce que, disait don Quichotte, comme c’est un lieu de grand passage, on ne pouvait manquer d’y rencontrer toutes sortes d’aventures. Seulement, il s’en allait tout cha­ DON QUICHOTTE. 7 0 DON QUICHOTTE. grin de ci* que sa lance lui manquât, et, faisant part de ce regret a son écuyer, il lui dit : a Je me souviens d’avoir lu qu’un chevalier espagnol nommé Diego Ferez de Vargas, avant eu son épée brisée dans une bataille, arracha d un cliene une forte branche, ou peut-être le tronc, et, avec cette arme, fit de tels exploits, et assomma tant de Mores, qu’on lui donna le surnom ^assommoir, que lui et ses descendants ajoutèrent depuis au nom de Vargas1. Je t’ai dit cela, parce que je pense arracher du premier chêne, gris ou vert, que je rencontre, une branche aussi forte que celle-là, avec laquelle j imagine (aire de telles prouesses, que tu te tiennes pour heureux d’en avoir mérité le spectacle et d’être témoin de merveilles qu’on aura peine a croire. — A la volonté de Dieu, répondit Sancho; je le crois tout comme vous le dites. Mais Votre Grâce ferait bien de se redresser un peu, car il me semble qu’elle se tient quelque peu de travers, et ce doit être l’effet des secousses de sa chute. — Aussi vrai que tu le dis, reprit don Quichotte; et si je ne me plains pas de la douleur que j’endure, c’est parce qu’il est interdit aux chevaliers errants de se plaindre d’aucune blessure, quand même les entrailles leur sortiraient de la plaie2. — S il en est ainsi, je n’ai rien à répondre, répliqua Sancho; mais Dieu sait si je ne serais pas ravi de vous entendre plaindre, dès que quelque chose vous ferait mal. Pour moi, je puis dire que je me plaindrais au plus petit bobo, à moins tou­ tefois que cette défense de se plaindre ne s’étende aux écuyers des chevaliers errants. » Don Quichotte ne put s’empêcher de rire de la simplicité de son écuyer, et lui déclara qu il pouvait fort bien se plaindre, quand et comme il lui plairait, avec ou sans envie, n’ayant jusque-là rien lu de contraire dans les lois de la chevalerie. Sancho lui fil remarquer alors qu’il était l’heure du dîner. Don Quichotte ré­ pondit (jii il ne se sentait point d’appétit pour le moment, mais que lui pouvait manger tout à sa fantaisie. Avec cette permission, Sancho s’arrangea du mieux qu il put sur son âne, et, tirant de son bissac des provisions qu’il y avait mises, il s’cn allait mangeant et cheminant au petit pas derrière son maître. De temps en temps il portait l’outre à sa bouche de si bonne grâce, qu’il aurait fait envie au plus ga­ lant cabaretier de Malaga. Et tandis qu’il marchait ainsi, avalant un coup sur l’autre, il ne se rappelait aucune des promesses que son maître lui avait faites, et regardaiI, non comme un rude métier, mais comme un vrai délassement, de s’en aller cher­ chant des aventures, si périlleuses qu elles pussent être. Finalement, ils passèrent cette nuit sous un massif d’arbres, de l’un desquels don Quichotte rompit une branche sèche qui pouvait au besoin lui servir de lance, ^ ) ‘ij u s ta le fei de celle qui s était brisee. Don Quichotte ne dormit pas de «toute la nuit, pensant a sa dame Dulcinée, pour se conformer à ce qu’il avait lu dans ses Iimcs, qu( les < bevahers errants passaient bien des nuits sans dormir au milieu des foi ( ts ( I dis d( s( i ts, s entretenant du souvenir de leurs dames. Sancbo Pauza ne la passa point de même; car, comme il avait l’estomac plein, et non d’eau de cbi- M I S É R I C O R D E ! S ’ É C R I A S A N C I I O . DON QUICHOTTE. 73 Corée, il n’en fit d un bout à l’autre qu’un somme. Au matin, il fallut là voix de son maître pour l’éveiller, ce que ne pouvaient faire ni les rayons du soleil, qui lui donnaient en plein sur le visage, ni léchant de mille oiseaux qui saluaient joyeuse­ ment la venue du nouveau jour. En se frottant les yeux, Sancho fit une caresse à son outre, et, la trouvant un peu plus maigre que la nuit d’avant, Son cœur s affligea, car il lui sembla qu’ils ne prenaient pas le chemin de remédier sitôt à sa disette. Don Quichotte ne se soucia point non plus de déjeuner, préférant, comme on l a dit, se repaître de succulents souvenirs. Ils reprirent le chemin du Port-Lapice, et, vers trois heures de I après-midi, ils en découvrirent l’entrée : « C’est ici, dit à cette vue don Quichotte, que nous pouvons, ami Sancho, mettre les mains jusqu’aux coudes dans ce qu on appelle aventures. Mais prends bien garde que, me visses-tu dans le plus grand péril du monde, tu ne dois pas mettre l’épée à la main pour me défendre, à moins que tu ne t aperçoives que ceux qui m attaquent sont de la canaille et des gens de rien, auquel cas tu peux me secourir; mais si c’étaient des chevaliers, il ne t est nullement permis ni con­ cédé par les lois de la chevalerie de me porter secours, jusqu’à ce que tu sois toi- méme armé chevalier. — Par ma foi, seigneur, répondit Sancho, Votre Grâce en cela sera bien ohéie, d’autant plus que de ma nature je suis pacifique, et fort ennemi de me fourrer dans le tapage et les querelles. Mais, à vrai dire, quand il s’agira de défendre ma personne, je ne tiendrai pas grand compte de ces lois; car celles de Dieu et des hommes permettent à chacun de se défendre contre quiconque voudrait l’offenser. — Je ne dis pas le contraire, répondit don Quichotte ; seulement, pour ce qui est de me secourir contre les chevaliers, tiens en bride tes mouvements naturels. — Je répète que je n’y manquerai pas, répondit Sancho, et que je garderai ce commandement aussi bien que celui de chômer le dimanche. » En devisant ainsi, ils découvrirent deux moines de l’ordre de Saint-Benoit, à cheval sur deux dromadaires, car les mules qu’ils montaient en avaient la taille, et portant leurs lunettes de voyage et leurs parasols. Derrière eux venait un carrosse entouré de quatre ou cinq hommes à cheval, et suivi de deux garçons de mules à pied. Dans ce carrosse était, comme on le sut depuis, une dame de Biscaye qui allait à Séville, où se trouvait son mari prêt à passer aux Indes avec un emploi considérable. Les moines ne venaient pas avec elle, mais suivaient le même che­ min. À peine don Quichotte les eut-il aperçus, qu’il dit à son écuver : « Ou je suis bien trompé, ou nous tenons la plus fameuse aventure qui se soit jamais vue. Car ces masses noires qui se montrent là-bas doivent être, et sont, sans nul doute, des enchanteurs (pii emmènent dans ce carrosse quelque prin­ cesse qu’ils ont enlevée; il faut que je défasse ce tort à tout risque et de toute ma puissance. garde, Ceci, répondit Sancho, m’a l’air d être pire que le seigneur; ce sont là des moines de Saint-Benoit, s moulins à vent. Prenez et le carrosse doit être à ! — 10 74 DON QUICHOTTE. des gens qui voyagent. Prenez garde, je le répète, a ce que vous allez faire, et que le diable ne vous tente pas. — Je t ai déjà dit, Sanclio, répliqua don Quichotte, que tu ne sais pas grand - chose en matière d aventures. Ce que je te dis est la vérité, et tu le verras dans un instant. » Tout en disant cela, il partit en avant, et alla se placer au milieu du chemin par où venaient les moines; et dès que ceux-ci furent arrivés assez près pour qu il crût pouvoir se faire entendre d eux, il leur cria dt* toute sa voix : « Gens de h autre monde, gens diaboliques , mettez sur-le-champ en liberté les hautes princesses que vous enlevez et gardez violemment dans ce carrosse; sinon préparez-vous à recevoir prompte mort pour juste châtiment de vos mauvaises œuvres. » Les moines retinrent la bride et s’arrêtèrent, aussi émerveillés de la figure de don Quichotte que de ses propos, auxquels ils répondirent : « Seigneur chevalier, nous ne sommes ni diaboliques ni de l autre monde, mais bien deux religieux de Saint-Benoit, qui suivons notre chemin, et nous ne savons si ce carrosse renferme ou non des princesses enlevées. — Je ne me paye point de belles paroles, reprit don Quichotte, et je vous connais déjà, déloyale canaille. » Puis, sans attendre d autre réponse, il pique Rossinante, et se précipite, la lance basse, contre le premier moine, avec tant de furie et d intrépidité, que, si le bon père ne se fût laissé tomber de sa mule, il l’aurait envoyé malgré lui par terre, ou grièvement blessé, ou mort peut-être. Le second religieux, voyant traiter ainsi son compagnon, prit ses jambes au cou de sa bonne mule, et enfila la ve­ nelle, aussi léger que le vent. Sanclio Panza, qui vit lautre moine par terre, sauta légèrement de sa monture, et se jetant sur lui, se mit à lui ôter son froc et son capuce. Alors, deux valets qu’avaient les moines accoururent, et lui deman­ dèrent pourquoi il déshabillait leur maître. Sanclio leur répondit (pie ses habits lui appartenaient légitimement, comme dépouilles de la bataille qu’avait gagnée son seigneur don Quichotte. Les valets, qui n’entendaient pas raillerie et 11e compre­ naient rien à ces histoires de dépouilles et de bataille, voyant que don Quichotte s’était éloigné pour aller parler aux gens du carrosse, tombèrent sur Sanclio, le jetèrent à la renverse, et, sans lui laisser poil de barbe au menton, le rouèrent si bien de coups, qu’ils le laissèrent étendu par terre, sans baleine et sans con­ naissance. Le religieux 11e perdit pas un moment pour remonter sur sa mule, tremblant, épouvanté, et le visage tout blême de frayeur. Dès qu’il se vit à cheval, il piqua du côté de son compagnon, qui l’attendait assez loin de là, regardant comment finirait cette alarme; et tous deux, sans vouloir attendre la fin de toute cette aventure, continuèrent en hâte leur chemin, faisant plus de signes de croix (pie s ils eussent eu le diable lui-même à leurs trousses. Pour don Quichotte, il était allé, comme on l’a vu, parler à la dame du carrosse, et il lui disait : DON QUICHOTTE. 7b « Votre Beauté, madame, peut désormais faire de sa personne tout ce qui sera le plus de son goût; car la superbe de vos ravisseurs git maintenant à terre, abat­ tue par ce bras redoutable. Afin (pie vous ne soyez pas en peine du nom de votre libérateur, sachez que je m’appelle don Quichotte de la Manche, chevalier errant, et captif de la belle sans pareille dona Dulcinée du Toboso. Et, pour prix du bienfait (pie vous avez reçu de moi, je-ne vous demande qu’une chose: c est de retourner au Toboso, de vous présenter de ma part devant cette dame, et de lui raconter ce que j ai fait pour votre liberté. » Tout ce que disait don Quichotte était entendu par un des écuyers qui ac­ compagnaient la voiture, lequel était Biscayen; et celui-ci, voyant qu’il ne voulait pas laisser partir la voiture, mais qu’il prétendait, au contraire, la faire retourner au Toboso, s approcha de don Quichotte, empoigna sa lance, et, dans une langue qui n était pas plus du castillan que du biscayen, lui parla de la sorte : « Va, chevalier, que mal ailles-tu; par le Dieu qui créa moi, si le carrosse ne laisses, aussi bien mort tu es que Biscayen suis-je. » Don Quichotte le comprit très-bien, et lui répondit avec un merveilleux sang-froid :O « Si tu étais chevalier, aussi bien que tu ne l es pas, chétive créature, j au­ rais déjà châtié ton audace et ton insolence. » A quoi le Biscayen répliqua : « Pas chevalier, moi! je jure à Dieu, tant tu as menti comme chrétien. Si lance jettes et épée tires, à l’eau tu verras comme ton chat vite s’en va. Biscayen par terre, hidalgo par mer, hidalgo par le diable, et menti tu as si autre chose dis. — C’est ce que nous allons voir, » répondit don Quichotte; et, jetant sa lance à terre, il tire son épée, embrasse son écu, et s’élance avec fureur sur le Biscayen, résolu à lui ôter la vie. Le Biscayen, qui le vit ainsi venir, aurait bien désiré sauter en bas de sa mule, mauvaise bête de louage sur laquelle on ne pouvait compter; mais il n eut que le temps de tirer son épée, et bien lui prit de se trouver près du carrosse, d’où il saisit un coussin pour s’en faire un bouclier. Aussitôt ils se jetèrent l’un sur l’autre, comme s’ils eussent été de mortels ennemis. Les assistants auraient voulu mettre le holà; mais ils ne purent en venir à bout, parce que le Biscaven jurait en son mauvais jargon que, si on ne lui laissait achever la bataille, il tue­ rait lui-même sa maîtresse et tous ceux qui s v opposeraient. La dame du carrosse, surprise et effrayée de ce qu elle voyait, fit signe au cocher de se détourner un peu, et, de quelque distance, se mit à regarder la formidable rencontre. En s’abordant, le Biscayen déchargea un si vigoureux coup de taille sur l’épaule de don Quichotte, que, si l’épée n’eiit rencontré la rondache, elle ou­ vrait en deux notre chevalier jusqu à la ceinture. Don Quichotte, qui ressentit la pesanteur de ce coup prodigieux, jeta un grand cri en disant : « O dame de mon âme, Dulcinée, fleur de beauté, secourez votre chevalier, qui, pour satisfaire à la bonté de votre cœur, se trouve en cette dure extrémité. » 7G Dire ces mots, serrer son épée, se couvrir de son écu, et assaillir le Biscayen, tout cela fut l’affaire d’un moment; il s élança, déterminé à tout aventurer a la chance d’un seul coup. Le Biscayen, le voyant ainsi venir à .sa rencontre, jugea de son emportement par sa contenance, et résolut de jouer le même jeu que don Quichotte. 1 1 l’attendait de pied ferme, bien couvert de son coussin, mais sans pouvoir tourner ni bouger sa mule, qui, harassée de fatigue et peu faite à de pa­ reils jeux d enfants, ne voulait avancer ni reculer d’un pas. Ainsi donc, comme on la dit, don Quichotte s’élancait, l’épée haute, contre le prudent Biscayen, dans le dessein de le fendre par la moitié, et le Biscayen l’attendait de même, 1 épée en 1 air, et abrité sous son coussin. Tous les assistants épouvantés atten­ daient avec anxiété l issue des effroyables coups dont ils se menaçaient. La dame du carrosse offrait, avec ses femmes, mille vœux à tous les saints du paradis et mille cierges à toutes les chapelles d Espagne, pour que Dieu délivrât leur écuyer et elles-mêmes du péril extrême qu ils couraient. Mais le mal de tout cela, c’est qu’en cet endroit même 1 auteur de cette histoire laisse la bataille indécise et pen­ dante, donnant pour excuse qu’il n’a rien trouvé d écrit sur les exploits de don Quichotte, de plus qu’il n’en a déjà raconté. 1 1 est vrai que le second auteur de cet ouvrage ne voulut pas croire qu’une si curieuse histoire fut ensevelie dans l’oubli, et que les beaux esprits de la Manche se fussent montrés si peu jaloux de sa gloire, qu’ils n eussent conservé dans leurs archives ou leurs bibliothèques quelques manuscrits qui traitassent de ce fameux chevalier. Ainsi donc, dans cette supposition, il ne désespéra point de rencontrer la fin de cette intéressante his­ toire, qu’en effet, par la faveur du ciel, il trouva de la manière qui sera rap­ portée dans la seconde partie. DON QUICHOTTE. LIVRE DEUXIÈME'. CHAPITRE IX. OÙ SE CONCLUT ET TERM IN E L ’ÉPOUVANTABLE BA T A IL LE QUE SE L I V R È R E N T L E G A IL L A R D B ISCA Y EN ET LE V A ILL A N T MANCHOIS. Nous avons laissé, dans la première partie de cette histoire, le valeureux Bis- eayen et le fameux don Quichotte, les épées nues et hautes, prêts à se décharger deux furieux coups de tranchant, tels que, s’ils eussent frappé en plein, ils ne se fussent rien moins que pourfendus de haut en bas, et ouverts en deux comme une grenade; mais justement à cet endroit critique, on a vu cette savoureuse his­ toire rester en l’air et démembrée, sans que 1 auteur nous lit connaître oii l’on pourrait en trouver la suite. Cela me causa beaucoup de dépit, car le plaisir d’en avoir lu si peu se changeait en déplaisir, quand je songeais quelle faible chance 78 s’offrait, de trouver tout ce qui nie semblait manquer d un conte si délectable, tou­ tefois il nie parut vraiment impossible, et hors de toute bonne coutume, qu un si bon chevalier eût manqué de quelque sage qui prit a son compte le soin d écrire ses prouesses inouïes, chose qui n avait manqué à aucun de ces chevaliers errants desquels les gens disent qu ils vont à leurs aventures5 car chacun deux avait tou­ jours à point nommé un ou deux sages, qui non-seulement écrivaient leurs faits et gestes, mais qui enregistraient leurs plus petites et plus enfantines pensees, si cachées qu elles pussent être*. Et vraiment un si bon chevalier ne méritait pas d être à ce point malheureux, qu il manquât tout à fait de ce qu un Platir et d autres semblables avaient eu de reste. Aussi ne pouvais-je me décider a croire qu’une histoire si piquante fût restée incomplète et estropiée 5 j en attribuais la faute à la malignité du temps, qui dévore et consume toutes choses, supposant qu’il la tenait cachée, s’il 11e l’avait détruite. 1) un autre côté, je me disais : « Puisque, parmi les livres de notre héros, il s’en est trouvé d aussi modernes (pie les Remèdes a la jalousie et les Nymphes de Henarès, son histoire ne peut pas être fort ancienne, et, si elle n’a point été écrite, elle doit se retrouver encore dans la mémoire des gens de son village et des pays circonvoisins. » Cette imagination m’échauffait la tête et me donnait un grand désir de con­ naître d’un bout à l’autre la vie et les miracles de notre fameux Espagnol don Quichotte de la Manche, lumière et miroir de la chevalerie manclioise, et le pre­ mier qui, dans les temps calamiteux de notre âge, ait embrassé la profession des armes errantes; le premier qui se soit mis à la besogne de défaire les torts, de secourir les veuves, de protéger les demoiselles, pauvres fdles qui s’en allaient, le fouet à la main, sur leurs palefrois, par monts et par vaux, portant la charge et l’embarras de leur virginité, avec si peu de souci, (pie si quelque chevalier félon, quelque vilain armé en guerre, ou quelque démesuré géant ne leur faisait violence, il s’est trouvé telle de ces demoiselles, dans les temps passés, qui, au bout de quatre-vingts ans, durant lesquels elle n’avait pas couché une nuit sous toiture de maison, s’en est allée à la sépulture aussi vierge que la mère qui l’avait mise au monde1. Je dis donc que, sous ce rapport et sous bien d’autres, notre don Quichotte est digne de perpétuelles et mémorables louanges; et vraiment, on ne doit pas me les refuser à moi-même pour la peine (pie j’ai prise et la dili­ gence que j ’ai faite dans le but de trouver la fin de cette histoire. Cependant je sais bien que si le ciel, le hasard et la fortune ne m’eussent aidé, le monde res­ tait privé du passe-temps exquis que pourra goûter, presque deux heures durant, celui qui mettra quelque attention à la lire. Voici donc de quelle manière j’en fis la découverte : Me trouvant un jour à Tolède, au marché d’Alcana, je vis un jeune garçon qui venait vendre à un marchand de soieries de vieux cahiers de papier. Comme je me plais beaucoup à lire, et jusqu’aux bribes de papier qu’on jette à la rue, poussé par mon inclination naturelle, je pris un des cahiers (pie vendait l’enfant, et je vis que les caractères en étaient arabes. Et comme, bien que je les reconnusse, je ne DON QUICHOTTE. DON QUICHOTTE. 7 9 les savais pas lire, je me mis à regarder si je n apercevais point quelque Morisque espagnolisé qui pût les lire pour moi, et je n eus pas grande peine à trouver un tel interprète; car si je l’eusse cherché pour une langue plus sainte et plus an­ cienne, je l’aurais également trouvé4. Enfin, le hasard m en avant amené un, je lui expliquai mon désir, et lui remis le livre entre les mains. Il l’ouvrit au milieu, et n’eut pas plutôt lu quelques lignes qu’il se mit à rire. Je lui demandai pour­ quoi il riait : « C’est, me dit-il, d’une annotation qu’on a mise en marge de ce livre. » Je le priai de me la faire connaître, et lui, sans cesser de rire : « Voilà, reprit-il, ce qui se trouve écrit en marge : « Cette Dulcinée du « Toboso, dont il est si souvent fait mention dans la présente histoire, eut, dit-on, « pour saler les porcs, meilleure main qu’aucune autre femme de la Manche. » Quand j entendis prononcer le nom de Dulcinée du Toboso, je demeurai sur­ pris et stupéfait, parce qu’aussitôt je m’imaginai que ces paperasses contenaient 1 histoire de don Quichotte. Dans cette pensée, je le pressai de lire l’intitulé, et le Morisque, traduisant aussitôt l’arabe en castillan, me dit qu'il était ainsi concu : Histoire de don Quichotte de la Manche, écrite p a r Cid Ham ed Ben-Engéli, histo­ rien arabe. Il ne me fallut pas peu de discrétion pour dissimuler la joie que j éprouvai quand le titre du livre parvint à mon oreille. L arrachant des mains du marchand de soie, j achetai au jeune garçon tous ces vieux cahiers pour un demi-réal; mais s il eût eu l’esprit de deviner quelle envie j ’en avais, il pouvait bien se promettre d emporter plus de six réaux du marché. M éloignant bien vite avec le Morisque, je l’emmenai dans le cloître de la ca­ thédrale, et le priai de me traduire en castillan tous ces cahiers, du moins ceux qui traitaient de don Quichotte, sans rien mettre ni rien omettre, lui offrant d’avance le prix qu’il exigerait. Il se contenta de cinquante livres de raisin sec et de quatre boisseaux de froment, et me promit de les traduire avec autant de promp­ titude que de fidélité. Mais moi, pour faciliter encore l’affaire, et 11e pas me dessaisir d’une si belle trouvaille, j emmenai le Morisque chez moi, 011, dans l’espace d un peu plus de six semaines, il traduisit toute l’histoire de la manière dont elle est ici rapportée 5. Dans le premier cahier 011 voyait, peinte au naturel, la bataille de don Qui­ chotte avec le Biscayen; tous deux dans la posture où l’histoire les avait laissés, les épées hautes, l’un couvert de sa redoutable rondache, l’autre de son coussin. La mule du Biscayen était si frappante qu’on reconnaissait qu elle était de louage à une portée de mousquet. Le Biscayen avait à ses pieds un écriteau où on lisait : Don Sancho de Azpeitia, c’était sans doute son nom ; et aux pieds de Rossinante il y en avait un autre qui disait: Don Quichotte. Rossinante était merveilleusement représenté, si long et si roide, si mince et si maigre, avec une échine si sail­ lante et un corps si étique, qu’il témoignait bien hautement avec quelle justesse et quel à-propos on lui avait donné le nom de Rossinante. Près de lui était San- clio Panza, qui tenait son âne par le licou, et au pied duquel on lisait sur un autre écriteau : Sanr/io Zancas. Ce nom venait sans doute de ce qu il avait, comme le montrait la peinture, le ventre gros, la taille courte, les jambes greles et ca­ gneuses. C est de là que durent lui venir les surnoms de Panza et de Zancas, que P histoire lui donne indifféremment, tantôt I un, tantôt l’autre h. 11 v avait bien encore quelques menus détails à remarquer; mais ils sont de peu d importance et n ajoutent rien à la vérité de cette histoire, de laquelle on peut dire que nulle n’est mauvaise, pourvu quelle soit véritable. Si 1 on pouvait élever quelque objection contre la sincérité de celle-ci, ce serait uniquement que son auteur fut de race arabe, et qu il est fort commun aux gens de cette nation d’étre menteurs. Mais, d’une autre part, ils sont tellement nos ennemis, qu on pourrait plutôt l’accuser d être resté en deçà du vrai (pie d’avoir été au delà. C est mon opinion : car, lorsqu’il pourrait et devrait s’étendre en louanges sur le compte d’un si bon chevalier, on dirait qu il les passe exprès sous silence, chose mal laite et plus mal pensée, puisque les historiens doivent être véridiques, ponctuels, jamais passionnés, sans que 1 intérêt ni la crainte, la rancune ni 1 affection, les fassent écarter du chemin de la vérité, dont la mère est I histoire, émule du temps, dépôt des actions humaines, témoin du passé, exemple du présent, ensei­ gnement de l’avenir. Dans celle-ci, je sais qu’on trouvera tout ce que peut offrir la plus attrayante; et s il y manque quelque bonne chose, je crois, à part moi, que ce fut plutôt la faute du chien de Fauteur (pie celle du sujet7. Enfin, suivant la traduction, la seconde partie commençait de la sorte : A voir lever en l’air les tranchantes épées des deux braves et courroucés com­ battants, à voir leur contenance et leur résolution, on eût dit qu ils menaçaient le ciel, la terre et 1 abîme. Le premier qui déchargea son coup fut le colérique Biscayen, et ce f ut avec tant de f orce et de fureur, que, si F épée en tombant ne lui eût tourné dans la main, ce seul coup suffisait pour mettre fin au terrible com­ bat et à toutes les aventures de notre chevalier. Mais sa bonne étoile, qui le réser­ vait pour de plus grandes choses, fit tourner l’épée de son ennemi de manière que, bien qu elle lui frappât en plein sur l’épaule gauche, elle ne lui fit d’autre mal (pie de lui désarmer tout ce côté-là, lui emportant de compagnie la moitié de la salade et la moitié de l’oreille; et tout cela s’écroula par terre avec un épouvantable fra­ cas. Vive Dieu! qui pourrait à cette heure bonnement raconter de quelle rage fut saisi le cœur de notre Manchois, quand il se vit traiter de la sorte? On ne peut rien dire de plus, sinon qu’il se hissa de nouveau sur ses étriers, et, serrant son épée dans ses deux mains, il la déchargea sur le Biscayen avec une telle furie, en l’attrapant en plein sur le coussin et sur la tête, (pie, malgré cette bonne défense, et comme si une montagne se fût écroulée sur lui, celui-ci commença à jeter le sang par le nez, par la bouche et par les oreilles, faisant mine de tomber de la mule en bas, ce qui était infaillible s’il ne se fût accroché par les bras à son cou. Mais cependant ses pieds quittèrent les étriers, bientôt après ses bras s’étendirent, et la mule, épouvantée de ce terrible coup, se mettant à courir à travers les champs, en trois ou quatre bonds jeta son cavalier par terre. 80 DON QUICHOTTE. DON QUICHOTTE. 81 Don Quichotte le regardait avec un merveilleux sang-froid : dès qn il le vit tomber, il sauta de cheval, accourut légèrement, et, lui mettant la pointe de 1 épée entre les deux veux, il lui cria de se rendre ou qu il lui couperait la tète. Le Biscaven était trop étourdi pour pouvoir répondre un seul mot; et son affaire était faite, tant la colère aveuglait don Quichotte, si les dames du carrosse, qui jus­ qu alors avaient regardé le combat tout éperdues, ne fussent accourues auprès de lui, et ne l’eussent supplié de faire, par faveur insigne, grâce de la vie à leur écuyer. A cela, don Quichotte répondit avec beaucoup de gravité et de hauteur : « Assurément, mes belles dames, je suis ravi de faire ce que vous me deman­ dez; mais c’est à une condition, et moyennant l arrangement (pie voici : (pie ce chevalier me promette d’aller au village du Toboso, et de se présenter de ma part devant la sans pareille Dulcinée, pour qu elle dispose de lui tout à sa guise. » Tremblantes et larmoyantes, ces dames promirent bien vite, sans se faire expliquer ce que demandait don Quichotte, et sans s’informer même de ce qu’était Dulcinée, que leur écuyer ferait ponctuellement tout ce (pii lui serait ordonné. « Eh bien ! reprit don Quichotte, sur la foi de cette parole, je consens à lui laisser la vie, bien qu’il ait mérité la mort. » CHAPITRE X DU GRACIEUX EN TR ETIEN QU’EURENT DON QUICHOTTE ET SANCHO PANZA, SON ÉCUYER. Il y avait déjà quelque temps que Sancho Panza s’était relevé, un peu mal­ traité par les valets des moines, et, spectateur attentif de la bataille (pie livrait son seigneur don Quichotte, il priait Dieu du fond de son cœur de vouloir bien donner à celui-ci la victoire pour qu’il y gagnât quelque ile et l’en fit gouverneur suivant sa promesse formelle. Voyant donc le combat terminé, et son maître prêt à remonter sur Rossinante, il accourut lui tenir l’étrier; mais avant de le laisser monter à cheval, il se mit à genoux devant lui, lui prit la main, la baisa, et lui dit : « Que A otre Grâce, mon bon seigneur don Quichotte, veuille bien me donner le gouvernement de file (pie vous avez gagnée dans cette formidable bataille; car, si grande qu elle puisse être, je me sens de force à la savoir gouverner aussi bien que quiconqqe s’est jamais mêlé de gouverner des Iles en ce monde. » A cela don Quichotte répondit : « Prenez garde, mon frère Sancho, que cette aventure et celles qui lui ressem­ blent ne sont pas aventures d’iles, mais de croisières de grandes routes, où l’on DON QUICHOTTE. 83 ne gagne guère autre chose que s’en «aller la tète cassée, ou avec une oreille de moins. Mais prenez patience, et d’autres aventures s’offriront ou je pourrai vous faire non-seulement gouverneur, mais quelque chose de mieux encore. » Sancho se confondit en remercîments, et, après avoir encore une fois baisé la main de don Quichotte et le pan de sa cotte de mailles, il l’aida à monter sur Rossinante, puis il enjamba son âne, et se mit à suivre son maître, lequel, s’éloi­ gnant à grands pas, sans prendre congé des dames du carrosse, entra dans un bois qui se trouvait près de là. Sancho le suivait de tout le trot de sa bète; mais Rossinante cheminait si les­ tement, que, se voyant en arrière, force lui fut de crier à son maître de l attendre. Don Quichotte retint la bride à Rossinante, et s’arrêta jusqu à ce que son traî­ nard d’écuyer l’eùt rejoint. « Il me semble, seigneur, dit ce dernier en arrivant, que nous ferions bien d’aller prendre asile dans quelque église; car ces hommes contre qui vous avez combattu sont restés en si piteux état, qu’on pourrait bien donner vent de l’af­ faire à la Sainte-Hermandad1, et nous mettre dedans. Et, par ma foi, s’il en était ainsi, avant de sortir de prison, nous aurions à faire feu des quatre pieds. — Tais-toi, reprit don Quichotte; où donc as-tu jamais vu ou lu qu’un che­ valier errant ait été traduit devant la justice, quelque nombre d homicides qu’il eut commis ? — Je ne sais rien en fait d'homéciles, répondit Sancho, et de ma vie ne l ai essayé sur personne; mais je sais bien que ceux qui se battent au milieu des champs ont affaire à la Sainte-Hermandad, et c’est de cela (pie je ne veux pas me mêler. — Eh bien! 11e te mets pas en peine, mon ami, répondit don Quichotte; je te tirerai, s’il le faut, des mains des Philistins, à plus forte raison de celles de la Sainte-Hermandad. Mais, dis-moi, par ta vie! as-tu vu plus vaillant chevalier que moi sur toute la surface de la terre? As-tu lu dans les histoires qu’un autre ait eu plus d intrépidité dans l’attaque, plus de résolution dans la défense, plus d adresse à porter les coups, plus de promptitude à culbuter l’ennemi ? — La vérité est, répliqua Sancho, que je n’ai jamais lu d histoire, car je 11e sais ni lire ni écrire; mais ce que j oserai bien gager, c est qu’en tous les jours de ma vie, je n’ai pas servi un maître plus hardi que A otre Grâce; et Dieu veuille que ces hardiesses ne se payent pas comme j ’ai déjà dit. Mais ce (pie je prie \ otre Grâce de faire à cette heure, c est de se panser, car elle perd bien du sang par cette oreille. J ’ai dans le bissac de la charpie et un peu d onguent blanc. — Tout cela serait bien inutile, répondit don Quichotte, si je m’étais souvenu de faire une fiole du baume de Fierabras2; il n’en faudrait qu’une goutte pour épargner le temps et les remèdes. — Quelle fiole et quel baume est-ce là? demanda Sancho. — C’est un baume, répondit don Quichotte, dont je sais la recette par cœur, avec lequel il 11e faut plus avoir peur de la mort, ni craindre de mourir d aucune blessure. Aussi, quand je l’aurai composé et que je te le donnerai à tenir, tu 84 DON QUICHOTTE. n’auras rien de mieux à faire, si tu vois que, dans quelque bataille, on ni a fendu par le milieu du corps, comme il nous arrive mainte et mainte fois, que de ra­ masser bien proprement la partie du corps qui sera tombée par terre; puis, avant que le sang soit gelé, tu la replaceras avec adresse sur l’autre moitié qui sera restée en selle, mais en prenant soin de les ajuster et de les emboîter bien exac­ tement; ensuite tu me donneras à boire seulement deux gorgées du baume, et tu me verras revenir plus sain et plus frais qu’une pomme de reinette. — S il en est ainsi, reprit Sanclio, je renonce dès maintenant au gouverne­ ment de file promise, et je ne veux pas autre chose pour payement de mes bons et nombreux services, sinon que Votre Grâce me donne la recette de cette merveil­ leuse liqueur; car je m’imagine qu’en tout pays elle vaudra bien deux réaux l’once, et c est tout ce qu il me faut pour passer cette vie en repos et en joie. Mais il reste à savoir si la façon en est bien chère. — Pour moins de trois réaux, reprit don Quichotte, on en peut faire plus de trois pintes. — Par la vie du Christ ! s’écria Sanclio, qu’attend donc Votre Grâce, pour le faire et pour me l’apprendre? — Paix, paix, ami! répondit don Quichotte; je t’enseignerai, j’espère, de bien plus grands secrets, et te ferai de bien plus grandes faveurs; mais pansons main­ tenant mon oreille, car elle me fait plus de mal que je ne voudrais. » Sanclio tira du bissac de la charpie et de l’onguent. Mais quand don Qui­ chotte vint à s’apercevoir que sa salade était brisée, peu s’en fallut qu’il ne perdit 1 esprit. Portant la main à son épée et levant les yeux au ciel, il s’écria : « Je fais serment au Créateur de toutes choses, et sur les quatre saints Evan­ giles, de mener la vie que mena le grand marquis de Mantoue, lorsqu’il jura de venger la mort de son neveu Baudouin, c’est-à-dire de ne pas manger pain sur table, de ne pas folâtrer avec sa femme et de s’abstenir d’autres choses (lesquelles, bien que je ne m’en souvienne pas, je tiens pour comprises dans mon serment), jusqu’à ce que j’aie tiré pleine vengeance de celui qui m’a fait un tel préjudice. » Sanclio, entendant cela, l’interrompit : « Que Votre Grâce fasse attention, dit-il, seigneur don Quichotte, que si le chevalier vaincu s est acquitté de 1 ordre qu d a reçu, en allant se présenter devant ma dame Dulcinée du Toboso, il doit être quitte et déchargé, et ne mérite plus d’autre peine qu’il ne commette d’autre délit. — Tu as parlé comme un oracle et touché le vrai point, répondit don Qui­ chotte; ainsi j ’annule mon serment en ce (pii touche la vengeance à tirer du cou­ pable; mais je le relais, le repète et le confirme de nouveau, quant à mener la vie que j ’ai dite, jusqu’à ce que j ’enlève par force, à quelque chevalier, une salade aussi belle et aussi bonne que celle-ci. Et ne t’avise pas de croire, Sancho, que je parle a J étourdie; car je ne suis pas sans modelé en ce (pie je lais, et c’est ce qui se passa au pied de la lettre à propos de l’armet de Mambrin, qui coûta si cher à Sacripant3. DON QUICHOTTE. 8 0 — Croyez-moi, mon seigneur, répliqua Sancho, que Votre Grâce donne au diahle de tels serments, qui nuisent à la santé autant qu ils troublent la conscience. Sinon, dites-moi : nous n’avons, par hasard, qu’à passer plusieurs jours sans ren­ contrer d’homme armé et coiffé de salade, que ferons-nous dans ce cas? Faudra-t-il accomplir le serment malgré tant d inconvénients et d incommodités, comme de dormir tout vêtu, de ne pas coucher en lieu habité, et mille autres pénitences que contenait le serment de ce vieux fou de marquis de Mantoue, que Votre Grâce veut ratifier à présent4? Prenez donc garde qu il ne passe pas d hommes armés par ces chemins-ci, mais bien des muletiers et des charretiers, qui non-seulement ne portent pas de salades, mais peut-être n’en ont pas entendu seulement le nom en tous les jours de leur vie. — C’est en cela que tu te trompes, reprit don Quichotte; car nous n au­ rons pas cheminé deux heures par ces croisières de routes que nous v verrons plus de gens armés qu’il n’en vint devant la citadelle d’Albraque, à la conquête d Angélique la Belle1. — Paix donc, et ainsi soit-il 1 répondit Sancho; Dieu permette que tout aille bien, et que le temps vienne de gagner cette ile qui me coûte déjà si cher, dussé-je en mourir de joie ! — Je t’ai déjà dit, Sancho, reprit don Quichotte, de ne pas te mettre en souci de cela. Si nous manquons d îles, voici le royaume de Dinamarque ou celui de So- bradise6, qui t’iront comme une bague au doigt, d’autant mieux qu’étant en terre ferme, ils doivent te convenir davantage. Mais laissons chaque chose à son temps, et regarde dans ce bissac si tu n’aurais rien à manger, afin d’aller ensuite à la recherche de quelque château où nous puissions loger cette nuit, et faire le baume dont je t’ai parlé ; car je jure Dieu que l’oreille me cuit cruellement. — J ’ai bien ici, répondit Sancho, un oignon, un peu de fromage, et je ne sais combien de vieilles croûtes de pain ; mais ce ne sont pas des mets à l’usage d’un aussi vaillant chevalier que Votre Grâce. — Que tu entends mal les choses! répondit don Quichotte. Apprends donc, Sancho, que c’est la gloire des chevaliers errants de ne pas manger d un mois; et, s’ils mangent, de prendre tout ce qui se trouve sous la main. De cela tu ne ferais aucun doute, si tu avais lu autant d’histoires que moi. Quel qu’en ait été le nombre, je n’y ai pas trouvé la moindre mention que les chevaliers errants man­ geassent, si ce n’est par hasard et dans quelques somptueux banquets qu on leur offrait; mais, le reste du temps, ils vivaient de l air qui court. Et, bien qu’il faille entendre qu’ils ne pouvaient passer la vie sans manger et sans satisfaire les autres nécessités naturelles, car, en effet, ils étaient hommes comme nous, il faut enten­ dre aussi (pie, passant la vie presque entière dans les déserts et les forêts, sans cuisinier, bien entendu, leurs repas ordinaires devaient être des mets rustiques, comme ceux que tu m’offres à présent. Ainsi donc, ami Sancho, ne t afflige pas de ce qui me fait plaisir, et n’essaye pas de rendre le monde neuf, ni d oter de ses gonds la chevalerie errante. 86 DON QUICHOTTE. — Excusez-moi, reprit Sancho; car, ne sachant ni lire ni écrire, comme je l ai déjà dit à \ otre Grâce, je n’ai pas en connaissance des règles de la profession chevaleresque; mais, dorénavant, je pourvoirai le bissac de toutes espèces de fruits secs pour Votre Grâce, (pii est chevalier; et pour moi, qui 11e le suis pas, je le pourvoirai d autres objets volatiles et plus nourrissants. — Je 11e dis pas, Sancho, répliqua don Quichotte, qu’il soit obligatoire aux chevaliers errants de 11e manger autre chose que les fruits dont tu parles; mais que leurs aliments les plus ordinaires devaient être ces fruits et quelques herbes qu’ils trouvaient au milieu des champs, lesquelles herbes ils savaient reconnaître, ce que je sais aussi bien qu’eux. — C’est une grande vertu, répondit Sancho, que de connaître ces herbes; car, à ce que je vais m imaginant, nous aurons besoin quelque jour de mettre cette connaissance à profit. » Et, tirant en même temps du bissac ce qu’il avait dit y porter, ils se mirent à dîner tous deux en paisible et bonne compagnie. Mais désirant trouver un gite pour la nuit, ils dépêchèrent promptement leur sec et paüvre repas. Ils remontè­ rent ensuite à cheval, et se donnèrent hâte pour arriver à quelque habitation avant la chute du jour; mais le soleil leur manqua, et avec lui l’espérance d’atteindre ce qu'ils cherchaient, près de quelques huttes de chevriers. Ils se décidèrent donc à y passer la nuit; et autant Sancho s’affligea de n’avoir pas trouvé l’abri d’une maison, autant son maître se réjouit de dormir à la belle étoile, parce qu’il lui semblait, chaque fois qu’il lui arrivait pareille chose, qu’il faisait un nouvel acte de possession, et justifiait d’une nouvelle preuve dans l’ordre de sa chevalerie. V # CHAPITRE XL DE CE QUI ARRIVA À DON QUICHOTTE AVEC DES C H E V R IER S. Notre héros reçut des chevriers un lion accueil; et Sanclio, avant accommodé du mieux qu’il put pour la nuit Rossinante et son àne, flaira et découvrit, au fumet qu’ils répandaient, certains quartiers de chevreau qui bouillaient devant le feu dans une marmite. 11 aurait voulu, à 1 instant même, voir s ils étaient cuits assez à point pour les transvaser de la marmite en son estomac; mais les chevriers lui en épargnèrent la peine. Ils les tirèrent du feu; puis, étendant sur la terre quelques peaux de moutons, ils dressèrent en diligence leur tahle rustique, et convièrent de bon cœur les deux étrangers à partager leurs provisions. Six d’entre eux, qui se trouvaient dans la bergerie, s accroupirent à l’entour des peaux, après avoir prié don Qui­ chotte, avec de grossières cérémonies, de s asseoir sur une auge en bois qu’ils avaient renversée pour lui servir de siège. Don Quichotte s assit, et Sanclio resta debout pour lui servir à boire dans une coupe qui n’était pas de cristal, mais de corne. Son maître, le voyant debout, lui dit : 88 DON QUICHOTTE. « Pour que tu voies, Sancho, tout le bien qu’enferme en soi la cheva­ lerie errante, et combien ceux qui en exercent quelque ministère que ce soit sont toujours sur le point cl être honorés et estimés dans le monde, je veux cpi ici, à mon côté, et en compagnie de ces braves gens, tu viennes t asseoir, et que tu ne fasses qu’un avec moi, qui suis ton maître et seigneur naturel, que tu manges dans mon assiette, que tu boives dans ma coupe; car on peut dire de la chevalerie errante précisément ce qu’on dit de l’amour, qu’elle égalise toutes choses. — Grand merci ! répondit Sancho. Mais je puis dire a Votre Grâce que pourvu que j ’aie de quoi bien manger, je m’en rassasie, debout et à part moi, aussi bien et mieux qu’assis de pair avec un empereur. Et même, s’il faut dire toute la vérité, je trouve bien plus de goût à ce que je mange dans mon coin, sans contrainte et sans façons, ne fût-ce qu’un oignon sur du pain, qu’aux dindons gras des autres tables où il faut mâcher doucement, boire à petits coups, s’essuyer à toute mi­ nute; où l’on ne peut ni tousser, ni éternuer, quand l’envie vous en prend, ni faire autre chose enfin cpie permettent la solitude et la liberté. Ainsi donc, mon seigneur, ces honneurs que Votre Grâce veut me faire comme membre adhérent de la chevalerie errante, ayez la bonté de les changer en autres choses qui me soient plus à profit et à commodité; car ces honneurs, quoique je les tienne pour bien reçus, j ’y renonce pour d’ici à la fin du monde. — Avec tout cela, reprit don Quichotte, il faut que tu t’assoies, car celui qui s’humilie, Dieu l’élève. » Et, le prenant par le bras, il le fit asseoir, par force, à côté de lui. Les chevriers n’entendaient rien à ce jargon d’écuyers et de chevaliers errants, et ne faisaient autre chose que se taire, manger et regarder leurs hôtes, qui, d’aussi bonne grâce que de bon appétit, avalaient des morceaux gros comme le poing. Quand le service des viandes fut achevé, ils étalèrent sur les nappes de peaux une grande quantité de glands doux, et mirent au milieu un demi-fromage, aussi dur que s’il eût été fait de mortier. Pendant ce temps, la corne 11e restait pas oisive; car elle tournait si vite â la ronde, tantôt pleine, tantôt vide, comme les pots d une roue à chapelet, qu elle eut bientôt desséché une outre, de deux qui étaient en évidence. Après (pie don Quichotte eut pleinement satisfait son estomac, il prit une poignée de glands dans sa main, et, les regardant avec attention, il se mit â parler de la sorte : « Heureux âge, dit-il, et siècles heureux, ceux auxquels les anciens don­ nèrent le nom d’âge d’or, non point parce que ce métal, qui s’estime tant dans notre âge de fer, se recueillit sans aucune peine a cette époque fortunée, mais parce qu alors ceux qui vivaient ignoraient ces deux mots, tien et mien! En ce saint âge, toutes choses étaient communes. Pour se procurer l’ordinaire soutien de la vie, personne, parmi les hommes, n’avait d’autre peine â prendre que celle H E U R E U X A G E , D I T - J I . , E T S I È C L E S H E U R E U X , C E U X A U X Q U E L S L E S A N C I E N S D O N N È R E N T L E N O M D ’ A G E D ’ O R 1 — 1 DON QUICHOTTE. 91 d étendre la main, et de cueillir sa nourriture aux branches des robustes chênes, qui les conviaient libéralement au festin de leurs fruits doux et mûrs. Les claires fontaines et les fleuves rapides leur offraient en magnifique abondance des eaux limpides et délicieuses. Dans les fentes des rochers, et dans le creux des arbres, les diligentes abeilles établissaient leurs républiques, offrant sans nul intérêt, à la main du premier venu, la fertile moisson de leur doux labeur. Les lièges vigou­ reux se dépouillaient d eux-mêmes, et par pure courtoisie, des larges écorces dont on commençait à couvrir les cabanes, élevées sur des poteaux rustiques, et seule­ ment pour se garantir de l’inclémence du ciel. Tout alors était paix, amitié, con­ corde. Le soc aigu de la pesante charrue n’osait point encore ouvrir et déchirer les pieuses entrailles de notre première mère; car, sans y être forcée, elle offrait, sur tous les points de son sein spacieux et fertile, ce qui pouvait alimenter, satisfaire et réjouir les enfants qu elle y portait alors ’. Alors aussi les simples et folâtres ber^erettes s’en allaient de vallée en vallée et de colline en colline, la têteO nue, les cheveux tressés, sans autres vêtements que ceux qui sont nécessaires pour couvrir pudiquement ce que la pudeur veut et voulut toujours tenir couvert; et leurs atours n étaient pas de ceux dont on use à présent, où la soie de mille façons martvrisée se rehausse et s’enrichit de la pourpre de Tyr; c’étaient des feuilles entrelacées de bardane et de lierre, avec lesquelles, peut-être, elles allaient aussi pompeuses et parées que le sont aujourd’hui nos dames de la cour avec les étranges et galantes inventions que leur a enseignées l’oisive curiosité. Alors les amoureux mouvements de l’âme se montraient avec ingénuité, comme elle les res­ sentait, et ne cherchaient pas, pour se faire valoir, d’artificieux détours de paroles. Il n’\ avait point de fraude, point de mensonge, point de malice qui vinssent se mêler à la franchise, à la bonne foi. La justice seule faisait entendre sa voix, sans qu’osât la troubler celle de la faveur ou de l’intérêt, qui l’étouffent main­ tenant et l’oppriment. La loi du bon plaisir ne s’était pas encore emparée de l’esprit du juge, car il n’y avait alors ni chose ni personne à juger. Les jeunes filles et 1 innocence marchaient de compagnie, comme je l’ai déjà dit, sans guide et sans défense, et sans avoir à craindre qu’une langue effrontée ou de criminels desseins les souillassent de leurs atteintes; leur perdition naissait de leur seule et propre volonté. Et maintenant, en ces siècles détestables, aucune d’elles n’est en sûreté, fut-elle enfermée et cachée dans un nouveau labyrinthe de Crète : car, à travers les moindres fentes, la sollicitude et la galanterie se font jour; avec l’air pénètre la peste amoureuse, et tous les bons principes s’en vont à vau-l’eau. C’est pour remédier à ce mal que, dans la suite des temps, et la corruption croissant avec eux, on institua l’ordre des chevaliers errants, pour défendre les Allés, protéger les veuves, favoriser les orphelins et secourir les malheureux*. De cet ordre-là, je suis membre, mes frères chevriers, et je vous remercie du bon ac­ cueil que vous avez fait à moi et à mon écuyer; car, bien que, par la loi natu­ relle, tous ceux (pii vivent sur la terre soient tenus d assister les chevaliers er­ rants, toutefois, voyant que, sans connaître cette obligation, vous m’avez bien accueilli et bien traité, il est juste que ma bonne volonté réponde autant que possible à la vôtre. » Toute cette longue harangue, dont il pouvait lort bien faire l économie, notre chevalier l’avait débitée parce que les glands qu’on lui servit lui remirent 1 âge d’or en mémoire, et lui donnèrent la fantaisie d adresser ce beau discours aux chevriers, lesquels, sans lui répondre un mot, s’étaient tenus tout ébahis a 1 écou­ ter. Sancho se taisait aussi; mais il avalait des glands doux, et faisait de fré­ quentes visites à la seconde outre, qu’on avait suspendue à un liège pour que le vin se tint frais. Don Quichotte avait été plus long à parler que le souper à finir, et dès qu’il (“ut cessé, un des chevriers lui dit : « Pour que Votre Grâce, seigneur chevalier errant, puisse dire avec plus de raison (pie nous l’avons régalée de notre mieux, nous voulons lui donner encore plaisir et divertissement, en faisant chanter un de nos compagnons, qui ne peut tarder à revenir. C’est un garçon très-entendu et très-amoureux, qui sait lire et écrire par-dessus le marché, et de plus est musicien, jouant d’une viole à ravir les "ens. »O A peine le chevrier achevait ces mots, qu’on entendit le son de la viole \ et bientôt on vit paraître celui qui en jouait, lequel était un jeune homme d’environ vingt-deux ans, et de fort bonne mine. Ses compagnons lui demandèrent s’il avait soupé ; il répondit que oui. Alors celui qui l avait annoncé lui dit : « De cette manière, Antonio, tu pourras bien nous faire le plaisir de chanter un peu, afin que ce seigneur, notre hôte, voie que, dans les montagnes et les forêts, on trouve aussi des gens (pii savent la musique. Nous lui avons raconté tes talents, et nous désirons que tu les montres, afin de ne point passer pour menteurs. Ainsi, assieds-toi, je t’en prie, et chante-nous la chanson de tes amours, celle qu’a versifiée ton oncle le bénéficier, et que le village a trouvée si jolie. — Très-volontiers, » répondit Antonio. Et, sans se faire prier davantage, il s’assit sur une souche de chêne, ac­ corda sa viole, et, un moment après, chanta de fort bonne grâce les couplets suivants : 92 DON QUICHOTTE. « Je sais, Olalla, que tu m’adores, bien (pie tu ne m’en aies rien dit, même avec les yeux, ces langues muettes des amours. « Parce que je sais que tu m’as compris, je me persuade que tu m’aimes, car jamais l’amour qui lut connu n’est resté malheureux. « 1 1 est vrai que maintes fois, Olalla, tu m’as fait croire que tu as l’âme de bronze, et que ton sein blanc couvre urf cœur de rocher. «Mais, a travers 1 honnêteté de tes refus et de tes reproches, l’espérance laisse peut-être voir le pan de sa robe. DON QUICHOTTE. 93 « Ma foi se jette sur l’amorce, n’ayant jamais eu de motif, ni de diminuer parce que j’étais refusé, ni de grandir parce <|ue j’étais choisi. « Si l’amour est courtoisie, de celle que tu montres je conclus que la fin de mes espérances sera telle que je 1 imagine. « Et si de bons offices sont capables d’adoucir un cœur, ceux que j ’ai pu te rendre fortifient mon espoir. « Car, pour peu que tu aies pris garde, tu auras vu plus d’une fois que je me suis vêtu le lundi de ce qui me faisait honneur le dimanche. « Comme l’amour et la parure suivent toujours le même chemin, en tout temps à tes yeux j’ai voulu me montrer galant. « Je laisse la danse à cause de toi, et je n’ai pas besoin de te rappeler les musiques que tu as entendues, à la nuit close ou au premier chant du coq. « Je ne compte pas toutes les louanges que j’ai faites de ta beauté, les­ quelles, si vraies quelles soient, m’ont mis très-mal avec quelques-unes de tes compagnes. « Teresa del Berrocal me dit un jour (pie je te vantais : « Tel pense adorer « un ange qui n’adore qu’un singe, « Grâce à de nombreux joyaux, à des cheveux postiches, et à d hypocrites « beautés qui trompent l’amour même. » « Je lui donnai un démenti; elle se fâcha; son cousin prit sa défense, il me défia, et tu sais bien ce qu’il a fait et ce que j ’ai fait. « Je ne t’aime pas à l’étourdie, et ne te fais pas une cour assidue pour que tu deviennes ma maîtresse; mon intention est plus honnête. « L’Eglise a de saints nœuds qui sont des liens de soie; mets ta tête sous le joug, tu verras comme j’y mettrai la mienne. « Si tu refuses, je jure ici, par le saint le plus révéré, de ne plus sortir de ces montagnes, sinon pour me faire capucin. » En cet endroit, le chevrier cessa de chanter; et, quoique don Quichotte le priât de chanter encore quelque chose, Sancho Panza ne voulut pas y consentir, lui qui avait plus d’envie de dormir que d entendre des chansons. « Votre Grâce, dit-il à son maître, peut bien s’arranger dès à présent un gite pour la nuit; car le travail (pie se donnent ces bonnes gens toute la journée ne permet pas qu’ils passent la nuit à chanter. — Je te comprends, Sancho, lui répondit don Quichotte, et je m’aperçois bien (pie tes visites à l’outre exigent en retour plus de sommeil que de musique. — Dieu soit loué! répondit Sancho, personne n’en a fait le dégoûté. — J ’en conviens, reprit don Quichotte, permis à toi de t arranger à ta fan­ taisie; mais aux gens de ma profession, il sied mieux de veiller que de dormir. Cependant, il sera bien, Sancho, (pie tu me panses encore une fois cette oreille, (pii me lait vraiment plus de mal qu’il n’est besoin. » Sancho se mit en devoir d’obéir; mais un des chevriers, voyant la blessure, 94 DON QUICHOTTE. dit à don Quichotte de ne pas s’inquiéter, et qu’il allait employer un remède (pii I aurait bientôt guéri. Cueillant aussitôt quelques feuilles de romarin, (pii était très-abondant en cet endroit, il les mâcha, les mêla d un peu de sel, et lui appli­ quant cet emplâtre sur I oreille, qu’il banda fortement, il l’assura qu’il n’était pas besoin d un second médecin; ce qui fut vrai. CHAPITRE XII. DE CE QUE RACONTA UN C H EV RIER A C EU X QUI ÉT A IEN T AVEC DON QUICHOTTE. Sur ccs entrefaites, arriva un autre garçon, de ceux qui apportaient les provi­ sions du village. « Compagnons, leur dit-il, savez-vous ce qui se passe au pays? — Et comment pourrions-nous le savoir? répondit L’un deux. — Eli bien ! sachez, reprit le nouveau venu, que, ce matin, est mort ce fa­ meux Chrysostome, l’étudiant berger, et l’on murmure qu’il est mort d’amour pour cette endiablée de Marcelle, la fille de Guillaume le riche, celle qui se promène en habits de bergère à travers ces landes. — Pour Marcelle, dis-tu? interrompit un chevrier. — Pour elle-même, te dis-je; et ce qu’il y a de bon, c’est qu’il a ordonné par son testament (pion P enterrât au milieu des champs, comme s il était More, et précisément au pied de la roche d’où coule la fontaine du Liège; car, à ce qu’on rapporte qu’il a dit, ce fut en cet endroit qu’il la vit pour la première fois. 96 DON QUICHOTTE. Et il a aussi ordonné d’autres choses telles que les marguilliers du pays disent qu’il ne faut pas les exécuter et que ce serait très-mal fait, parce qu’elles sentent le païen. A tout cela son grand ami Ambroise 1 étudiant, qui s’est aussi déguisé en berger comme lui, répond qu'il faut tout accomplir, sans que rien y manque, de ce qu’a ordonné Clirysostome, et c’est là-dessus que le village s’est mis en émoi. Mais enfin, dit-on, il faudra faire ce que veulent Ambroise et tous les autres bergers ses amis. Demain on vient 1 enterrer en grande pompe ou je viens de vous dire; et m’est avis que ce sera une belle chose à voir; du moins je ne manquerais pas d aller m’en régaler, si je savais n avoir pas besoin de retourner au pays. — Nous ferons tous de même, répondirent les clievriers, et nous tirerons au sort à qui gardera les chèvres des autres. — Tu as raison, Pédro, reprit l’un deux; mais il ne sera pas besoin de se donner cette peine, car je resterai pour tous; et ne crois pas que ce soit vertu de ma part, ou manque de curiosité : c’est que l’épine qui me traversa h* pied 1’alitrc jour ne me laisse pas faire un pas. — Nous ne t’en sommes pas moins obligés, » répondit Pédro. Alors, don Quichotte pria celui-ci de lui dire quel était ce mort et quelle était cette bergère. A quoi Pédro répondit que tout ce qu il savait, c’est que ce mort était un fils d’hidalgo, fort riche, qui habitait un bourg de ces montagnes; qu’il avait passé plusieurs années étudiant à Salamanque, au bout desquelles il était revenu dans son pays, avec la réputation d’être très-savant et grand liseur de livres. « On dit, ajouta Pédro, qu’il savait principalement la science des étoiles, et tout ce (pie font là-haut dans le ciel le soleil et la lune : car il nous annonçait ponctuellement les éclisses de la lune et du soleil. — C’est éclipses, mon ami, et non éclisses, interrompit don Quichotte, que s’appelle l’obscurcissement momentané de ces deux grandes lumières célestes. « Mais Pédro, qui ne regardait pas à ces bagatelles, poursuivit son conte en disant : « 11 devinait tout de même quand l’année devait être abondante ou strile. — Stérile, vous voulez dire, mon ami, interrompit de nouveau don Qui­ chotte. — Stérile ou strile, reprit Pédro, c’est tout un, et je dis donc que de ce qu’il leur disait, ses parents et ses amis s’enrichirent, ceux du moins qui avaient confiance en lui, et qui suivaient ses conseils. Cette année, leur disait-il, semez de l’orge et non du froment; celle-ci, vous pouvez semer des pois, mais pas d’orge; celle qui vient sera d’une grande abondance en huile, et les trois suivantes on n’en récoltera pas une goutte. — Cette science s’appelle astrologie, dit don Quichotte.» — Je ne sais comment elle s’appelle, répliqua Pédro, mais je sais qu’il savait tout cela, et bien d’autres choses. Finalement, il ne s’était pas encore passé bien DON QUICHOTTE. 9 7 des mois depuis son retour de Salamanque, quand, un beau matin, il s éveilla vêtu en berger avec sa boulette et sa veste de peau, ayant jeté aux orties le long man­ teau d’étudiant. Et en même temps, son grand ami Ambroise, qui avait été son camarade d’étude, s’habilla aussi en berger. J ’oubliais de dire que Chrysostome le défunt fut un fameux homme pour composer des chansons, tellement qu’il faisait les noëls qui se chantent pour la naissance du Seigneur, et les comédies de la Fête-Dieu, que représentaient les garçons de notre village, et tout le monde disait que c’était d’un beau achevé. Quand ceux du village virent tout à coup en bergers les deux étudiants, ils restèrent bien étonnés, et personne ne pouvait deviner pour quelle raison ils avaient fait une si drôle de transformation. Dans ce temps-là, le père de notre Chrysostome venait de mourir; de manière qu’il resta héritier d’une bien jolie fortune, tant en meubles qu’en biens-fonds, sans compter bon nombre de tètes de bétail gros et menu, et une grande quantité d’argent comptant. De tout cela, le jeune homme resta maître absolu et dissolu; et il le méritait bien, en vérité; car c’était un bon compagnon, charitable, ami des braves gens, et il avait une figure de bénédiction. Ensuite, on vint à reconnaître que ce changement d’habit ne s’était fait que pour courir dans les déserts de ces montagnes après cette bergère Marcelle que notre camarade a nommée tout à l’heure, et de qui s’était amouraché le pauvre défunt Chrysostome. « Et je veux vous dire à présent, parce qu’il faut que vous le sachiez, quelle est cette créature; peut-être, et même sans peut-être, vous n aurez rien entendu de pareil dans tous les jours de votre vie, dussiez-vous vivre plus d’années que Mathieu Salé b — Dites Mathusalem, interrompit don Quichotte, qui ne pouvait souffrir les équivoques du chevrier. — Salem ou Salé, la distance n’est pas grande, répliqua Pédro, et si vous vous mettez, seigneur, à éplucher toutes mes paroles, nous n’aurons pas fini au bout de l’année. — Pardon, mon ami, reprit don Quichotte, la distance est plus grande que vous ne pensez; mais continuez votre histoire, et je ne vous reprendrai plus sur rien. — Je disais donc, seigneur de mon âme, reprit le chevrier, qu’il y eut dans notre village un laboureur encore plus riche que le père de Chrysostome, qui s’ap­ pelait Guillaume, et auquel Dieu donna, par-dessus toutes ses grandes richesses, une fille dont la mère mourut en la mettant au monde. Cette mère était bien la plus respectable femme qu’il y eût dans tous les environs. H me semble que je la vois encore, avec cette figure qui était la moitié du soleil et la moitié de la lune; et surtout elle était bonne ménagère et bonne amie des pauvres, si bien que je crois qu’au jour d’aujourd’hui son âme est dans la gloire de Dieu. Du chagrin de la mort d’une si brave femme, son mari Guillaume en mourut, laissant sa fdle Marcelle toute petite, mais grandement riche, au pouvoir d’un sien oncle, prêtre et bénéficier dans le pays. L ’enfant grandit en âge, et grandit en beauté, telle- i — 13 98 DON QUICHOTTE. ment qu elle nous rappelait sa mère, qui en avait eu beaucoup, et 1 on jugeait même que la fille passerait un jour la mère. Et il en fut ainsi, car dès cpi elle eut atteint quatorze à quinze ans, personne ne pouvait la voir sans bénir Dieu de 1 avoir créée si belle, et la plupart s en retournaient fous d amour. Son oncle la gardait dans la retraite et le recueillement; mais néanmoins la renommée de sa grande beauté s’étendit de telle façon qu’à cause d elle et de sa richesse, non-seulement les jeunes gens du pays, mais ceux de plusieurs lieues à la ronde, et les plus huppés, sollicitaient et importunaient l’oncle afin qu il la leur donnât pour femme. Mais lui, qui va droit son chemin comme un bon chrétien, quoiqu il eut voulu la ma­ rier dès qu'il la vit en âge de l’être, il ne voulut pas pourtant forcer son consen­ tement, et cela, sans prendre garde au bénéfice qu il trouvait à garder la fortune de la petite tant qu’il différait son mariage. Et, par ma foi, c est ce qu on a dit à ]> 1 ns d une veillée du village à la louange du bon prêtre. Et je veux que vous sachiez, seigneur errant, que, dans ces petits pays, on parle de tout et on mord sur tout ; et vous pouvez bien vous mettre dans la tête comme je me le suis mis, qu un curé doit être bon hors de toute mesure pour obliger ses paroissiens à dire du bien de lui, surtout dans les villages. — C est bien la vérité, s’écria don Quichotte; mais continuez, je vous prie, car 1 histoire est bonne, et vous la contez, bon Pédro, avec fort bonne grâce. — Que celle du Seigneur ne me manque pas, reprit Pédro, c’est celle qui importe le plus. « Et vous saurez, du reste, que l’oncle proposait bien exactement à la nièce chacun des partis qui se présentaient, en lui vantant leurs qualités et en la pres­ sant de choisir un mari de son goût; elle, jamais ne lui répondit autre chose, sinon qu’alors elle ne voulait pas se marier, et qu’étant si jeune, elle se sentait trop faible pour porter le fardeau d’un ménage. Avec ccs excuses, qui lui sem­ blaient raisonnables, l’oncle cessait de I importuner, et attendait qu elle eût pris un peu d âge, et qu’elle sût choisir une compagnie de son goût : « Car, disait-il, et il disait fort bien, il ne faut pas que les parents engagent les enfants contre leur pré. »& t « M ais ne voilà-t-il pas qu’un beau matin, sans que personne s y fût attendu, la dédaigneuse Marcelle se fait et se montre bergère; et, sans que son oncle et tous les gens du pays pussent 1 en dissuader, la voila qui s’en va aux champs a\ec les autres filles du village, et garde elle-même son troupeau; et, par ma foi, dès qu’elle se fit voir en public et que sa beauté parut au grand jour, je ne saurais plus vous dire combien de riches jeunes gens, hidalgos ou laboureurs, ont pris le costume de Chrysostome, et s’en vont lui faire la cour à travers les champs. « Un d’eux, comme vous le savez déjà, était notre défunt, duquel on disait qu’il ne l’aimait pas, mais qu il l’adorait. Et qu’on ne pense pas que, pour s’être mise en cette vie si libre et si relâchée, Marcelle ait rien fait, même en apparence, qui fût au détriment de sa chasteté; au contraire, elle “aide son DON QUICHOTTE. 09 honneur avec tant de vigilance, nue, de tous ceux qui la servent et la solli­ citent, aucun n’a pu ni ne pourra se flatter qu elle lui ait laissé la plus petite espérance d’agréer ses désirs, et, bien qu elle ne fuie ni la compagnie ni la conversation des bergers, et quelle les traite fort amicalement, dès que 1 un d eux s’avise de lui découvrir son intention, quoique juste et sainte autant que l est celle du mariage, elle le chasse bien loin d’elle comme avec un mousquet. De manière qu’avec cette humeur et cette façon d’être, elle fait plus de mal dans ce pays que si une contagion de peste s’y était déclarée, car sa douceur et sa beauté attirent les cœurs de tous ceux qui la voient : ils s’empressent de la servir, de l’aimer, et bientôt son indifférence et sa rigueur les mènent au dés­ espoir. Aussi ne savent-ils faire autre chose (pie de l’appeler à grands cris ingrate et cruelle, et de lui donner d’autres noms semblables qui peignent bien son genre de caractère, et si vous deviez rester ici quelques jours, vous entendriez, seigneur, résonner ces montagnes et ces vallées des plaintes de ces amants rebutés qui la suivent. « Près de ces huttes est un endroit où sont réunis presque deux douzaines de grands hêtres, et il n’y en a pas un qui n’ait sur sa lisse écorce le nom de Marcelle écrit et gravé; quelquefois une couronne est gravée au-dessus du nom, comme si son amant avait voulu dire qu elle mérite et porte la couronne de la beauté. Ici soupire un berger, là se plaint un autre; par ici on entend des chants d’amour; par là, des stances de tristesse et de désespoir. Tel passe toutes les heures de la nuit assis au pied d’un chêne ou d’un rocher, et le soleil le trouve, au matin, absorbé dans ses pensées, sans qu’il ait fermé ses paupières humides; tel autre, pendant la plus insupportable ardeur de l’été, reste étendu sur la poussière brûlante pour envoyer ses plaintes au ciel compatissant. De l’un, de l’autre et de tous ensemble se moque et triomphe la belle Marcelle. Nous tous qui la connaissons, nous sommes curieux de voir oii aboutira sa fierté, et quel sera l’heureux prétendant qui doit venir à bout de dompter une humeur si farouche, de posséder une beauté si parfaite. Et, comme tout ce que j ’ai dit est la vérité la plus avérée, je me figure qu’il en est de même de ce qu’a conté notre compagnon sur la mort de Chrysostome. Je vous conseille donc, seigneur, de ne pas manquer de vous trouver à son enterrement : c’est une chose à voir, car Chrysostome a bien des amis, et d’ici à l’endroit où il a ordonné qu’on l’enterrât, il n’y a pas une demi-lieue. — J ’en fais mon affaire, répondit don Quichotte, et je vous remercie du plaisir que vous m’avez fait en me contant une si intéressante histoire. — Oh! ma foi, répliqua le chevrier, je ne sais pas la moitié des aventures arrivées aux amants de Marcelle; mais il se pourrait que, chemin faisant, nous rencontrassions demain quelque berger qui nous contât le reste. Quant à présent, vous ferez bien d’aller dormir sous l’abri d’un toit; car le serein pourrait faire mal à votre blessure, bien (pie le remède qu’on y a mis soit tel qu’il n \ ait plus d’accident à craindre. « Sancho Panza, qui donnait au diable le chevrier et ses bavardages, pressa son maître d’aller se coucher dans la cabane de Pédro. Don Quichotte à la fin céda ; mais ce fut pour donner le reste de la nuit au souvenir de sa dame Dul­ cinée, à l imitation des amants de Marcelle. Quant à Sancho, il s’arrangea sur la paille, entre Rossinante et son àne, et dormit, non comme un amant rebuté, mais comme un homme qui a l’estomac plein et le dos roué de coups. 1 0 0 DON QUICHOTTE. CHAPITRE XIII. OÙ SE TERMINE L ’ H IST O IR E DE LA BE RG ÈR E M A R C E L LE , AVEC D ’A UTR ES ÉVÉNEMENTS , Mais à peine l’aurore commençait à se montrer, comme disent les poètes, sur les balcons de l Orient, que cinq des six chevriers se levèrent, furent appeler don Quichotte, et lui dirent, s il avait toujours T intention d’aller voir l'enterre­ ment de Chrysostome, qu’ils étaient prêts à lui tenir compagnie. Don Quichotte, qui ne désirait pas autre chose, se leva, et ordonna à Sanclio de mettre à leurs bêtes la selle et le bât. Sanclio obéit en diligence, et, sans plus de retard, toute la troupe se mit en chemin. Ils n’eurent pas fait un quart de lieue, qu’à la croisière du sentier ils virent venir de leur côté six à sept bergers vêtus de vestes de peaux noires, la tête couronnée de guirlandes de cyprès et de laurier-rose, et tenant chacun à la main un fort bâton de houx. Après eux venaient deux gentilshommes à cheval, en bel équipage de route, avec trois valets de pied qui les accompagnaient. En sa- 102 bordant, les deux troupes se saluèrent avec courtoisie, et s étant demandé les uns aux autres où ils allaient, ils surent que tous se rendaient au lieu de l en­ terrement; ils se mirent donc à cheminer tous de compagnie. Un des cavaliers, s’adr essant à son compagnon : « Il me semble, seigneur Vivaldo, lui dit-il, que nous n aurons point a regretter le retard que nous coûtera le .spectacle de eette fameuse cérémonie, qui ne pourra manquer d’être fameuse, d’après les choses étranges que nous ont contées ces bonnes gens, aussi bien du berger défunt (pie de la bergère homicide. — C’est ce que je pense aussi, répondit Vivaldo, et j aurais retardé mon vovage, non d’un jour, mais de quatre, pour en être témoin. » Don Quichotte alors leur demanda ce qu’ils avaient ouï dire de Marcelle et de Chrvsostome. Le voyageur répondit que, ce matin même, ils avaient rencontré ces bergers, et que, les voyant en ce triste équipage, ils leur avaient demandé pour quelle cause ils allaient ainsi costumés; que l’un d’eux la leur conta, ainsi (pie la beauté et l’étrange humeur d une bergère appelée Marcelle, la multitude d amoureux qui la recherchaient, et la mort de ce Chrysostome à l’enterrement duquel ils allaient assister. Finalement, il répéta tout ce qü’avait déjà conté Pédro à don Quichotte. Cet entretien fini, un autre commença, le cavalier (pii se nommait A ivaldo avant demandé à don Quichotte quel était le motif qui le faisait voyager armé de la sorte, en pleine paix et dans un pays si tranquille. A cela, don Quichotte répondit : « La profession que j ’exerce et les vœux que j ’ai faits ne me permettent point d’aller d'une autre manière. Le repos, la bonne chère, les divertissements furent inventés pour d’efféminés gens de cour; mais les fatigues, les veilles et les armes ne furent inventées que pour ceux que le monde appelle chevaliers errants, desquels, quoique indigne et le moindre de tous, j’ai l’honneur de faire partie. » Dès qu’on entendit sa réponse, tout le monde le tint pour fou; mais, afin de s’en assurer davantage, et de voir jusqu’au bout de quelle espèce était sa folie, Vivaldo, revenant à la charge, lui demanda ce qu’on entendait par chevaliers errants. « Vos Grâces n’ont-elles jamais lu, répondit don Quichotte, les chroniques et les annales d’Angleterre, ou il est question des fameux exploits du roi Arthur, que dans notre idiome castillan nous appelons le roi Artus, et duquel une an­ tique tradition, reçue dans tout le royaume de la Grande-Bretagne, raconte qu’il ne mourut pas, mais qu’il fut, par art d’enchantement, changé en corbeau, et que, dans la suite des temps, il doit venir reprendre sa couronne et son sceptre; ce (jui lait que, depuis cette époque jusqu’à nos jours, on ne saurait prouver qu’aucun Anglais ait tué un corbeau1. Eh bien! c’est dans le temps de ce bon roi que fut institué ce fameux ordre de chevalerie appelé la Table-Ronde1, et que DON QUICHOTTE. DON QUICHOTTE. 103 se passèrent de point en point, comme on les conte, les amours de don Lan­ celot du Lac et de la reine Genièvre, amours dont la confidente et la médiatrice était cette respectable duègne Quintagnonne, pour laquelle fut fait ce romance si connu et si répété dans notre Espagne : « One chevalier ne fut sur terre Des dames si bien accueilli, Qu’à son retour de Y Angleterre v i n Don Lancelot n’en fût servi 3; ainsi que cette progression si douce et si charmante de ses hauts faits amoureux et guerriers. Depuis lors, et de main en main, cet ordre de chevalerie alla tou­ jours croissant et s’étendant aux diverses parties du monde. Ce fut en son sein (pie se rendirent fameux et célèbres par leurs actions le vaillant Amadis de Gaule, avec tous ses fils et petits-fils, jusqu’à la cinquième génération, et le valeureux Félix-Mars d Hyrcanie, et cet autre qu’on ne peut jamais louer assez, Tirant le Blanc; et qu’enfin, presque de nos jours, nous avons vu, entendu et connu l’invincible chevalier don Bélianis de Grèce. Voilà, seigneur, ce que c est que d’être chevalier errant; voilà de quel ordre de chevalerie je vous ai parlé, ordre dans lequel, quoique pécheur, j ’ai fait profession, professant tout ce qu'ont pro­ fessé les chevaliers dont je viens de faire mention. Voilà pourquoi je vais par ces solitudes et ces déserts, cherchant les aventures, bien déterminé à risquer mon bras et ma vie dans la plus périlleuse que puisse m envoyer le sort, si c est au secours des faibles et des affligés. » Il n’en fallut pas davantage pour achever de convaincre les voyageurs que don Quichotte avait le jugement à l’envers, et pour leur apprendre de quelle espèce de folie il était possédé; ce qui leur causa le même étonnement qu'à tous ceux qui, pour la première fois, en prenaient connaissance. A ivaldo, qui avait l’esprit vif et 1 humeur enjouée, désirant passer sans ennui le peu de chemin qui leur restait à faire pour arriver à la colline de l’enterrement, voulut lui offrir l occasion de poursuivre ses extravagants propos : « Il me semble, seigneur chevalier errant, lui dit-il, que \ otre Grâce a fait profession dans un des ordres les plus rigoureux qu il y ait sur la terre; et, si je ne m’abuse, la règle même des frères chartreux n’est pas si étroite. — Aussi étroite, c’est possible, répondit notre don Quichotte; mais aussi nécessaire au monde, c’est une chose que je suis à deux doigts de mettre en doute; car, s’il faut parler vrai, le soldat qui exécute ce que lui ordonne son capitaine ne fait pas moins que le capitaine qui a commandé. Je veux dire que les religieux, en tout repos et en toute paix, demandent au ciel le bien de la teire; mais nous, soldats et chevaliers, nous mettons en pratique ce qu’ils mettent en prière, faisant ce bien par la valeur de nos bras et le tranchant de nos épées, non point à l’abri des injures du temps, mais à ciel découvert, en butte aux insupportables rayons du soleil d’été, et aux glaces hérissées de l’hiver. Ainsi. 104 DON QUICHOTTE. nous sommes les ministres de Dieu sur la terre, et les bras par qui s’y exerce sa justice. Et, comme les choses de la guerre et toutes celles qui s’y rattachent ne peuvent être mises à exécution que par le travail excessif, la sueur et le sang, il suit de là que ceux qui en font profession accomplissent, sans aucun doute, une œuvre plus grande que ceux qui, dans le calme et la sécurité, se contentent d invoquer Dieu pour qu il prête son aide à ceux qui en ont besoin. Je ne veux pas dire pour cela (rien n est plus loin de ma pensée) que l’état de chevalier errant soit aussi saint que celui de moine cloîtré; je veux seulement inférer des fatigues et des privations que j endure, qu’il est plus pénible, plus laborieux, plus misérable, plus sujet à la faim, à la soif, à la nudité, à la vermine. Il n’est pas douteux, en effet, que les chevaliers errants des siècles passés n’aient éprouvé bien des souffrances dans le cours de leur vie; et si quelques-uns s’élevèreut par la valeur de leur bras jusqu’à devenir empereurs4, il leur en a coûté, par ma foi, un bon prix payé en sueur et en sang; encore, si ceux qui montèrent jusqu à ce haut degré eussent manqué d’enchanteurs et de sages qui les proté­ geassent, ils seraient restés bien déçus dans leurs espérances et bien frustrés dans leurs vœux. — C est assurément mon avis, répliqua le voyageur; mais une chose qui, parmi beaucoup d autres, me choque de la.part des chevaliers errants, c’est que, lorsqu ils se trouvent en occasion d affronter quelque grande et périlleuse aven­ ture, où ils courent manifestement risque de la vie, jamais, en ce moment cri­ tique, ils ne se souviennent de recommander leur âme à Dieu, comme tout bon chrétien est tenu de le faire en semblable danger; au contraire, ils se recom­ mandent à leurs dames avec autant d’ardeur et de dévotion que s’ils en eussent fait leur Dieu; et cela, si je ne me trompe, sent quelque peu le païen5. — Seigneur, répondit don Quichotte, il n’y a pas moyen de faire autrement; et le chevalier qui ferait autre chose se mettrait dans un mauvais cas. Il est reçu en usage et passé en coutume dans la chevalerie errante, que le chevalier errant qui est en présence de sa dame au moment d’entreprendre quelque grand fait d’armes, tourne vers elle amoureusement les yeux, comme pour lui demander par son regard quelle le secoure et le favorise dans le péril qui le presse; et même lorsque personne ne peut l’entendre, il est tenu de murmurer quelques mots entre les dents pour se recommander à elle de tout son cœur; et de cela nous avons dans les histoires d innombrables exemples. Mais il ne faut pas croire cependant que les chevaliers s’abstiennent de recommander leur âme à Dieu; ils trouveront temps et lieu pour le faire pendant la besogne6. — Avec tout cela, répliqua le voyageur, il me reste un scrupule. J ’ai lu bien des fois que deux chevaliers errants en viennent aux gros mots, et, de parole en parole, voilà que leur colère s’enflamme, qu’ils font tourner leurs chevaux pour prendre du champ, et que tout aussitôt, sans autre forme de procès, ils reviennent se heurter à bride abattue, se recommandant à leurs dames au milieu de la carrière. Et ce qui arrive le plus ordinairement de ces rencontres, c’est DON QUICHOTTE. que I un des chevaliers tombe à bas de son cheval, percé d’outre en outre par la lance de son ennemi, et que l’autre, à moins de s’empoigner aux crins, des­ cendrait aussi par terre. Or comment le mort a-t-il eu le temps de recommander son âme à Dieu dans le cours d’une besogne si vite expédiée? Ne vaudrait-il pas mieux que les paroles qu’il emploie pendant la course à se recommander à sa dame fussent employées à ce qu’il est tenu de faire comme bon chrétien? d autant plus que j’imagine, à part moi, que les chevaliers errants n’ont pas tous des dames à cpii se recommander, car enfin ils ne sont pas tous amoureux. — Cela ne peut être, s’écria don Quichotte; je dis que cela ne peut être, et qu’il est impossible qu’il y ait un chevalier errant sans dame : pour eux tous, il est aussi bien de nature et d’essence d’être amoureux, que pour le ciel d’avoir des étoiles. /V coup sur vous n’avez jamais vu d histoires où se rencontre un chevalier errant sans amours, car, par la raison même qu’il n’en aurait point, il ne serait pas tenu pour légitime chevalier, mais pour bâtard, et l’on dirait qu’il est entré dans la forteresse de l’ordre, non par la grande porte, mais par-dessus les murs, comme un larron et un brigand7. — Néanmoins, reprit le voyageur, il me semble, si j’ai bonne mémoire, avoir lu que don Galaor, frère du valeureux Amadis de Gaule, n’eut jamais de dame attitrée, de laquelle il pût se réclamer dans les périls; et pourtant il n en fut pas moins tenu pour un vaillant et fameux chevalier. » A cela notre don Quichotte répondit : « Seigneur, une seule hirondelle ne fait pas le printemps; d ailleurs, je sais de bonne source qu’en secret ce chevalier était réellement amoureux. En outre, cette manie d’en conter à toutes celles qu’il trouvait à son gré, c’était une complexion naturelle et particulière qu’il ne pouvait tenir en bride. Mais néanmoins, il est parfaitement avéré qu’il n’avait qu’une seule dame maîtresse de sa volonté et de ses pensées, à laquelle il se recommandait mainte et mainte fois, mais très-secrète­ ment, car il se piquait d’être amant discret8. — Puisqu’il est de l’essence de tout chevalier errant d’être amoureux, reprit le voyageur, on peut bien croire que Votre Grâce n’a point dérogé à cette règle de l’état qu elle professe, et si Votre Grâce ne se pique pas d’être aussi discret que don Galaor, je vous supplie ardemment, au nom de toute cette compagnie et au mien propre, de nous apprendre le nom, la patrie, la qualité et les charmes de votre dame. Elle ne peut manquer de tenir â grand bonheur que tout le monde sache quelle est aimée et servie par un chevalier tel que nous parait Votre Grâce. » A ces mots don Quichotte poussa un grand soupir : « Je ne pourrais affirmer, dit-il, si ma douce ennemie désire ou craint que le monde sache que je suis son serviteur; seulement je puis dire, en répondant â la prière (pii m’est faite avec tant de civilité, que son nom est Dulcinée; sa patrie, le Toboso, village de la Manche; sa qualité, au moins celle de princesse, puisqu’elle est ma reine et ma dame; et ses charmes, surhumains, car en elle viennent se réaliser 105 1 0 6 et se réunir tous les ehiniériques attributs de la beauté que b*s portes donnent a leurs maîtresses. Ses ebeveux sont des tresses d or, son Iront des rbamps élvséens, ses sourcils des arcs-en-ciel, ses veux des soleils, ses joues des roses, ses lèvres du corail, ses dents des perles, son cou de 1 albâtre, son sein du marbre, ses mains de b ivoire, sa blancheur celle de la neige, et ce que la pudeur cache aux regards des hommes est tel, je ni imagine, cpie le plus judicieux examen pourrait seul en reconnaître le prix, mais non pas \ trouver des termes de comparaison. — Maintenant, reprit Vivaldo, nous voudrions savoir son lignage, sa souche et sa généalogie. — Elle ne descend pas, répondit don Quichotte, des Curtius, Caius et Sci- pion de l'ancienne Rome, ni des Colonna et Ursini de la moderne, ni des Moncada et Réquésen de Catalogne, ni des Rébella et Yillanova de Valence, ni des Pa- lafox, Nuza, Rocaherti, Corella, Lima, Alagon, Urréa, Foz et Gurréa d Aragon ; ni des Cerda, Manrique, Mendoza et Guzman de Castille; ni des Alencastro, Pallia et Ménésès de Portugal; elle est de la famille du Toboso de la Manche, race nou­ velle, il est vrai, mais telle qu elle peut être le généreux berceau des plus illustres races des siècles à venir. Et qu’à cela I on ne réplique rien, si ce n est aux condi­ tions que Zerhin écrivit au pied du trophée des armes de Roland : Que nul de les toucher ne soit si téméraire, S il ne veut de Roland affronter la colère 9. — Quoique ma famille, répondit le voyageur, soit des Cachopin de Larédo, je n oserais point la mettre en parallèle avec celle du Toboso de la Manche ; et pourtant, à vrai dire, ce nom et ce titre n’étaient pas encore arrivés jusqu’à mes oreilles. — C’est pour cela qu’ils n’y sont point arrivés10, » répondit don Quichotte. Cet entretien des deux interlocuteurs, tous les autres F écoutaient avec une grande attention, si bien que les chevriers et les bergers eux-mémes reconnurent le vide qu'il v avait dans la cervelle de notre héros. Le seul Sancho Panza s’imagi­ nait cpie tout ce que disait son maître était pure vérité, et cela parce qu’il savait de longue main quel homme c’était, l’ayant connu depuis sa première enfance. Si pourtant quelque chose éveillait ses doutes et lui semblait difficile à croire, c’était cette invention de la charmante Dulcinée du Toboso; car, demeurant si près de ce village, jamais il n avait eu connaissance de tel nom ni de telle princesse. Ils cheminaient discourant ainsi, quand ils virent descendre, par un ravin creusé entre deux hautes montagnes, une vingtaine de bergers, tous vêtus de lon­ gues vestes de laine noire, et couronnés de guirlandes, qu’ensuite on reconnut être, les unes d if, les autres de cyprès. Six d’entre eux portaient un brancard couvert d’une infinité de fleurs et de branches vertes. En les apercevant, un des chevriers s’écria : « Voici venir ceux qui apportent le corps de Chrysostome, et c’est au pied de cette montagne qu’il a ordonné qu’on l’enterrât. » DON QUICHOTTE. DON QUICHOTTE. 107 Cela fit bâter la marche, et toute la troupe arriva au moment où les autres avaient déjà déposé leur brancard à terre*, -et ou quatre d’entre eux s’occupaient, avec des pieux aigus, à creuser la sépulture au pied d’une roche vive. Ils s’abor­ dèrent courtoisement les uns les autres; puis, les saints échangés, don Quichotte et ceux qui l’accompagnaient se mirent à considérer le brancard, sur lequel était étendu, tout couvert de fleurs, un cadavre vêtu en berger11 auquel on pouvait donner trente ans d âge. Quoique mort, il montrait avoir été, pendant la vie, de belle tournure et (b* beau visage. Autour de lui, et sur b* brancard même, on avait placé quelques livres et plusieurs papiers ouverts ou pliés. Ceux qui I examinaient, comme ceux (pii creusaient la fosse, et tous les autres assistants, gardaient un merveilleux silence; enfin un de ceux qui l’avaient apporté dit à l’un de ses compagnons : « Regarde, Ambroise, si c’est bien là I endroit qu'a désigné Cbrvsostome, puis­ que tu veux si ponctuellement accomplir ce (pi il a ordonné dans son testament. — C est bien là, répondit Ambroise; car mon malheureux ami cent fois m y a conté sa déplorable histoire. C’est là, m a-t-il dit, qu’il vit pour la première fois cette mortelle ennemie du genre humain; là que, pour la première fois, il lui dé­ clara son amour aussi pur (pie passionné ; là, enfin, que Marcelle acheva de le désespérer par son indifférence et ses dédains, et l’obligea de mettre une fin tragique au misérable drame de sa vie; c’est là qu’en souvenir de tant d infortunes, il a voulu qu’on le déposât dans le sein d un éternel oubli. » Se tournant alors vers don Quichotte et les voyageurs, il continua de la sorte : « Ce corps, seigneurs, que vous regardez avec des yeux attendris, fut le dépo­ sitaire d une âme en qui le ciel avait mis une grande partie de ses plus riches dons. C’est le corps de Chrysostome, (pu fut unique pour l’esprit et pour la cour­ toisie, extrême pour la grâce et la noblesse, phénix en amitié, généreux et magni­ fique sans calcul, grave sans présomption, joyeux sans bassesse; finalement, le premier en tout ce (pii s’appelle être bon, et sans second en tout ce qui s’appelle être malheureux. 11 aima, et fut liai; il adora, et fut dédaigné; il voulut adoucir une bête féroce, attendrir un marbre, poursuivre le vent, se faire entendre du désert; il servit enfin l ingratitude, et le prix qu’il en reçut, ce fut d’être la proie de la mort au milieu du cours de sa vie, à laquelle mit fin une bergère qu’il vou­ lait faire vivre éternellement dans la mémoire des hommes. C’est ce que prouve­ raient au besoin ces papiers sur lesquels vous portez les regards, s il ne m’avait enjoint de les livrer au feu dès que j aurais livré son corps à la terre. — Mais, seigneur, reprit Vivaldo, ce serait les traiter avec plus de rigueur et de cruauté (pie leur auteur lui-même. Il n est ni juste ni raisonnable d’exécuter à la lettre la volonté de celui qui commande des choses hors de toute raison. Qu au­ rait fait Auguste s il eut consenti qu’on exécutât ce qu ordonnait par son testament le divin chantre de Mantoue ? Ainsi donc, seigneur Ambroise, c’est assez de donner le corps de votre ami à la terre; ne donnez pas encore ses œuvres à l’oubli. Ce qu’il ordonna en homme outragé, ne l’accomplissez pas en instrument aveugle. 108 DON QUICHOTTE. Au contraire, en rendant la vie à ses écrits, rendez-la de même pour toujours à la cruauté de Marcelle, afin que, dans les temps à venir, elle serve d’exemple aux hommes, pour qu’ils évitent de tomber dans de semblables abîmes. Nous savons, en effet, nous tous qui vous entourons, l'histoire des amours et du désespoir de votre ami ; nous savons l’affection que vous lui portiez, la raison de sa mort, et ce qu il ordonna en mettant fin à sa vie ; et de cette lamentable histoire nous pouvons inférer combien furent grands l’amour de Chrysostome, la cruauté de Marcelle, la foi de votre amitié, et quel terme fatal attend ceux qui, séduits par l’amour, se précipitent sans frein dans le sentier de perdition ou il les entraîne. Hier au soir, en apprenant la mort de Chrysostome, nous avons su que son enterrement devait se faire en cet endroit; et non moins remplis de compassion que de curiosité, nous avons résolu de quitter notre droit chemin pour venir voir de nos propres veux ce dont le seul récit nous avait si vivement touchés. Pour prix de cette compassion, et du désir (pie nous avons formé de remédier, si nous avions pu, à cette infortune, nous vous prions, 6 discret Ambroise, et moi, du moins, je vous supplie que renonçant à brûler ses écrits, vous m’en laissiez enle­ ver quelques-uns. » Sans attendre la réponse du berger, Vivaldo étendit la main et saisit quelques papiers, de ceux qui se trouvaient le plus à sa portée. Voyant cela, Ambroise lui dit : « Par courtoisie, je consentirai, seigneur, à ce que vous gardiez ceux que vous avez pris ; mais espérer que je renonce à jeter le reste au feu, c’est une espérance vaine. » Vivaldo, qui brûlait de savoir ce que contenaient ces papiers, en ouvrit un précipitamment, et il vit qu’il avait pour titre Chant de desespoir. Quand Ambroise l’entendit citer : «Voilà, s’écria-t-il, les derniers vers qu’écrivit l’infortuné; et, pour que vous voyiez, seigneur, en quelle situation l’avait réduit sa disgrâce, lisez-les de manière que vous soyez entendu : vous en aurez bien le temps pendant qu’on achèvera de creuser la tombe. — C’est ce que je ferai de bon cœur, répondit Vivaldo ; et comme tous les assistants partageaient son envie, ils se mirent en cercle autour de lui, et voici ce qu il leur lut d’une voix haute et sonore : CHAPITRE XIY. OÙ SONT RAPP ORT ÉS LES VERS D É S E S P É R É S DU B E R G E R DÉFUNT, AVEC D ’A U T R E S ÉVÉNEMENTS I N E S P É R É S . CHANT DK CHRYSOSTOME « Puisque tu veux, cruelle, que l’on publie de bouche en bouche et de pays en pays l’àpre violence de ta rigueur, je ferai en sorte que l’enfer lui-même commu­ nique à ma triste poitrine un accent lamentable qui change lOrdinaire accent de ma voix. Et, au gré de mon désir, qui s’efforce de raconter ma douleur et tes prouesses, il en sortira un effroyable cri, auquel seront mêlés, pour plus de tour­ ment, des morceaux de mes misérables entrailles. Ecoute donc, et prête une oreille attentive, non pas au son harmonieux, mais au bruit confus cpii, pour ma satis- faction et pour ton dépit, s’exhale du fond de ma poitrine amère : « Que le rugissement du lion, h* féroce hurlement du loup, le sifflement horrible du serpent écailleux, l’effroyable cri de quelque monstre, le croassement augurai de la corneille, le vacarme du vent qui agite la mer, l implacable mugissement du 110 DON QUICHOTTE. taureau vaincu, le plaintif roucoulement de la tourterelle veuve, le chant .sinistre du hibou, et les gémissements de toute la noire* troupe de I enler accompagnent la plainte de mon âme, et se mêlent en un son qui trouble* tous le*s sens; car l;i peine ejui me déchire a besoin, pour être* contée, de* me>yens ne niveaux. « Ce* ne* sont point le*s sables dorés du Tige*, ni le*s ediviers du fameux Be*tis, qui entenelront les échos de* cette étrange* e*emfusion : c’est sur le* semnnet des ro- cliers et dans la profondeur des abîmés (|ue*, d une langue* morte, mais de* paroie*s toujours vivantes, se répandront mes déchirantes peines; ou dans d’obscurs vallons, em sur des plages arides, ou dans des lieux epie le* sede'il n éclaira jamais ele* sa lumière, ou parmi la multitude* ele bêtes venimeuses epie nourrit le? limon élu Nil. Et, tan élis que, élans les déserts sauvages, le*s échos sourds et incertains résonneront ele mon mal e*t ele ta rigueur sans pareille, par privilège de* mon misérable ele*stin, ils seront portés élans I immensité élu monde*. « Un dédain donne la mort; un soupçon faux em vrai met à bout la patience; la jalousie tue el une pointe cruelle; une longue absence trouble la vie, e*t à la crainte de b oubli ne résiste nulle espérance d’un sort heureux; en temt se montre la mort inévitable. Mais moi, prodige inouï! je vis jaloux, absent, dédaigné, et certain des soupçons qui nie tuent. Dans b oubli où mon feu s’avive, et parmi tant* de tourments, ma vue ne peut atteindre l’ombre de l’espérance, et, dans mon désespoir, je ne la désire pas ; au contraire, pour me plonger et m’opiniâtrer dans ma plainte, je jure de la fuir éternellement. « Peut-on, par hasard, dans le même instant, espérer et craindre? ou est-ce bien de le faire, quand les raisons de craindre sont les plus certaines? Dois-je, si la cruelle jalousie se présente à moi, dois-je fermer les yeux, quand je ne peux manquer de la voir à travers les mille blessures dont mon âme est percée? Qui n ouvrirait toutes grandes les portes à la méfiance et à la crainte, quand il voit b indifférence à découvert, ses soupçons devenus, par une amère conviction, des vérités palpables, et la vérité nue déguisée en mensonge? O Jalousie, tyran du royaume d Amour, mets-moi des fers à ces deux mains! Donne-moi, Dédain, la corde du supplice ! Mais, hélas ! par une cruelle victoire, la Souffrance étouffe votre souvenir! « Je meurs enfin, et pour n espérer jamais aucun bon succès, ni dans la vie, ni dans la mort, je m’obstinerai et resterai ferme en ma pensée; je dirai qu’on a toujours raison de bien aimer, et que I âme la plus libre est celle qui est le plus esclave de la tyrannie de l’amour; je dirai que celle qui fut toujours mon ennemie a 1 âme aussi belle que le corps, que son indifférence naît de ma faute, et que c’est par les maux qu’il nous fait qu’Amour maintient en paix son empire. Cette opinion et un lacet misérable, accélérant le terme fatal ou m ont conduit tes dédains, j’of­ frirai aux vents le corps et 1 âme sans laurier, sans palme de gloire à venir. « Toi qui fais voir, par tant de traitements cruels, la raison qui m’oblige à traiter de même la Aie qui me lasse et que j abhorre; puisque cette profonde bles­ sure de mon cœur te donne d éclatantes preuves de la joie qu’il seul à s’offrir aux DON QUICHOTTE. 111 coups lus, s’écria Sanelio ; car plus de (jualre cents Mores m o nt tanné la peau de telle manière (lue la m oulure d’hier sous les gourdins n ’élail (jue pain hénil en com paraison. Mais d iles-m oi, seigneur, eommenl appelez-vous belle et rare celle aventure (jui nous laisse dans l étal ou nous som m es? KncOre, |)our Votre (irâee, le mal n ’a j>as été si grand, puisqu'elle a tenu dans ses liras celle incomparable beauté. Mais moi, (pi’ai-je attrapé, bon D ie u , sinon les jilus effroyables gourmades (pu; je jiense recevoir en toute ma v ie? M alheur à moi et a la merc (jui m a mis au monde! Je ne suis |»as chevalier errant, et je n ’es- |>cre jamais le d e v e n ir ; et de toutes les mauvaises rencontres j’attrape la meil­ leure part ! — Com m ent, on l a donc aussi gourm e? demanda don (Juieholle. (Ju il en cuise a ma race! s écria Sanelio ; (|u esl-ee (pie je viens doue de vous d ire ? — INe le mets pas en peine, am i, reprit don Q u ic h o tte ; je vais préparer tout a I heure le baume précieux avec lequel nous guérirons en un c l in d E I .A S JE B H A -M U R E N A . DON QUICHOTTE. 21o en la mort, tu ne diras à personne que je me suis éloigné et retiré de ce péril par frayeur, mais bien pour complaire à tes supplications. Si tu dis autre chose, tu en auras menti, et dès à présent pour alors, comme alors pour dès à présent, je te donne un démenti, et dis que tu mens et mentiras toutes les fois que tu diras ou penseras pareille chose. Et ne me réplique rien; car, de penser seulement que je m’éloigne d’un péril, de celui-ci principalement, ou il me semble que je montre je 11e sais quelle ombre de peur, il me prend envie de rester là, et dy attendre seul, non-seulement cette Sainte-Hermandad ou confrérie qui tépouvante, mais encore les frères des douze tribus d’Israël, et les sept frères Machabées, et les jumeaux Castor et Pollux, et tous les frères, confrères et confréries qu’il \ ait au monde. — Seigneur, répondit Sancho, se retirer n'est pas fuir, et attendre n'est pas sagesse quand le péril surpasse l’espérance et les forces. Il est d’un homme sage de se garder aujourd’hui pour demain, et de ne pas s’aventurer tout entier en un jour. Et sachez que, tout rustre et vilain que je suis, j’ai bien quelque idée pourtant de ce qu’on appelle se bien gouverner. Ainsi, ne vous repentez pas d’avoir suivi mon conseil; montez plutôt sur Rossinante, si vous pouvez, ou sinon je vous aiderai; et suivez-moi, car le cœur me dit que nous avons plus besoin maintenant de nos pieds que de nos mains. » Don Quichotte monta sur sa bête, sans répliquer un mot; et, Sancho prenant les devants sur son âne, ils entrèrent dans une gorge de la Sierra-Moréna, dont ils étaient proches. L intention de Sancho était de traverser toute cette chaîne de montagnes, et d’aller déboucher au \ iso ou bien à Almodovar del Campo, après s’être cachés quelques jours dans ces solitudes, pour échapper à la Sainte-Hermandad, si elle se mettait à leur piste. Ce qui l’encouragea dans ce dessein, ce fut de voir que le sac aux provisions qu’il portait sur son âne avait échappé au pillage des galériens, chose qu’il tint à miracle, tant ces honnêtes gens avaient bien fureté, et pris tout ce qui leur convenait. Les deux voyageurs arrivèrent cette nuit même au cœur de la Sierra-Moréna, où Sancho trouva bon de faire halte, et même de passer quelques jours, au moins tant que dureraient les vivres. Ils s’arrangèrent donc pour la nuit entre deux roches et quantité de grands lièges. Mais la destinée, qui, selon l’opinion de ceux que 11’éclaire point la vraie foi, ordonne et règle tout à sa fantaisie, voulut que Ginès de Passa- mont, cet insigne voleur qu’avaient délivré de la chaîne la vertu et la folie de don Quichotte, poussé par la crainte de la Sainte-Hermandad, qu’il redoutait avec juste raison, eut aussi songé à se cacher dans ces montagnes. Elle voulut de plus que sa frayeur et son étoile l’eussent conduit précisément où s’étaient arrêtés don Quichotte et Sancho Panza, qu’il reconnut aussitôt, et qu’il laissa paisiblement s’endormir. Comme les méchants sont toujours ingrats, comme la nécessité est b occasion qui fait le larron, et que le présent fait oublier l’avenir, Ginès, qui 11’avait pas plus de reconnaissance que de bonnes intentions, résolut de voler l’âne de Sancho Panza, se souciant peu de Rossinante, qui lui parut un aussi mauvais meuble à vendre qu’à 216 DON QUICHOTTE. mettre en gage. Sanclio donnait; Ginès lui vola son âne, et, avant que le jour vint, il était trop loin pour qu’on pût le rattraper. L’aurore parut, réjouissant la terre, et attristant le bon Sanclio Panza; car, ne trouvant plus son âne, et se voyant sans lui, il se mit à faire les plus tristes et les plus douloureuses lamentations, tellement que don Quichotte s’éveilla au bruit de ses plaintes, et l’entendit qui disait en pleurant : « O fils de mes entrailles, né dans ma propre maison, jouet de mes enfants, délices de ma femme, envie de mes voisins, soulagement de mes charges, et finale­ ment nourricier de la moitié de ma personne, car, avec vingt-six maravédis que tu gagnais par jour, tu fournissais à la moitié de ma dépense! » Don Quichotte, qui vit les pleurs de Sanclio et en apprit la cause, le consola par les meilleurs raisonnements qu’il put trouver, et lui promit de lui donner une lettre de change de trois ânons sur cinq qu’il avait laissés dans son écurie. A cette promesse, Sanclio se consola, sécha ses larmes, calma ses sanglots, et remercia son maître de la faveur qu’il lui faisait. Celui-ci, dès qu'il eut pénétré dans ces montagnes, qui lui semblaient des lieux tout à fait propres aux aventures qu il cherchait, s’était senti le cœur bondir de joie. 11 repassait en sa mémoire ces merveilleux événements qui, dans de semblables lieux, âpres et solitaires, étaient arrivés à des chevaliers errants, et ces pensées l’absor­ baient et le transportaient au point qu'il oubliait toute autre chose. Quant à Sanclio, il n avait d’autre souci, depuis qu’il croyait cheminer en lieu sûr, que de restaurer son estomac avec les débris qui restaient du butin fait sur les prêtres du convoi. Il s’en allait donc derrière son maître, chargé de tout ce qu’aurait dû porter le grisou3, et tirant du sac pour mettre en son ventre; et il se trouvait si bien de cette manière d’aller, qu il n’aurait pas donné une obole pour rencontrer toute autre aventure. En ce moment il leva les yeux, et vit que son maître, s’étant arrêté, essayait de soulever avec la pointe de sa lance je ne sais quel paquet qui gisait par terre. Se hâtant alors d’aller lui aider, s’il en était besoin, il arriva au moment ou don Quichotte soulevait sur le bout de sa pique un coussin et une valise attachés ensemble, tous deux en lambeaux et à demi pourris. Mais le paquet pesait tant que Sanclio fiit obligé de l’aller prendre à la main, et son maître lui dit de voir ce qu'il v avait dans la valise. Sanclio s’empressa d’obéir, et, quoiqu’elle fût fermée avec une chaîne et son cadenas, il lui fut facile, par les trous qu’avait faits la pourriture, de voir ce qu’elle contenait. C’étaient quatre chemises de fine toile de Hollande, et d’autres hardes aussi élégantes que propres; et de plus, Sanclio trouva dans un mouchoir un bon petit tas d éçus d’or. Dès qu’il les vit : « Béni soit le ciel tout entier, s’écria-t-il, qui nous envoie enfin une aventure à gagner quelque chose. » > Il se remit à chercher, et trouva un petit livre de poche richement relié. « Donne-moi ce livre, lui dit don Quichotte; quant à l’argent, garde-le, je t’en fais cadeau. » Sanclio lui baisa les mains pour le remercier de cette faveur, et, dévalisant la S A N C H O D O R M A I T , G I N È S L U I V O L A S O N A N E . 1 28 219 valise, il mit la lingerie dans le sac aux provisions. A la vue de toutes ces circon­ stances, don Quichotte dit à son écuyer : « Il me semble, Sancho, et ce ne peut être autre chose, rjne quelque voyageur égaré aura voulu traverser ces montagnes, et que des brigands, l’ayant surpris au passage, l’auront assassiné, et seront venus I enterrer dans cet endroit désert. — Cela ne peut pas être, répondit Sancho; car des voleurs n auraient point laissé l’argent. - Tu as raison, reprit don Quichotte, et je ne devine vraiment pas ce que ce peut être. Mais attends, nous allons voir s il n’y a pas dans ces tablettes quelque note d’où nous puissions dépister et découvrir ce que nous désirons savoir. » 11 ouvrit le petit livre, et la première chose qu il vit écrite, comme en brouillon, quoique d’une belle écriture, fut un sonnet qu’il lut à haute voix pour que Sancho l’entendit. Ce sonnet disait : « Ou I amour n’a point assez de discernement, ou il a trop de cruauté, ou bien ma peine n est point en rapport avec la faute qui me condamne à la plus dure espèce de tourment. « Mais, si l’amour est un dieu, personne n ignore, et la raison le veut ainsi, qu’un dieu ne peut être cruel. Qui donc ordonne l’amère douleur que j ’endure et que j ’adore? « Si je dis que c’est vous, Philis, je me trompe ; car tant de mal ne peut sortir de tant de bien, et ce n’est, pas du ciel (pie me vient cet enfer. « Il faut donc mourir, voilà le plus certain : car au mal dont la cause est inconnue, ce serait miracle de trouver le remède. » « Cette chanson-là ne nous apprend rien, dit Sancho ; à moins pourtant que, par ce fil dont il y est question, nous ne tirions le peloton de toute I aventure. — De quel fil parles-tu ? demanda don Quichotte. — Il me semble, répondit Sancho, que Votre Grâce a parlé de fil. — De Philis j ’ai parlé, reprit don Quichotte, et c’est sans doute le nom de la dame dont se plaint l’auteur de ce sonnet ; et, par ma foi ! ce doit être un poète passable, ou je n’entends rien au métier. — Comment donc ! s’écria Sancho ; est-ce que Votre Grâce s’entend aussi à composer des vers ? — Et plus que tu ne penses, répondit don Quichotte. C est ce (pie tu verras bientôt, quand tu porteras à madame Dulcinée du Toboso une lettre écrite en vers du haut en bas. 1 1 faut que tu saches, Sancho, que tous, ou du moins la plupart des chevaliers errants des temps passés, étaient de grands troubadours, c’est-à-dire de grands poètes et de grands musiciens : car ces deux talents, ou ces deux grâces, pour les mieux nommer, sont essentielles aux amoureux errants. Il est vrai que les strophes des anciens chevaliers ont plus de vigueur que de délicatesse4. — Lisez autre chose, dit Sancho ; peut-être trouverez-vous de quoi nous satisfaire. « Don Quichotte tourna la page. DON QUICHOTTE. *2*20 DON QUICHOTTE. « Ceci est de la prose, dit-il, et ressemble à une lettre. — A une lettre missive5 ? demanda Saneho. — Elle ne me semble, au commencement, qu’une lettre d amour, répondit don Quichotte. — Eh bien! que Votre Grâce ait la bonté de lire tout haut, reprit Saneho; j aime infiniment ces histoires d amour. — Volontiers, » dit don Quichotte; et, lisant à haute voix, comme Saneho l eu avait prié, il trouva ce qui suit : « La fausseté de tes promesses et la certitude de mon malheur me conduisent en un lieu d où arriveront plus tôt à tes oreilles les nouvelles de ma mort (pie les expressions de mes plaintes. Tu nias trahi, ingrate, pour un homme qui a plus, mais qui ne vaut pas plus que moi. Si la vertu était estimée une richesse, je n’en­ vierais pas le bonheur d autrui, je ne pleurerais pas mon propre malheur. Ce qu avait édifié ta beauté, tes actions font détruit. Par l une, je te crus un ange; par les autres, j’ai reconnu que tu étais une femme. Reste en paix, toi qui me fais la guerre; et fasse le ciel (jue les perfidies de ton époux demeurent toujours cachées, afin que tu ne te repentes point de ce que tu as fait, et que je ne tire pas vengeance de ce que je 11e désire plus. » Quand don Quichotte eut achevé de lire cette lettre : « Elle nous en apprend encore moins que les vers, dit-il, si ce n’est pourtant que celui qui l a écrite est quelque amant rebuté. » Feuilletant ensuite le livre en entier, il y trouva d autres poésies et d’autres lettres, tantôt lisibles, tantôt effacées. Mais elles ne contenaient autre chose que des plaintes, des lamentations, des reproches, des plaisirs et des peines, des faveurs et des mépris, célébrant les unes et déplorant les autres. Pendant que don Quichotte faisait l examen des tablettes, Saneho faisait celui de la valise, sans y laisser, non plus que dans le coussin, un coin qu’il 11e visitât, un repli qu’il 11e furetât, une couture qu’il 11e rompit, un flocon de laine qu’il 11e triât soigneusement, pour que rien ne se perdit faute de diligence et d attention : tant lui avaient éveillé l’appétit les écus d’or déjà trouvés, et dont le nombre passait la centaine ! Bien qu’il ne rencontrât rien de plus que cette trouvaille, il donna pour bien employés les sauts sur la couverture, les vomissements du baume de Fierabras, les caresses des gourdins, les coups de poing du muletier, 1 enlève­ ment du bissac, le vol du manteau, et toute la faim, la soif et la fatigue qu’il avait souffertes au service de son bon seigneur, trouvant qu’il en était plus que payé et récompensé par l’abandon du trésor découvert. Le chevalier de la Triste-Figure conservait un grand désir de savoir quel était le maître de la valise, conjecturant par le sonnet et la lettre, par la monnaie d’or et par les chemises fines, qu elle devait avoir appartenu à quelque amoureux de haut étage, que les dédains et les perfidies de sa dame avaient conduit à quelque fin désespérée. Mais, comme en cet endroit âpre et sauvage il ne se trouvait personne dont il pût recueillir des informations, il 11e pensa qu’à passer outre, sans prendre I L O U V R I T L E P E T I T L I V R E , E T V I T U N S O N N E T O U 'I L L U T A H A U T E N O IX . DON QUICHOTTE. 223 d’autre chemin que celui qui convenait à Rossinante, c’est-à-dire ou la pauvre bête pouvait mettre un pied devant l’autre, et s’imaginant toujours qu’au travers de ces broussailles devait enfin s’offrir quelque étrange aventure. Tandis qu’il cheminait dans ces pensées, il aperçut tout à coup, à la cime d’un monticule qui se trouvait en face de lui, un homme qui allait sautant de roche en roche et de buisson en buisson avec une étonnante légèreté. Il crut reconnaître qu’il était à demi nu, la barbe noire et touffue, les cheveux longs et en désordre, la tète découverte, les pieds sans chaussures, et les jambes sans aucun vêtement. Des chausses, qui sem­ blaient de velours jaune, lui couvraient les cuisses, mais tellement en lambeaux, qu elles laissaient voir la chair en plusieurs endroits. Bien qu il eut passé avec la rapidité de 1 éclair, cependant tous ces détails furent remarqués et retenus par le chevalier de la Triste-Figure. Celui-ci aurait bien voulu le suivre; mais il n’était pas donné aux faibles jarrets de Rossinante de courir à travers ces pierrailles, ayant d’ailleurs de sa nature le pas court et l’humeur flegmatique. Don Quichotte s’ima­ gina aussitôt que ce devait être le maître de la valise, et il résolut à part soi de se mettre à sa poursuite, dût-il, pour le trouver, courir toute une année par ces montagnes. Il ordonna donc à Sancho de prendre par un côté du monticule, tandis qu’il prendrait par l’autre, espérant, à la faveur d une telle manœuvre, ren­ contrer cet homme qui avait disparu si vite à leurs yeux. « Je ne puis faire ce que vous commandez, répondit Sancho; car, dès que je quitte Votre Grâce, la peur est avec moi, qui m’assaille de mille espèces d’alarmes et de visions. Et ce que je dis là doit vous servir d’avis pour (pie dorénavant vous ne m’éloigniez pas d’un doigt de votre présence. — J ’y consens, reprit le chevalier de la Triste-Figure, et je suis ravi que tu aies ainsi confiance en mon courage, qui ne te manquera pas, quand même l’âme te manquerait au corps. Viens donc derrière moi, pas à pas, ou comme tu pourras, et fais de tes yeux des lanternes. Nous ferons le tour de ces collines, et peut-être tomberons-nous sur cet homme que nous venons d’entrevoir, et (pii sans aucun doute n est autre que le maître de notre trouvaille. — En ce cas, répondit Sancho, il vaut bien mieux ne pas le chercher; car si nous le trouvons, et s’il est par hasard le maître de l’argent, il est clair que me voilà contraint de le lui restituer. Mieux vaut, dis-je, sans faire ces inu­ tiles démarches, que je reste en possession de bonne foi, jusqu’à ce que, sans tant de curiosité et de diligence, le véritable propriétaire vienne à se découvrir. Ce sera peut-être après que j’aurai dépensé l’argent , et alors le roi m’en fera quitte. — Tu te trompes en cela, Sancho, répondit don Quichotte. Dès (pie nous soupçonnons que c’est le maître de cet argent que nous avons eu devant les yeux, nous sommes obligés de le chercher et de lui faire restitution ; et si nous ne le cherchions pas, la seule puissante présomption qu’il en est le maître nous mettrait dans la même faute que s’il l’était réellement. Ainsi donc, ami Sancho, n’aie pas de peine de le chercher, car ce sera m’en ôter une grande si je le trouve. » 224 Cela dit, il donna de l’éperon à Rossinante, et Sancho le suivit à pied, portant la charge de l’âne, grâce à Ginès de Passamont. Quand ils eurent presque achevé le tour de la montagne, ils trouvèrent, au bord d’un ruisseau, le cadavre d’une mule portant encore la selle et la bride, à demi dévoré par les loups et les corbeaux : ce qui confirma davantage leur soupçon que ce fuyard était le maître de la valise et de la mule. Pendant qu’ils la consi­ déraient, ils entendirent un coup de sifflet , comme ceux des pâtres qui appellent leurs troupeaux ; puis tout à coup, à leur main gauche, ils virent paraître une grande quantité de chèvres, et derrière elles parut, sur le haut de la montagne, le chevrier qui les gardait, lequel était un homme d’âge. Don Quichotte l’appela aussitôt à grands cris, et le pria de descendre auprès d’eux. L’autre répondit en criant de même, et leur demanda comment ils étaient venus dans un lieu qui n’était guère foulé que par le pied des chèvres, ou des loups et d’autres bêtes sauvages. Sancho lui répliqua qu’il n’avait qu’à descendre, et qu’on lui rendrait bon compte de toute chose. Le chevrier descendit donc, et en arrivant auprès de don Quichotte, il lui dit : « Je parie que vous êtes à regarder la mule de louage qui est morte dans ce ravin. Eh bien! de bonne foi, il y a bien six mois quelle est à la même place. Mais, dites-moi, avez-vous rencontré par là son maître ? — Nous n’avons rencontré personne, répondit don Quichotte, mais seulement un coussin et une valise que nous avons trouvés près d’ici. — Je l ai bien aussi trouvée, moi, cette valise, repartit le chevrier ; mais je liai voulu ni la relever ni m’en approcher tant seulement, craignant quelque malheur, et qu’on ne m accusât de l avoir eue par vol, car le diable est fin , et il jette aux jambes de l’homme de quoi le faire trébucher et tomber, sans savoir pourquoi ni comment. — C’est justement ce que je disais, répondit Sancho; moi aussi, je l’ai trouvée, mais je n’ai pas voulu m’en approcher d’un jet de pierre. Je l’ai laissée là-bas, où elle est comme elle était, car je n’aime pas attacher des grelots aux chiens. — Dites-moi, bonhomme, reprit don Quichotte, savez-vous, par hasard, quel est le maître de ces objets ? — Ce que je saurai vous dire, répondit le chevrier, c’est qu’il a a au pied de six mois environ qu’à des huttes de bergers, qui sont comme à trois lieues d’ici, arriva un jeune homme de belle taille et de bonne façon, monté sur cette même mule qui est morte par là, et avec cette même valise que vous dites avoir trouvée et n’avoir pas touchée. Il nous demanda quel était l’endroit de la montagne le plus âpre et le plus désert. Nous lui dîmes que c’était celui ou nous sommes à présent; et c’est bien la vérité, car si vous entriez une demi-lieue plus avant, peut-être ne trouveriez-vous plus moyen d’en sortir, et je m émerveille que vous ayez pu pénétrer jusqu’ici, car il ny a ni chemin ni sentier qui conduise en cet endroit. Je dis donc (ju en écoutant notre réponse, le jeune homme tourna bride, et s achemina vers DON QUICHOTTE. 1 L A P E H U l T TOI I A C O U P UN H O M M E OU I S A U T A I T D i : H OCH E EN H O C H E A U X I ' N E E T O N N A N T E 1 É G K H E T K . DON QUICHOTTE. 2 2 7 le lieu que nous lui avions indiqué, nous laissant tous ravis de sa bonne mine et de la hâte qu’il se donnait à s’enfoneer dans le plus profond de la montagne. Et depuis lors nous ne le vîmes plus jamais, jusqu’à ce que, quelques jours après, il coupa le chemin à un de nos pâtres; et, sans lui rien dire, il s’approcha de lui, et lui donna une quantité de coups de pied et de coups de poing. Ensuite, il s’en fut à la bourrique aux provisions, prit tout le pain et le fromage quelle portait, et, cela fait, il s’enfuit et rentra dans la montagne plus vite qu’un cerf. Quand nous apprîmes cette aventure, nous nous mimes, quelques chevriers et moi, à le chercher, presque pendant deux jours, dans le plus épais des bois de la montagne, au bout desquels nous le trouvâmes blotti dans le creux d’un gros liège. Il vint à nous avec beaucoup de douceur, mais les habits déjà en pièces, et le visage si défiguré, si brûlé du soleil, qu’à peine nous le reconnaissions; si bien que ce furent ses habits, tout déchirés qu’ils étaient, qui, par le souvenir que nous en avions gardé, nous firent entendre que c’était bien là celui que nous cherchions. Il nous salua très-poliment; puis, en de courtes mais bonnes raisons, il nous dit de ne pas nous étonner de le voir aller et vivre de la sorte, que c’était pour accomplir certaine pénitence que lui avaient fait imposer ses nombreux péchés. Nous le priâmes de nous dire qui il était; mais nous ne pûmes jamais l’y décider. Nous lui dîmes aussi, quand il aurait besoin de nourriture et de provisions, de nous indiquer oû nous le trouverions, parce que nous lui en porterions de bon cœur et très- exactement; et, si cela n’était pas plus de son goût, qu’il vînt les demander, mais non les prendre de force aux bergers. Il nous remercia beaucoup de nos offres, nous demanda pardon des violences passées, et nous promit de demander dorénavant sa nourriture pour l’amour de Dieu, sans faire aucun mal à personne. Quant à son habitation, il nous dit qu’il n’en avait pas d’autre que celle qu’il pouvait rencontrer oû la nuit le surprenait; enfin, après ces demandes et ces réponses, il se mit à pleurer si tendrement, que nous aurions été de pierre, nous tous qui étions à l’écouter, si nous n eussions fondu en larmes. Il suffisait de considérer comment nous l’avions vu la première fois, et comment nous le voyions alors; car, ainsi que je vous l’ai dit, c’était un gentil et gracieux jeune homme, et qui montrait bien, dans la politesse de ses propos, qu’il était de bonne naissance et richement élevé, si bien que nous étions tous des rustres, et que, pourtant, sa gentillesse était si grande, qu’elle se faisait reconnaître même par la rusticité. Et tout à coup, pendant qu’il était au milieu de sa conversation, le voilà qui s’arrête, qui devient muet, qui cloue ses yeux en terre un bon morceau de temps, et nous voilà tous étonnés, inquiets, attendant comment allait finir cette extase, et prenant de lui grande pitié; en effet, comme tantôt il ouvrait de grands yeux, tantôt les fermait, tantôt regardait à terre sans ciller, puis serrait les lèvres et fronçait les sourcils, nous reconnûmes facilement qu’il était pris de quelque accident de folie. Mais il nous fit bien vite voir que nous pensions vrai; car il se releva tout à coup, furieux, de la terre ou il s’était couché, et se jeta sur le premier qu’il trouva près de lui, avec tant de vigueur et de rage, que si nous ne le lui eussions arraché des mains, il le tuait à 228 DON QUICHOTTE. coups de poing et à coups de dents. Et tout en le frappant il disait : « Ah! traître « de Fernand! c’est ici, c est ici que tu me payeras le tour infâme (pie tu m as « joué; ces mains vont t’arracher le cœur où logent et trouvent asile toutes les « perversités réunies, principalement la fraude et la trahison; » et il ajoutait à cela d’autres propos qui tendaient tous à mal parler de ce Fernand, et à I appeler traî­ tre et perfide. Enfin, nous lui ôtâmes, non sans peine, notre pauvre camarade, et alors, sans dire un mot, il s’éloigna de nous à toutes jambes, et disparut si vite entre les roches et les broussailles qu’il nous fut impossible de le suivre. Nous avons de là conjecturé que la folie le prenait par accès, et qu’un particulier nommé Fernand a dù lui faire quelque méchant tour, aussi cruel que le montre l’état où il la réduit. Et tout cela s’est confirmé depuis par le nombre de fois qu’il est venu à notre rencontre, tantôt pour demander aux bergers de lui donner une part de leurs provisions, tantôt pour la leur prendre de force; car, quand il est dans ses accidents de folie, les bergers ont beau lui offrir de bon cœur ce qu’ils ont, il ne veut rien recevoir, mais il prend à coups de poing. Au contraire, quand il est dans son bon sens, il demande pour l’amour de Dieu, avec beaucoup de poli­ tesse; et quand il a reçu, il fait tout plein de remerciments, sans manquer de pleurer aussi. Et je jouis vous dire, en toute vérité, seigneurs, continua le chevrier, qu’hier nous avons résolu, moi et quatre bergers, dont deux sont mes pâtres et deux mes amis, de le chercher jusqu à ce que nous le trouvions, et, quand nous l’aurons trouvé, de le conduire, de gré ou de force, à la ville d’Almodovar, qui est à huit lieues d ici ; et là nous le ferons guérir si son mal peut être guéri, ou du moins nous saurons qui il est, quand il aura son bon sens, et s’il a des pa- rents auxquels nous jouissions donner avis de son malheur. Voilà, seigneurs, tout ce que je jouis vous dire touchant ce que vous m’avez demandé, et comptez bien que le maître des effets que vous avez trouvés est justement le même homme que vous avez vu joasser avec d’autant jolus de légèreté que ses habits ne le gênent guère. » Don Quichotte, qui avait dit, en effet, au chevrier comment il avait vu cou­ rir cet homme à travers les broussailles, resta tout surpris de ce qu’il venait d en­ tendre; et, sentant s’accroître son désir de savoir qui était ce malheureux fou, il résolut de poursuivre sa joremière joensée, et de le chercher par toute la montagne, sans v laisser une caverne, une fente, un trou qu’il ne visitât jusqu’à ce qu’il l’eût trouvé. Mais la fortune arrangea mieux les choses qu’il ne l’espérait; car, en ce même instant, parut, dans une gorge de la montagne qui débouchait sur eux, le jeune homme qu’il voulait chercher. Celui-ci s’avancait en marmottant dans ses lèvres des paroles qu’il n’eût j>as même été possible d entendre de jirès. Son cos­ tume était tel qu’on l’a dépeint; seulement, lorsqu’il fut proche, don Quichotte s’aperçut qu’un jiourpoint en lambeaux qu’il portait sur les épaules était de peau de daim parfumée d’ambre3: ce qui acheva de le convaincre qu’une personne qui jiortait de tels habits ne pouvait être de basse condition. Quand le jeune homme arriva jn'ès d’eux, il les salua d’une voix rauque et brusque, mais avec beaucouj) JI .S T l l ü U V K I l K N i ' , A U n o m . ) D 'U N R U I S S E A U , RE C A D A V R E D ’ U N E m u l e . 231 de courtoisie. Don Quichotte lui rendit ses saluts avec non moins de civilité, et, mettant pied à terre, il alla 1 embrasser avec une grâce affectueuse, et le tint quelques minutes étroitement serré sur sa poitrine, comme s’il l’eût connu depuis longues années. L ’autre, que nous pouvons bien appeler le Déguenillé de la mau­ vaise mine, comme don Quichotte le chevalier de la 'Triste-Figure, après s’être laissé donner l’embrassade, l’écarta un peu de lui, et, posant ses deux mains sur les épaules de don Quichotte, il se mit à le regarder comme s il eût voulu cher­ cher à le reconnaître, n’étant peut-être pas moins surpris de voir la figure, l’air et les armes de don Quichotte, que don Quichotte ne l’était de le voir lui-même en cet état. Finalement, le premier qui parla, après leur longue accolade, ce fut le Déguenillé, qui dit ce que nous rapporterons plus loin. DON QUICHOTTE. CHAPITRE XXIY. 0 1 S E C O N T I N U E L ’ H I S T O I R E D E L A S I E R R A - \ I O R É N A. L histoire rapporte que don Quichotte écoutait avec une extrême attention le misérable chevalier de la Montagne, lequel, poursuivant l’entretien, lui dit : « Assurément, seigneur, qui que vous soyez, car je ne vous connais pas, je vous rends grâce des marques de courtoisie et d’affection que vous me donnez ; et je voudrais me trouver en position de répondre autrement que par ma bonne volonté à celle que vous me témoignez dans l’aimable accueil que je reçois de vous. Mais ma triste destinée ne me donne rien autre chose, pour correspondre aux bons offices qui me sont rendus, que de bons désirs de les reconnaître. — Les miens, repartit don Quichotte, sont de vous servir, tellement que j’avais résolu de ne pas sortir de ces montagnes jusqu’à ce que je vous eusse découvert, et que j eusse appris de votre bouche si la douleur dont l’étrangeté de votre vie montre que vous êtes atteint peut trouver quelque espèce de remède, pour le cher­ cher, dans ce cas, avec toute la diligence possible. Et si \otre malheur est de ceux DON QUICHOTTE. 233 (jui tiennent la porte fermée à toute espèce de consolation, je voulais du moins vous aider a le supporter, en mêlant aux vôtres mes gémissements et mes pleurs ; car, enfin, c’est un soulagement dans les peines (pie de trouver quelqu’un qui s y montre sensible. Si donc mes bonnes intentions méritent d être récompensées par quelque preuve de courtoisie, je vous supplie, seigneur, par celle que je vois briller en vous, et je vous conjure aussi par 1 objet que vous avez aimé, ou (pie vous aimez le plus au monde, de me dire qui vous êtes, et quel motif vous a poussé a vivre et a mourir comme une bête brute au milieu de ces solitudes, oii vous séjournez si différent de vous-même, ainsi (pie le prouvent les dehors de votre personne. Je jure, continua don Quichotte, par l’ordre de chevalerie (pie j ai reçu, quoique pécheur indigne, et par la profession de chevalier errant, que si vous consentez, seigneur, à me complaire en cela, je vous servirai avec toute l aideur et le dévouement auxquels je suis tenu, étant ce que je suis, soit en soulageant votre disgrâce, s il s’y trouve quelque remède, soit, comme je vous l ai promis, en vous aidant à la pleurer. » Le chevalier de la Forêt, qui entendait parler de cette façon celui de la Triste-Figure, 11e faisait autre chose que le regarder, I examiner, le considérer du haut en bas, et quand il l’eut contemplé tout à son aise : « Si l’on a, dit-il, quelque chose à me donner à manger, tpi 011 me le donne pour l’amour de Dieu ; et quand j ’aurai mangé, je ferai et je dirai tout ce qu’on voudra, en reconnaissance des bonnes intentions (pii me sont té­ moignées. » Aussitôt Sancho tira de son bissac et le chevrier de sa panetière ce qu’il fallait au Déguenillé pour apaiser sa faim. Celui-ci se jeta sur ce qu on lui offrit, comme un être abruti et stupide, et se mit à manger avec tant de voracité, qu une bouchée 11 attendait pas 1 autre, et qu il semblait plutôt les engloutir (pie les avaler. Tant qu’il mangea, ni lui ni ceux (pii le regardaient ne soufflèrent mot; mais dès qu’il eut fini son repas, il leur fit signe de le suivre, et les conduisit dans une petite prairie verte et fraîche, qui se trouvait près de là au détour d un rocher. En arrivant à cet endroit, il s’étendit sur I herbe, les autres firent de même, et tout cela sans rien dire, jusqu’à ce qu’enfin le chevalier Déguenillé, s’étant bien arrangé dans sa place, leur parla de la sorte : « Si vous voulez, seigneur, que je vous conte en peu de mots l’immensité de mes malheurs, il faut que vous me promettiez que, par aucune question, par au­ cun geste, vous 11 interromprez le fil de ma triste histoire; car, à l instant où vous le feriez, ce (pie je raconterais en resterait la. » Ce préambule du chevalier Déguenillé rappela aussitôt à la mémoire de don Quichotte 1 histoire (pie lui avait contée son écuyer, et qui resta suspendue faute d’avoir trouvé le nombre de chèvres (pii avaient passé la rivière. Cependant le Déguenillé poursuivit : « Si je prends cette précaution, dit-il, ( est parce (pie je voudrais passer rapi- 1 — 30 234 DON QUICHOTTE. dénient sur 1 histoire de mes infortunes ; car les rappeler à ma mémoire ne peut servir à rien qu’à m’en causer de nouvelles ; et moins vous m’interrogerez, plus tôt j aurai fait de les dire : mais je n’omettrai rien toutefois de ce qui a quelque importance pour satisfaire pleinement votre curiosité. » Don Quichotte lui fit, au nom de tous, la promesse qu’il ne serait point in­ terrompu ; et lui, sur cette assurance, commença de la sorte : « Mon nom est Cardénio, mon pays une des principales villes de I Anda­ lousie, ma famille noble, mes parents riches, et mon malheur si grand, (pie mes parents 1 auront pleuré et que ma famille l’aura ressenti, sans que leur richesse puisse l’adoucir; car pour remédier aux maux que le ciel envoie, les biens de la fortune ont peu de puissance. Dans ce même pays vivait un ange du ciel, en (pii 1 amour avait placé toutes les perfections, toutes les gloires (pi il me fut possible d ambitionner. Telle était la beauté de Luscinde, demoiselle aussi noble, aussi riche que moi, mais plus heureuse, et moins constante que ne méritaient mes honnêtes sentiments. Cette Luscinde, je l’aimai, je l’adorai dès mes plus tendres années. Elle aussi, elle m'aima avec cette innocence et cette naïveté que permettait son jeune âge. Nos parents s étaient aperçus de notre mutuelle affection, mais sans regret, car ils voyaient bien qu’en continuant au delà de l’enfance, elle ne pouvait avoir d autre fin (pie le mariage, chose (pie semblait arranger d avance l’égalité de notre noblesse et de nos fortunes. « Pour tous deux, en effet, P amour grandit avec l’âge, et le père de Luscinde crut devoir, par bienséance, me refuser l’entrée de sa maison, imitant ainsi les parents de cette Thisbé, tant de fois célébrée par les poètes. Cette défense de nous voir ne fit qu’ajouter un désir au désir, une flamme à la flamme ; car, bien qu elle imposât silence à nos lèvres, elle ne put 1 imposer à nos plumes, lesquelles savent, plus librement que la langue, faire entendre à qui l’on veut les sentiments que l’âme renferme, puisque souvent la présence de l’objet aimé trouble la résolu­ tion la mieux arrêtée, et rend muette la langue la plus hardie. O ciel! combien de billets je lui écrivis ! combien de réponses je reçus, honnêtes et tendres ! combien de chansons je composai, et de vers amoureux, où mon âme déclarait ses sentiments secrets, peignait ses désirs brûlants, entretenait ses souvenirs, et se délassait de ses transports ! « A la fin, me voyant réduif au désespoir, et sentant que mon âme se consu­ mait dans 1 envie de revoir Luscinde, je résolus de tenter et de mettre en œuvre ce qui me semblait le plus convenable pour atteindre le prix si désiré et si mérité de mon amour, c’est-à-dire de la demander à son père pour légitime épouse. Je le fis en effet ; il me répondit qu’il était sensible à l’intention que je montrais de vouloir l’honorer de mon alliance et m honorer de la sienne; mais que mon père vivant encore, c’était à lui qu’il appartenait à juste droit de faire cette demande ; car, si cette union n’était pleinement de son agrément et de son goût, Luscinde n était point une femme à prendre un mari et à se donner pour épouse à la dérobée. Comme il me parut avoir raison en tout ce qu’il disait, je DON QUICHOTTE. 23o lui rendis grâce de ses bonnes intentions, et j espérai que mon père donnerait son consentement dès que je le lui demanderais. « Dans cet espoir, j’allai à l’instant même dire à mon père quel était mon désir. Mais, au moment où j’entrai dans son appartement, je le trouvai tenant à la main une lettre ouverte, qu’il me remit avant (pie je lui eusse dit une parole. « Cardé- « nio, me dit-il, tu verras par cette lettre que le duc Ricardo te veut du bien. » Le duc Ricardo, comme vous devez le savoir, seigneurs, est un grand d’Espagne qui a ses terres dans la plus belle contrée de T Andalousie. Je pris la lettre, je la lus, et je vis quelle était conçue en termes tels, qu’à moi-même il me parut impossible que mon père manquât de condescendre â ee qui lui était demandé. Le duc le priait de m envoyer aussitôt où il résidait, disant qu’il voulait que je fusse, non point attaché à la personne de son fils aîné, mais son compagnon, et qu il se chargeait de me placer en une situation qui répondit à l’estime qu’il avait pour moi. Je devins muet à la lecture de cette lettre, et surtout quand j’entendis mon père ajouter: « D’ici à deux jours, Cardénio, tu partiras pour obéir à la volonté « du duc, et rends grâces à Dieu, qui t’ouvre un chemin par lequel tu dois « atteindre à ce que tu mérites. » A ces propos, il ajouta les conseils que donne un père en cette occasion. « Le moment de mon départ arriva. J ’avais entretenu Luscinde la nuit précé­ dente, et lui avais conté tout ee qui se passait. J en avais également rendu compte à son père, en le suppliant de me garder quelque temps sa parole, et de différer de prendre un parti pour sa fille, au moins jusqu’à ce que je susse ce que Ricardo voulait de moi. Il m’en fit la promesse, et Luscinde la confirma par mille serments, par mille défaillances. Je me rendis enfin auprès du duc Ricardo, et je reçus de lui un accueil si bienveillant, qu’aussitôt l’envie s’éveilla parmi les gens de sa mai­ son, car il leur sembla que les marques d’intérêt dont me comblait le duc étaient à leur préjudice. Mais celui de tous qui témoigna le plus de joie de mon arrivée, ce fut son second fils, appelé don Fernand, beau jeune homme, de nobles manières, libéral, et facile à s’éprendre, lequel voulut bientôt que je fusse à tel point son ami, (pie notre liaison fit gloser tout le monde. L ’ainé m’aimait sans doute, et me traitait avec distinction, mais sans avoir pour moi, néanmoins, l’affection et l’inti­ mité de don Fernand. Or il arriva que, comme entre amis rien n’est secret, et que la privauté dont je jouissais auprès de don Fernand avait cessé de s’appeler ainsi pour devenir amitié, il me confiait toutes ses pensées, entre autres un sentiment amoureux qui lui causait quelque souci. Il aimait une jeune paysanne, vassale de son père, dont les parents étaient très-riches, et si belle, si spirituelle, si sage, que ceux (pii la connaissaient ne savaient en laquelle de ces qualités elle excellait davan­ tage. Tant d’attraits réunis en la belle paysanne enflammèrent à tel point les désirs de don Fernand, qu’il résolut, pour faire sa conquête, et tout autre moyen demeu­ rant sans succès, de lui donner parole de l épouser. Pour répondre à 1 amitié qu’il me portait, je me crus obligé de chercher, par les plus puissantes raisons et les exemples les plus frappants que je pus trouver, à le détourner d’un tel dessein; et, 236 voyant (jue mes remontrances étaient vaines, je résolus de tout découvrir au duc son père. Mais don Fernand, adroit et fin, se douta que je prendrais ce parti: car il vit bien qu'en serviteur loyal je ne pouvais tenir cachée une chose si déshono­ rante pour le duc mon seigneur. Aussi, voulant me distraire et me tromper, il me dit qu'il ne trouvait pas de meilleur remède pour écarter de son souvenir la beauté qui favait soumis (pie de s’absenter quelques mois, et qu’il voulait en conséquence que nous vinssions tous deux chez mon père, en donnant au duc le prétexte d’aller acheter quelques bons chevaux dans ma ville natale, où s’élèvent les meilleurs de 1 uni­ vers. Quand je l’entendis ainsi parler, poussé par ma tendresse, j’aurais approuvé sa résolution, fùt-elle moins sage, comme la plus judicieuse qui se pût imaginer, en voyant quelle occasion elle m’offrait de revoir ma Luscinde. Dans cette pensée et dans ce désir, j approuvai son avis, je l’affermis en son dessein, et lui conseillai de le mettre en pratique sans retard, disant que l’absence, en dépit des plus fermes sentiments, a d infaillibles effets. Mais, comme je l’appris ensuite, don fernand ne m avait lait cette proposition qu après avoir abusé de la jeune paysanne sous le faux titre de son époux, et il cherchait une occasion de se mettre en sûreté avant d’être découvert, craignant le courroux que ferait éclater son père en apprenant sa faute. Comme, chez la plupart des jeunes gens, l’amour ne mérite pas ce nom, que c’est un désir passager qui n’a d’autre but (pie le plaisir, et qu’une fois çelui-ci obtenu l’autre s’éteint, ce qui n’arrive point à l’amour véritable, aussitôt que don Fer­ nand eut possédé la paysanne, ses désirs s’apaisèrent, et sa flamme s’éteignit; tellement que, s il avait d’abord feint de vouloir s’éloigner pour éviter de prendre un engagement, il voulait s’éloigner alors pour éviter de le tejiir. Le duc lui donna la permission de partir, et me chargea de l’accompagner. « Nous arrivâmes dans ma ville, où mon père le reçut comme l'exigeait la qualité d’un tel hôte. Je revis bientôt Luscinde, et mes feux renaquirent, sans avoir été ni morts ni refroidis. Pour mon malheur, je les fis connaître à don Fernand, car il me semblait que la loi de notre amitié m obligeait à ne lui garder aucun secret. Je' lui vantai les charmes, les grâces et l’esprit de Luscinde, avec une telle passion, que mes louanges lui donnèrent l’envie de voir une personne ornée de tant d attraits. Mon triste sort voulut que je satisfisse son désir ; une nuit, je la lui fis voir à la lumière d’une bougie, par une fenêtre où nous avions coutume de nous entretenir. Il la vit, et toutes les beautés qu’il avait vues jusqu’alors furent mises en oubli. 11 resta muet, absorbé, insensible, et, finalement, épris d’amour au point ou vous le verrez dans le cours de ma triste histoire. Pour enflammer davan­ tage son désir, qu il me cachait à moi, et ne découvrait qu’au ciel, la destinée voulut qu’il trouvât un jour un billet qu elle m écrivait pour m engager à demander sa main â son père, billet si plein de grâce, de pudeur et d’amour, qu après f avoir lu il me dit qu en la seule Luscinde se trouvaient réunis tous les charmes de l’esprit et de la beauté répartis dans le reste des femmes. 11 est bien vrai, et je veux l’avouer â présent, que, tout en voyant avec quels justes motifs don Fernand faisait 1 éloge de Luscinde, j ’étais fâché d entendre de telles louanges dans sa bouche, et je coin- DON QUICHOTTE. 2 3 7 mençai justement à me défier de lui. En effet, à tous moments il voulait que nous parlassions de Luscinde, et sans cesse il ramenait l’entretien sur son compte, dùt-il le tirer par les cheveux. Tout cela éveillait en mon âme quelque soupçon de ja­ lousie, non que je craignisse aucun revers de la constance et de la loyauté de Luscinde, et pourtant ma destinée me faisait craindre précisément ce qu’elle me pré­ parait. Don Fernand cherchait toujours à lire les billets que j’envoyais à Luscinde et ceux qu elle me répondait, sous le motif qu’il prenait un grand plaisir à 1 ingé­ nieuse expression de notre tendresse. f{ Lu jour, il arriva que Luscinde m ayant demandé à lire un livre de cheva­ lerie pour lequel elle avait beaucoup de goût, XAmadis de Gaule— » A peine don Quichotte eut-il entendu prononcer le mot de livre de cheva­ lerie, qu’il s’écria : « Si Votre Grâce m’eût dit, au commencement de son histoire, que Sa Grâce Mlle Luscinde avait du goût pour les livres de chevalerie, vous n auriez eu nul besoin d autre éloge pour me faire apprécier l’élévation de son intelligence, qui ne pouvait être ornée d’autant de mérite que vous, seigneur, nous l’avez dépeinte, si elle eut manqué de goût pour une si exquise et si savoureuse lecture. Aussi, quant à moi, n’est-il plus besoin d’entrer en dépense de paroles pour me vanter ses charmes, son mérite et son esprit; il m’a suffi d apprendre où se dirigent ses goûts pour la déclarer la plus belle et la plus spirituelle des femmes de ce monde. Seulement j aurais voulu, seigneur, que Votre Grâce lui eût envoyé, en même temps qu Amadis de Gaule, ce bon don Rugel de Grèce, car je suis sûr que Mlle Luscinde se fût beaucoup divertie de Daraïda et Garaya, et des élégants propos du pasteur Darinel1, et des admirables vers de ses bucoliques, qu’il chantait et jouait avec tant de grâce, d’esprit et d’enjouement; mais le temps viendra de réparer facilement cette faute; et ce sera dès que Votre Grâce voudra bien s’en venir avec moi dans mon village : car là, je pourrai lui donner plus de trois cents volumes qui font les délices de mon âme et les délassements de ma vie, bien que je croie me rappeler que je n’en ai plus aucun, grâce à la malice et à l’envie des méchants enchanteurs. Et que Votre Grâce me pardonne si j ai con­ trevenu à la promesse que nous lui avions laite de ne point interrompre son récit; mais dès que j’entends parler de chevalerie et de chevaliers errants, il n’est pas plus en mon pouvoir de m empêcher d’y joindre mon mot qu il n est possible aux rayons du soleil de cesser de répandre la chaleur, ou à ceux de la lune, l’humidité. Ainsi donc, excusez, et poursuivez, ce qui viendra maintenant le plus à propos. » Pendant que don Quichotte débitait le discours (pii vient d être rapporté, Cardénio avait laissé tomber sa tête sur sa poitrine, dans l attitude d’un homme qui rêve profondément. Et, bien (pie, par deux fois, don Quichotte l ent prié de continuer son histoire, il ne voulait ni relever la tète ni répondre un mot. Mais enfin, après un long silence, il se redressa et dit : « Je ne puis m’ôter une chose de la pensée, et personne au monde ne me DON QUICHOTTE. 238 DON QUICHOTTE. l’en ôtera, et celui-là serait un grand maraud qui croirait ou ferait croire le con­ traire : c est que ce belitre insigne de maître Elisabad 2 vivait en concubinage avec la reine Madasime. — Oh! pour cela non, de par tous les diables! s’écria don Quichotte enflammé de colère, et donnant un démenti assaisonné comme de coutume; c’est une grande malignité, ou plutôt une grande coquinerie de parler ainsi. La reine Madasime fut une noble et vertueuse dame, et l’on ne peut supposer qu’une si haute princesse s’avisât de faire l’amour avec un guérisseur de hernies. Et qui dira le contraire en a menti comme un misérable coquin; et c’est ce que je lui ferai voir à pied ou à cheval, armé ou désarmé, de jour ou de nuit, et de telle ma­ nière qu’il lui fera plaisir. » Cependant Cardénio le regardait fixement, car il venait d’être repris d’un accès de folie, et n était pas plus en état de continuer son histoire que don Qui­ chotte de l’entendre, tant celui-ci s était piqué de 1 injure faite à Madasime. Chose étrange! il avait pris parti pour elle, tout comme si elle eût été réellement sa véritable et légitime souveraine : tellement il s’était entêté de ses excommuniés de livres ! Or donc, Cardénio étant redevenu fou, dès qu il s’entendit donner un démenti et traiter de coquin, avec d’autres gentillesses semblables, il prit mal la plaisan­ terie, et, ramassant un gros caillou qui se trouvait à ses pieds, il en donna un tel coup dans la poitrine à don Quichotte, qu’il le culbuta sur le dos. Saneho Panza, qui vit ainsi traiter son seigneur, se jeta sur le fou le poing fermé; mais le fou le reçut de telle sorte que, d’une gourmade, il l’envoya par terre; et, lui montant sur l’estomac, il lui foula les côtes tout à plaisir. Le chevrier, qui voulut défendre Saneho, courut la même chance, et après les avoir tous trois moulus et rendus, le fou les laissa, et s’en fut, avec un merveilleux sang-froid, regagner les bois de la montagne. . Saneho se releva; mais, dans la rage qu’il avait de se voir ainsi rossé sans raison, il s’en prit au chevrier, lui disant que c’était sa faute, puisqu’il ne les avait pas avertis que cet homme avait de temps en temps des accès de folie, et que, s’ils l’eussent su, ils se seraient tenus sur leurs gardes. Le chevrier répondit qu’il avait dit cela précisément, et que, si l’autre ne l’avait pas entendu, ce n’était pas sa faute. Saneho repartit, le chevrier répliqua, et la fin des reparties et des répliques fut de s’empoigner à la barbe, et de se donner de telles gourmades, que si don Quichotte ne les eût séparés, ils se mettaient en pièces. Saneho disait, tenant le chevrier à la poignée : « Laissez-moi faire, seigneur chevalier de la Triste-Figure; celui-ci est vilain comme moi, et n’est pas armé chevalier; et je puis bien tout à mon aise me ven­ ger du tort qu il m’a fait, en combattant avec lui main à main, comme un homme d honneur. — C’est vrai, répondit don Quichotte; mais je sais qu’il n’y a nullement de sa faute dans ce qui nous est arrivé. » DON QUICHOTTE 239 En disant cela, il leur fit faire la paix; puis il demanda de nouveau au che- vrier s il serait possible de trouver Cardénio, car il mourait d’envie de savoir la fin de son histoire. Le chevrier lui répéta ce qu’il lui avait déjà dit, qu il ne savait au juste où Cardénio faisait sa demeure, mais que, s il parcourait avec soin ces alentours, il ne manquerait pas de le rencontrer, ou raisonnable ou fou. CHAPITRE XXV. QUI TRAITE DES CHOSES É T R A N G E S QUI ARR IVE RE NT , DANS LA S I E R R A - MORE NA, AU VAIL­ LANT CHEVALIER DE LA MANCHE, ET DE LA PÉNITENCE QU’ IL F I T À L I M I T A T I O N DU B E A U - T É N É B R E U X . Don Quichotte, avant fait ses adieux au clievrier, remonta sur Rossinante, et donna ordre à Sancho de le suivre; lequel obéit, mais de mauvaise grâce, forcé qu’il était d’aller à pied. Ils pénétraient peu à peu dans le plus âpre de la mon­ tagne, et Sancho mourait d’envie de deviser, tout en marchant, avec son maître, mais il aurait voulu que celui-ci engageât la conversation, pour 11e pas contrevenir aux ordres qu il en avait reçus. A la fin, 11e pouvant supporter un aussi long- silence, il lui dit : « Seigneur don Quichotte, que Votre Grâce veuille bien me donner sa béné­ diction et mon congé; je veux m’en aller d’ici, et retourner à ma maison pour v trouver ma femme et mes enfants, avec lesquels je pourrai du moins parler et converser tout â mon aise; car enfin, prétendre que j aille avec Votre Grâce à travers ces solitudes, de jour et de nuit, sans que je puisse lui parler quand I envie m’en prend, c’est m enterrer tout vil. Encore, si le sort voulait que les animaux 241 parlassent, comme au temps cl Isope, le mal ne serait pas si grand, car je causerais avec mon ane1 de tout ce qui me passerait par l’esprit, et je prendrais ainsi mon mal en patience. Mais c est une rude chose, et qu’on ne peut bonnement suppor­ ter, que de s en aller cherchant des aventures toute sa vie, sans trouver autre chose que des coups de poing, des coups de pied, des coups de pierre et des sauts de couverture; et avec tout cela, il faut se coudre la bouche, sans oser lâcher ce qu’on a sur le cœur, connue si l'on était muet. Je t entends, Saneho, répondit don Quichotte : tu meurs d’envie que je lève 1 interdit que j ai jeté sur ta langue. Eh bien! tiens-le pour levé, et dis tout ce que tu voudras, mais a condition que cette suspension de I interdit ne durera pas au delà du temps cpie nous passerons dans ces montagnes. — Soit, dit Saneho; pourvu que je parle maintenant, Dieu sait ce qui viendra plus tard. Et pour commencer à jouir de ce sauf-conduit, je vous demanderai à quel propos A otre Grâce s’avisait de prendre le parti de cette reine Marcassine, ou comme elle s appelle? Et que diable vous importait que cet Élie l’abbé fut ou non son bon ami? Je crois que si vous aviez laissé passer ce point, dont vous n étiez pas juge, le fou aurait passé plus avant dans son histoire, et nous aurions évité, vous le caillou dans 1 estomac, moi plus de dix soufflets sur la face et autant de coups de pied sur le ventre. — Par ma foi, Saneho, répondit don Quichotte, si tu savais aussi bien que je le sais quelle noble et respectable dame fut cette reine Madasime, je sais que tu dirais que ma patience a été grande de ne pas briser la bouche d’où étaient sortis de tels blasphèmes, et c’est un grand blasphème de dire ou de penser qu’une reine vive en concubinage avec un chirurgien. La vérité de l’histoire est que ce maître Elisabad dont le fou a parlé était un homme très-prudent et de bon conseil, et qu’il servit autant de gouverneur que de médecin à la reine; mais s imaginer qu elle était sa bonne amie, c’est une insolence digne du plus sévère châtiment. Et d ail­ leurs, pour que tu conviennes que Cardénio ne savait ce qu’il disait, tu dois ob­ server que, lorsqu’il parlait ainsi, il était déjà retombé dans ses accès. — C’est justement ce que je dis, reprit Saneho, et qu’il ne fallait faire aucun cas des paroles d’un fou : car enfin, si votre bonne étoile ne vous eut secouru, et si le caillou, au lieu de s’acheminer à l ’estomac, eût pris la route de la tète, nous serions frais maintenant pour avoir voulu défendre cette belle dame que Dieu a mise en pourriture. — Eli bien! Saneho, répliqua don Quichotte, mets-toi dans la tète que sa folie même ne pouvait absoudre Cardénio. Contre les sages et contre les fous, tout che­ valier errant est obligé de prendre parti pour l honneur des femmes, quelles qu elles puissent être; à plus forte raison des princesses de haut étage, comme le fut la reine Madasime, à laquelle je porte une affection toute particulière pour ses rares qualités; car, outre quelle était prodigieusement belle, elle se montra prudente, patiente et courageuse dans les nombreux malheurs qui l’accablèrent. C’est alors que les conseils et la société de maître Elisabad lui furent d’un grand secours pour i — 31 DON QUICHOTTE. l’aider à supporter ses peines avec prudence et fermeté. De là le vulgaire ignorant et malintentionné prit occasion de dire et de croire qu’elle était sa maîtresse. Mais ils en ont menti, dis-je encore, et ils en auront encore menti deux cents autres fois, tous ceux qui oseront dire ou penser telle chose. — Je ne le dis ni ne le pense, moi, répondit Sancho; et que ceux qui mordent à ce conte le mangent avec leur pain. S ils ont ou non couché ensemble, c’est à Dieu qu’ils en auront rendu compte. Moi, je viens de nos vignes, je ne sais rien de rien; et je n aime pas à m’enquérir de la vie d’autrui; et celui qui achète et ment, dans sa bourse le sent. D ailleurs, nu je suis né, nu je me trouve; je ne perds ni ne gagne. Mais, eussent-ils été bons amis, que m’importe à moi? Bien des gens croient qu’il y a des quartiers de lard où il n’y a pas seulement de crochets pour les pendre. Mais qui peut mettre des portes aux champs? n’a-t-on pas glosé de Dieu lui-même? — Ah ! sainte Vierge, s’écria don Quichotte, combien de niaiseries enfiles-tu, Sancho, les unes au bout des autres! Eh! quel rapport y a-t-il entre l’objet qui nous occupe et les proverbes que tu fais ainsi défiler? Par ta vie, Sancho, tais-toi une fois pour toutes, et ne t occupe désormais que de talonner ton âne, sans te mêler de ce qui 11e te regarde pas, et mets-toi bien dans la tète, avec l’aide de chacun de tes cinq sens, que tout ce que je fis, fais et ferai, est d’accord avec la droite raison, et parfaitement conforme aux lois de la chevalerie, que je connais mieux que tous les chevaliers qui en ont fait profession dans le monde. — Mais, seigneur, répondit Sancho, est-ce une bonne règle de chevalerie que nous allions ainsi par ces montagnes comme des enfants perdus, sans chemin ni sentier, et cherchant un fou, auquel, dès que nous l’aurons trouvé, il pourrait bien prendre envie de finir ce qu’il a commencé, non de son histoire, mais de la tète de à otre Grâce et de mes côtes à moi, je veux dire d achever de nous les rompre? — Tais-toi, Sancho, je te le répète, reprit don Quichotte; car il faut que tu saches que ce qui m’amène dans ces lieux déserts, ce n’est pas seulement le désir de rencontrer le fou, mais bien aussi celui que j ’ai d’y faire une prouesse capable d’éterniser mon nom et de répandre ma renommée sur toute la surface de la terre, telle enfin qu elle doit mettre le sceau à tous les mérites qui rendent parfait et fameux un chevalier errant. — Et cette prouesse est-elle bien périlleuse? demanda Sancho. — Non, répondit le chevalier de la Triste-Figure, bien que le dé puisse tourner de manière que nous ayons, au lieu de chance, du guignon. Mais tout dépendra de ta diligence. — Comment, de ma diligence? reprit Sancho. — Oui, reprit don Quichotte : car si tu reviens vite d’où je vais t’envoyer, vite finira ma peine et vite commencera ma gloire. Mais comme il 11’est pas juste que je te tienne davantage en suspens et dans l’attente du sujet de mes propos, je veux que tu saches, ô Sancho, que le fameux Amadis de Gaule fut un des plus parfaits chevaliers errants : que dis-je? un des plus parfaits! le seul, l’u­ nique, le premier, le seigneur de tous les chevaliers qui étaient au monde de 242 DON QUICHOTTE. M A I S , S E I G N E U R , E S T -C E U N E B O N N E REGIME D E C H E V A L E R I E Q l 'E N O U S A L I .I O N S A I N S I P A R C E S M O N T A G N E S C O M M E D E S E N F A N T S P E R D U S ? ♦ . son temps. J ’en suis bien fâché pour don Bélianis, et pour tous ceux qui disent qu’il l’égala en quelque chose, car ils se trompent, sur ma foi. Je dis, d’un autre côté, que, lorsqu’un peintre veut devenir célèbre dans son art, il essaye d imiter les originaux des meilleurs peintres qu’il connaisse; et la même règle doit courir pour tons les métiers, pour toutes les professions qui servent à la splendeur des républiques. C’est encore ce que doit faire et ce (pie fait celui qui veut gagner une réputation de prudence et de patience : il imite Ulysse, dans la personne et les travaux duquel Homère nous a tracé un portrait vivant de l'homme prudent et ferme dans le malheur, de même (pie Virgile nous a montré, dans la personne dEnée, la valeur d’un fils pieux et la sagacité d’un vaillant capitaine; les pei­ gnant tous deux, non tels qu’ils furent, mais tels qu’ils devaient être, afin de laisser aux. hommes à venir un modèle achevé de leurs vertus. De la même manière, Amadis fut le nord, l étoile et le soleil des chevaliers vaillants et amou­ reux, et c est lui que nous devons imiter, nous tous qui sommes engagés sous les bannières de F amour et de la chevalerie. Cela donc étant ainsi, il me paraît, Sancho, que le chevalier errant qui l imitera le mieux sera le plus près d at­ teindre à la perfection de la chevalerie. Or, l’une des choses où ce chevalier fit le plus éclater sa prudence, sa valeur, sa fermeté, sa patience et son amour, ce fut quand il se retira, dédaigné par sa dame Oriane, pour faire pénitence sur la Roche-Pauvre, après avoir changé son nom en celui du Beau-Ténébreux, nom significatif, à coup sûr, et bien propre à la vie qu’il s était volontairement im­ posée2. Ainsi, comme il m’est plus facile de l imiter en cela qu’à pourfendre des géants, à décapiter des andriaques3, à défaire des armées, à disperser des flottes et à détruire des enchantements ; comme, d ailleurs, ces lieux sauvages sont admi­ rablement propres à de tels desseins, je n ai pas envie de laisser passer sans la saisir l’occasion qui m’offre si commodément les mèches de ses cheveux. — En fin de compte, demanda Sancho, qu’est-ce que \ otre Grâce prétend faire dans cet endroit si écarté? — Ne t’ai-je pas dit, répondit don Quichotte, que je veux imiter Amadis, faisant le désespéré, l insensé, le furieux, afin d imiter en même temps le valeu­ reux don Roland, quand il trouva sur les arbres d’une fontaine les indices qu’Angélique la belle s’était avilie dans les bras de Médor, ce qui lui donna tant de chagrin qu’il en devint fou, et qu’il arracha des arbres, troubla l eau des claires fontaines, tua des bergers, détruisit des troupeaux, incendia des chaumières, renversa des maisons, traîna sa jument, et fit cent mille autres extravagances dignes d éternelle renommée4? 1 1 est vrai que je ne pense pas imiter Roland, ou Orland, ou Rotoland (car il avait ces trois noms à la lois) de point en point, dans toutes les folies qu’il fit, dit ou pensa. Mais j ’ébaucherai du moins de mon mieux celles qui me sembleront les plus essentielles. Peut-être même viendrai-je à me contenter tout simplement de l imitation d Amadis, qui, sans faire de folies d’éclat et de mal, mais seulement de pleurs et de désespoir, obtint autant de gloire que personne. — Quant à moi, dit Sancho, il nu* semble que les chevaliers qui en agirent DON QUICHOTTE. 245 246 DON QUICHOTTE. de la sorte y furent provoqués,’ et qu’ils avaient des raisons pour faire ces sottises et ces pénitences. Mais vous, mon seigneur, quelle raison avez-vous de devenir fou? quelle dame vous a rebuté? ou quels indices avez-vous trouvés qui fissent entendre que ma dame Dulcinée du Toboso ail fait quelque enfantillage avec More ou chrétien? — Eli! par Dieu, voilà le point, répondit don Quichotte; et c’est là juste­ ment qu’est le fin de mon affaire. Qu’un chevalier errant devienne fou quand il en a le motif, il n’y a là ni gré ni grâce; le mérite est de perdre le jugement sans sujet, et de faire dire à ma dame : « S’il fait de telles choses à froid, que ferait- il donc à chaud? » D’ailleurs, n’ai-je pas un motif bien suffisant dans la longue absence (pii me sépare de ma dame et toujours maîtresse Dulcinée du Toboso? car, ainsi que tu l as entendu dire à ce berger de l’autre jour, Ambroise : Qui est absent, tous les maux craint ou ressent. Ainsi donc, ami Sanclio, ne perds pas en vain le temps à me conseiller que j abandonne une imitation si rare, si heureuse, si inouïe. Fou je suis, et fou je dois être jusqu’à ce que tu reviennes avec la réponse d une lettre que je pense te faire porter à ma dame Dulcinée. Si cette réponse est telle que la mérite ma foi, aussitôt cesseront ma folie et ma pénitence; si le contraire arrive, alors je deviendrai fou tout de bon, et, l’étant, je n’aurai plus nul sentiment. Ainsi, de quelque manière quelle réponde, je sortirai de la confu­ sion et du tourment où tu m’auras laissé, jouissant du bien que lu m’apporteras, à la faveur de ma raison, ou cessant de sentir le mal, à la faveur de ma folie. Mais, dis-moi, Sanclio, as-tu bien précieusement gardé l’armet de Mambrin? J ’ai vu que tu l’as relevé de terre quand cet ingrat voulut le mettre en pièces, et ne put en venir à bout; ce qui démontre bien clairement toute la finesse de sa trempe. » A cela Sanclio répondit : « Vive Dieu! seigneur chevalier de la Triste-Figure, je ne puis souffrir ni por­ ter en patience certaines choses que dit Votre Grâce. Elles me font imaginer à la fin que tout ce que vous me dites d’aventures de chevalerie, de gagner des royaumes et des empires, de donner des îles et de faire d’autres faveurs et générosités à la mode des chevaliers errants, que tout cela, dis-je, n’est que vent et mensonge, et autant de contes à dormir debout. Car, enfin, quiconque entendrait dire à Votre Grâce qu’un plat à barbe de barbier est l’armet de Mambrin, et ne vous verrait pas sortir de cette erreur en plus de quatre jours, qu’est-ce qu’il devrait penser, sinon que celui (pii dit et affirme une telle chose doit avoir le cerveau timbré? Le plat à barbe, je l ai dans mon bissac, tout aplati et tout bossué, et je l’emporte pour le redresser à la maison, et m’y faire la barbe, si Dieu me fait assez de grâce pour que je me retrouve un 10111’ avec ma femme et mes enfants. — \ ois-tu, Sanclio, reprit don Quichotte, par le même Dieu au nom duquel tu viens de jurer, je te jure que tu as le plus étroit entendement qu’écuyer eut ja­ mais au monde. Est-il possible que, depuis le temps que tu marches à ma suite, tu ne te sois pas encore aperçu que toutes les choses des chevaliers errants semblent autant de chimères, de billevesées et d’extravagances, et qu’elles vont sans (esse DON QUICHOTTE. 247 au rebours des autres ? Ce n’est point parce qu il en est ainsi, mais parce qu au milieu de nous s’agite incessamment une tourbe d’enchanteurs qui changent nos affaires, les troquent, les dénaturent et les bouleversent à leur gré, selon qu’ils ont envie de nous nuire ou de nous prêter faveur. Voilà pourquoi cet objet, qui te pa­ rait à toi un plat à barbe de barbier, me paraît à moi l’ai met de Mambrin, et à un autre paraîtra toute autre chose. Et ce fut vraiment une rare précaution du sage qui est de mon parti, de faire que tout le monde prît pour un plat à barbe ce qui est bien réellement l’armet de Mambrin, car cet objet étant de si grande valeur, tout le monde me poursuivrait pour me (enlever. Mais, comme on voit que ce n est rien autre chose qu’un bassin de barbier, personne ne s’en met en souci, (/est ce qu’a bien prouvé celui qui voulait le rompre, et qui la laissé par terre sans l’emporter; car, ma foi, s il eût connu ce que c’était, il ne serait pas parti les mains vides. Garde-le, ami; à présent je n’en ai nul besoin, car je dois au contraire me dé­ pouiller de toutes ces armes, et rester nu comme lorsque je sortis du ventre de ma mère, s’il me prend fantaisie d’imiter dans ma pénitence plutôt Roland qu’Amadis. » Ils arrivèrent, tout en causant ainsi, au pied d’une haute montagne qui s’éle­ vait seule, comme une roche taillée à pic, au milieu de plusieurs autres dont elle était entourée. Sur son flanc courait un ruisseau limpide, et tout alentour s’éten­ dait une prairie si verte et si molle, qu elle faisait plaisir aux yeux qui la regar­ daient. Beaucoup d’arbres dispersés çà et là et quelques fleurs des champs embel­ lissaient encore cette douce retraite. Ce fut le lieu que choisit le chevalier de la Triste-Figure pour faire sa pénitence. Dès qu’il l’eut aperçu, il se mit à s’écrier à haute voix comme s’il eut déjà perdu la raison : « Voici l’endroit, ô ciel ! que j ’adopte et choisis pour pleurer F infortune où vous-même m’avez fait descendre ; voici l’endroit où les pleurs de mes yeux aug­ menteront les eaux de ce petit ruisselet, oii mes profonds et continuels soupirs agiteront incessamment les feuilles de ces arbres sauvages, en signe et en témoignage de l’affliction qui déchire mon cœur outragé. O vous, qui que vous soyez, dieux rustiques, qui faites votre séjour dans ces lieux inhabités, écoutez les plaintes de ce misérable amant qu’une longue absence et d’imaginaires motifs de jalousie ont réduit à venir se lamenter dans ces déserts, et à se plaindre des rigueurs de cette belle ingrate, modèle et dernier terme de l’humaine beauté. O vous ! napées et dryades, qui habitez d’ordinaire dans les profondeurs des montagnes, puissent les légers et lascifs satyres dont vous êtes vainement adorées ne troubler jamais votre doux repos, pourvu que vous m’aidiez à déplorer mes infortunes, ou du moins que vous ne vous lassiez pas d’entendre mes plaintes ! O Dulcinée du Toboso, jour de mes nuits, gloire de mes peines, nord de mes voyages, étoile de ma bonne for­ tune, puisse le ciel te la donner toujours heureuse en tout ce qu’il te plaira de lui demander, si tu daignes considérer en quels lieux et en quel état m’a conduit ton absence, et répondre par un heureux dénoùment à la constance de ma foi ! O vous, arbres solitaires, (pii allez désormais tenir compagnie à ma solitude, faites connaî­ tre par le doux bruissement de votre feuillage que ma présence 11e vous déplaît 248 DON QUICHOTTE. pas5. Et toi, ô mon écuyer, agréable et fidèle compagnon de ma bonne et mauvaise fortune, retiens bien dans ta mémoire ce qu ici tu me verras faire, pour que tu le transmettes et le racontes à celle qui en est la cause unique. » En disant ces derniers mots, il mit pied à terre, se hâta d’ôter le mors et la selle à Rossinante, et, le frappant doucement sur la croupe avec la paume de la main : « Reçois la liberté, lui dit-il, de celui qui l a perdue, ô coursier aussi excel­ lent par tes œuvres que malheureux par ton sort ; va-t’en, prends le chemin que tu voudras, car tu portes écrit sur le front que nul ne t a égalé en légèreté et en vigueur, ni l’hippogriffe d’Astolphe, ni le renommé Frontin, qui coûta si cher à Bradamante6. » Sanclio, voyant cela : « Pardieu ! s’écria-t-il, bien en a pris vraiment à celui qui nous a ôté la peine de débâter le grisou; on ne manquerait, par ma foi, ni de caresses à lui faire, ni de belles choses à dire à sa louange. Mais s'il était ici, je ne permettrais point que personne le débâtât; car, à quoi hou? Il n’avait (pie voir aux noms d amoureux et de désespéré, puisque son maître n était ni l’un ni l’autre, lequel maître était moi, quand il plaisait à Dieu. En vérité, seigneur chevalier de la Triste-Figure, si mon départ et votre folie ne sont pas pour rire, mais tout de bon, il sera fort à propos de resseller Rossinante, pour qu’il supplée au défaut du grison ; ce sera gagner du temps sur l’allée et le retour; car si je fais à pied le chemin, je ne sais ni quand j ’arriverai ni quand je reviendrai, tant je suis pauvre marcheur. — Je dis, Sanclio, répondit don Quichotte, que tu fasses comme tu voudras, et que ton idée ne me semble pas mauvaise. Et j ’ajoute que tu partiras dans trois jours, afin que tu voies d ici là tout ce (pie je fais et dis pour elle, et que tu puisses le lui répéter. — Et qu’est-ce que j’ai à voir, reprit Sanclio, de plus que je n'ai vu P — Tu n es pas au bout du compte, répondit don Quichotte. A présent ne faut-il pas que je déchire mes vêtements, que je disperse les pièces de mon armure, et que je fasse des culbutes la tète en bas sur ces rochers, ainsi que d’autres choses de même espèce qui vont exciter ton admiration ? — Pour l’amour de Dieu, reprit Sanclio, que Votre Grâce prenne bien garde à la manière de faire ces culbutes ; vous pourriez tomber sur telle roche et en telle posture, qu’au premier saut se terminerait toute la machine de cette pénitence. Moi, je suis d’avis que, puisque Votre Grâce trouve ces culbutes tout à fait néces­ saires, et que l’œuvre ne peut s’en passer, vous vous contentiez, tout cela n étant qu’une chose feinte et pour rire, vous vous contentiez, dis-je, de les faire dans l’eau, ou sur quelque chose de doux, connue du coton ; et laissez-moi me charger du reste : je saurai bien dire à ma dame Dulcinée (pie Votre Grâce faisait ces culbutes sur une pointe de rocher plus dure que celle d’un diamant. — Je suis reconnaissant de ta bonne intention, ami Sanclio, répondit don Quichotte ; mais je veux te faire savoir que toutes ces choses que je fais ici, loin DON QUICHOTTE. 249 d être pour rire, sont très-réelles et très-sérieuses : ear, d’une autre manière, ee serait contrevenir aux règlements de la chevalerie, qui nous défendent de dire aucun mensonge, sous la peine des relaps; et faire une chose pour une autre, c’est la même chose que mentir. Ainsi donc mes culbutes doivent être franches, sincères et véritables, sans mélange de sophistique ou.de fantastique. Il sera même néces­ saire que tu me laisses quelques brins de charpie pour me panser, puisque le sort a voulu que nous perdissions le baume. — C’a été bien pis de perdre lâne, reprit Sanclio, car avec lui s’en est allée la charpie et toute la boutique. Et je supplie Votre Grâce de ne plus se rappeler ce maudit breuvage; il suffit que j’en entende le nom pour me mettre toute l ame à l’envers, et festonne sens dessus dessous. Je vous supplie, en outre, de tenir pour passés les trois jours de délai que vous m’avez accordés afin de voir quelles folies vous faites; je les donne pour dûment vues et pour passées en force de chose jugée. J ’en dirai des merveilles à ma dame; mais écrivez la lettre, et dépêchez-moi vite, car j ’ai la meilleure envie de revenir tirer 4 otre Grâce de ce purgatoire ou je la laisse. — Purgatoire, dis-tu, Sanclio? reprit don Quichotte. Tu ferais mieux de I appeler enfer, et pire encore s il y a quelque chose de pire. — Qui est en enfer, répliqua Sanclio, nulla est retentio 7, à ce que j ’ai ouï dire. — Je n’entends pas ce que veut dire retentio, reprit don Quichotte. — Retentio veut dire, repartit Sanclio, que qui est en enfer n'en sort plus jamais, et n’en peut plus sortir; ce (pii sera tout au rebours pour \ otre Grâce, ou, ma foi, je ne saurais plus jouer des talons, au cas que je porte des éperons pour éveiller Rossinante. Et plantez-moi une bonne fois pour toutes dans le Toboso, et en présence de ma dame Dulcinée; je lui ferai un tel récit des bêtises et des folies (c’est tout un) (pie Votre Grâce a faites et qui lui restent encore à faire, que je finirai par la rendre plus souple qu’un gant, dussé-je la trouver plus dure qu’un tronc de liège. Avec cette réponse douce et mielleuse, je reviendrai à travers les airs, comme un sorcier, et je tirerai 4 otre Grâce de ce purgatoire, (pii paraît un enfer, bien qu’il ne le soit pas, puisqu’il y a grande espérance d’en sortir, ce (pie n’ont pas, comme je 1 ai dit, ceux qui sont en enfer; et je ne crois pas que 4 otre Grâce dise autre chose. — Oui, c est la vérité, répondit le chevalier de la Triste-Figure; mais comment ferons-nous pour écrire la lettre ? — Et puis aussi la lettre de change des ânons, ajouta Sanclio. — Tout v sera compris, répondit don Quichotte. Et, puisque le papier manque, il serait bon que nous 1 écrivissions, comme faisaient les anciens, sur des feuilles d’arbre, ou sur des tablettes de cire, quoiqu’à vrai dire il ne serait pas plus facile de trouver de la cire que du papier. Mais voilà qu’il me vient à l’esprit oïl il sera bien et plus que bien de 1 écrire : c’est sur le livre de poche qu’a perdu Cardénio. Tu auras soin de la faire transcrire sur une feuille de papier en bonne écriture, dans le premier village où tu trouveras un maître d’école, ou sinon, le premier sacristain venu te la transcrira; mais ne t’avise pas de la faire transcrire par un i — 3 ï 250 DON QUICHOTTE. notaire : ces gens-là ont une écriture de chicane que Satan lui-même ne déchiffre­ rait pas. — Et que faut-il faire de la signature? demanda Sanclio. — Jamais Amadis n’a signé ses lettres, répondit don Quichotte. — C est très-bien, répliqua Sanclio, mais la lettre de change doit être signée forcément. Si je la fais transcrire, on dira (pie la signature est fausse, et je resterai sans ànons. — La lettre de change, reprit don Quichotte, sera faite et signée sur le livre de poche lui-même, et quand ma nièce la verra, elle ne fera nulle difficulté d'y faire honneur. Quant à la lettre d'amour, tu mettras pour signature : A vous jusqu’à la mort, le chevalier de la Inste-F/gure. Il importera peu qu’elle soit écrite d’une main étrangère; car, si je ni en souviens bien, Dulcinée ne sait ni lire ni écrire, et de toute sa vie n a vu lettre de ma main. En effet, mes amours et les siens ont tou­ jours été platoniques, sans s’étendre plus loin qu à une honnête œillade, et encore tellement de loin en loin, que j oserais jurer d une chose en toute sûreté de con­ science : c’est que, depuis douze ans au moins (pie je l’aime plus que la prunelle de ces yeux que doivent manger un jour les vers de la terre, je 11e l’ai pas vue quatre lois; encore, sur ces quatre fois, n’y en a-t-il peut-être pas une où elle ait remarqué (pie je la regardais, tant sont grandes la réserve et la retraite où l’ont élevée son père Lorenzo Corchuelo et sa mère Aldonza Nogalès. — Comment, comment! s’écria Sanclio, c’est la fille de Lorenzo Corchuelo qui est a cette heure ma dame Dulcinée du Toboso, celle qu on appelle, par autre nom, Aldonza Lorenzo? — C est elle-même, répondit don Quichotte, celle (pii mérite de régner sur tout 1 univers. — Oh ! je la connais bien, reprit Sanclio, et je puis dire qu’elle jette aussi bien la barre (pie le plus vigoureux gars de tout le village. Tudieu! c’est une fille de tète, faite et parfaite, et de poil à I estomac, propre à faire la barbe et le toupet à tout chevalier errant qui la prendra pour dame. Peste! quelle voix elle a , et quel creux (h* poitrine! Je puis dire qu un jour elle monta au clocher du village pour appeler des valets de ferme qui travaillaient dans un champ de son père; et quoiqu’il y eut de la plus d une demi-lieue, ils l'entendirent aussi bien que s ils eussent été au pied de la tour. Et ce qu’elle a de mieux, c’est qu elle 11 est pas du tout bégueule; elle a des façons de grande dame; elle badine avec tout le monde, et fait la nique à tout propos. A présent, seigneur chevalier de la Triste-Eigure, je dis que non-seulement Aotie Grâce peut et doit faire des lolies pour elle, mais que vous pouvez à juste titre vous désespérer et vous pendre, et que de ceux qui 1 apprendront, il n’y a personne qui 11e dise que vous avez bien fait, dut le diable vous emporter. Oh! je voudrais déjà me tromer en chemin, seulement pour le plaisir de la revoir, car il y a longtemps que je 11e l’ai vue; et vraiment elle doit être bien changée. Rien 11e gâte plus vite le teint des femmes (pie d être toujours à travers les champs, à l air et au soleil. 1 1 faut pourtant que je confesse à Notre Grâce une vérité, seigneur don Quichotte; car jusqu’à présent j’étais resté dans une grande ignorance. Je pensais bien innocemment que ma dame Dulcinée devait etre quelque princesse dont Votre Grâce s’était éprise, ou quelque personne de haut rang, et telle qu elle méritât les riches présents que vous lui avez envoyés, à savoir : celui du Biscayen vaincu, ou celui des galériens délivrés, et beaucoup d’autres encore, aussi nombreux que les victoires que doit avoir remportées Votre Grâce dans le temps que je n étais pas encore son écuyer. Mais, tout bien considéré, que diable peut gagner ma dame Aldonza Lorenzo, je veux dire ma dame Dulcinée du Toboso, à voir venir s age­ nouiller devant elle les vaincus que Votre Grâce lui envoie, ou lui doit envoyer ? Car il pourrait bien arriver qu’au moment où ils paraîtraient, elle fût à peigner du chanvre ou à battre du blé dans la grange, et qu’en la voyant, ces gens-là se missent en colère, tandis qu elle se moquerait ou se fâcherait aussi du cadeau. — Je t’ai déjà dit bien des fois, Sancho, répondit don Quichotte, que tu es un grand bavard, et qu’avec un esprit obtus et lourd tu te mêles souvent de badiner et de faire des pointes. Mais pour que tu reconnaisses combien tu es sot et combien je suis sage, je veux que tu écoutes une petite histoire. Apprends donc qu’une jeune veuve, belle, libre et riche, et surtout fort amie de la joie, s’amou­ racha d’un frère lai, gros garçon, frais, réjoui et de large encolure. Son aîné vint à le savoir, et dit un jour à la bonne veuve, en manière de semonce fraternelle : « Je suis étonné, madame, et non sans raison, qu’une femme aussi noble, aussi « belle, aussi riche que Votre Grâce, aille s’amouracher d’un homme d’aussi bas « étage et d’aussi pauvre esprit qu’un tel, tandis qu’il y a dans la même maison « tant de docteurs, de maîtres et de théologiens, parmi lesquels vous pourriez « choisir comme au milieu d’un cent de poires, et dire : « Celui-ci me convient, « celui-là me déplait. « Mais la dame lui répondit avec beaucoup d aisance et d’a­ bandon : « Vous êtes bien dans l’erreur, mon très-cher seigneur et frère, et vous « pensez à la vieille mode, si vous imaginez que j’ai fait un mauvais choix en pre- « liant un tel, quelque idiot qu’il vous paraisse ; car, pour ce que j ’ai à faire de lui, « il sait autant et plus de philosophie qu Aristote. » De la même, manière, Sancho, pour ce que j’ai à faire de Dulcinée, elle vaut autant que la plus haute princesse de la terre. Il ne faut pas croire que tous les poètes qui chantent des dames sous des noms qu’ils leur donnent à leur fantaisie les aient réellement pour maîtresses. Penses-tu que les Amaryllis, les Philis, les Sylvies, les Dianes, les Galathées et d autres semblables, dont sont remplis les livres, les romances, les boutiques de barbiers et les théâtres de comédie, fussent de vraies créatures en chair et en os, et les dames de ceux qui les ont célébrées ? Non, vraiment ; la plupart des poètes les imaginent pour donner un sujet à leurs vers8, et pour qu’on les croie amoureux, ou du moins capables de l’être. Ainsi donc, il me suffit de penser et de croire que la bonne Aldonza Lorenzo est belle et sage. Quant à la naissance, elle importe peu; nous n’en sommes pas à faire une enquête pour lui conférer l’habit de ehanoinesse, et je me persuade, moi, quelle est la plus haute princesse du monde. Car il faut que tu saches, Sancho, si tu 11e le sais pas encore, (pie deux choses par-dessus tout DON QUICHOTTE. 251 excitent à l'amour : ce sont la beauté et la bonne renommée. Or, ces deux choses se trouvent dans Dulcinée au degré le plus éminent, car en beauté personne ne l égale, et en bonne renommée bien peu lui sont comparables. Et pour tout dire en un mot, j ’imagine qu’il en est ainsi, sans qu’il faille rien ôter ni rien ajouter, et je la peins dans mon imagination telle que je la désire, aussi bien pour la no­ blesse que pour les attraits; à ce point, que nulle femme n’approche d’elle, ni les Hclènes, ni les Lucrèces, ni toutes les héroïnes des siècles passés, grecques, romaines ou barbares. Que chacun en dise ce qu’il voudra ; si je suis blâmé par les igno­ rants, je ne serai pas du moins puni par les gens austères. — Et moi je dis, reprit Sancho, qu’en toutes choses Votre Grâce a raison, et que je ne suis qu’un âne. Et je ne sais pourquoi ce nom me vient à la bouche, car il ne faut point parler de corde dans la maison d’un pendu. Mais donnez-moi la lettre, et que je déménage. » Don Quichotte prit les tablettes de Cardénio, et, se mettant à l’écart, il com­ mença d’un grand sang-froid à écrire la lettre. Quand il l’eut finie, il appela Sancho, et lui dit qu’il voulait la lui lire pour qu’il l’apprit par cœur dans le cas où elle se perdrait en route, car il fallait tout craindre de sa mauvaise étoile. « Votre Grâce ferait mieux, répondit Sancho, de l’écrire deux ou trois fois, là, dans le livre, et de me le donner après: je saurai bien le garder; mais penser que j apprenne la lettre par cœur, c’est une sottise. J ’ai la mémoire si mauvaise, que j ’oublie souvent comment je m’appelle. Toutefois, lisez-la-moi, je serai bien aise de l’entendre, car elle doit être faite comme en lettres moulées. — Ecoute donc, reprit don Quichotte; voici comment elle est conçue: L E T T R E DE DON QUICHOTTE À DULCINÉE DU TOBOSO. « Haute et souveraine dame, « Le piqué au vif des pointes de l’absence, le blessé dans l’intime région du cœur, dulcissime Dulcinée du Toboso, te souhaite la bonne santé dont il ne jouit plus. Si ta beauté me dédaigne, si tes mérites cessent d’être portés en ma faveur, et si tes rigueurs entretiennent mes angoisses, bien que je sois passablement rompu à la souffrance, mal pourrai-je me maintenir en une transe semblable, qui n’est pas seulement forte, mais durable à l’avenant. Mon bon écuyer Sancho te fera une relation complète, ô belle ingrate, ô ennemie adorée, de l’état où je me trouve en ton intention. S il te plaît de me secourir, je suis à toi ; sinon, lais à ta fantaisie, car, en terminant mes jours, j ’aurai satisfait à mon désir et à ta cruauté. « A toi jusqu’à la mort, « Le chevalier de la T r i s t e - F i g u r e . » — Par la vie de mon père ! s’écria Sancho, quand il eut entendu lire cette lettre, voilà bien la plus haute et la plus merveilleuse pièce (pie j’aie jamais en­ tendue! Peste! comme Votre Grâce lui dit bien là tout ce quelle veut lui dire! 25*2 DON QUICHOTTE. DON QUICHOTTE. et comme vous avez joliment enchâssé dans le parafe le chevalier de la Triste-Fi- gu re ! Je le dis en vérité, vous êtes le diable lui-nrtéme, il n’y a rien que vous ne sachiez. — Tout est nécessaire, reprit don Quichotte, pour la profession que j’exerce. — Or çà, reprit Sancho, mettez maintenant au revers de la page la cédule pour les trois ânons, et signez-la très-clairement, pour qu’en la voyant on recon­ naisse votre écriture. — Volontiers, » dit don Quichotte. Et, l’ayant écrite, il lui en lut ensuite le contenu : « Veuillez, madame ma nièce, payer sur cette première d ânons9, à Sancho Panza, mon écuyer, trois des cinq que j’ai laissés à la maison, et qui sont confiés aux soins de Votre Grâce ; lesquels trois ânons je lui fais payer et délivrer pour un égal nombre reçus ici comptant, et qui, sur cette lettre et sur sa quittance, seront dûment acquittés. Fait dans les entrailles de la Sierra-Moréna, le 2 7 août de la présente année. » * C’est très-bien! s’écria Sancho, Votre Grâce n’a plus qu’à signer. — Il n’est pas besoin de signature, répondit don Quichotte ; je vais mettre seulement mon parafe, ce qui vaudra tout autant que la signature, non pour trois ânes, mais pour trois cents. — Je me fie en A otre Grâce, reprit Sancho. Laissez maintenant que j’aille seller Rossinante, et préparez-vous à me donner votre bénédiction ; car je veux me mettre en route tout à 1 heure, sans voir les extravagances que vous avez à faire, et je saurai bien dire que je vous en ai vu faire à bouche que veux-tu. — Pour le moins, je veux, Sancho, repartit don Quichotte, et c’est tout à fait nécessaire, je veux, dis-je, que tu me voies tout nu, sans autre habit que la peau, faire une ou deux douzaines de folies. Ce sera fini en moins d’une demi- heure ; mais quand tu auras vu celles-là de tes propres yeux, tu pourras jurer en conscience pour toutes celles qu’il te plaira d ajouter, et je t’assure bien que tu n’en diras pas autant que je pense en faire. — Par l’amour de Dieu, mon bon seigneur, s’écria Sancho, que je ne voie pas la peau de Votre Grâce! j’en aurais trop de compassion, et ne pourrais m’em­ pêcher de pleurer ; et pour avoir pleuré hier soir le pauvre grison, j’ai la tète si malade que je ne suis pas en état de me remettre à de nouveaux pleurs. Si Votre Grâce veut à toute force que je voie quelques-unes de ses folies, faites-les tout habillé, courtes et les premières venues. D ailleurs, quant à moi, rien de cela n’est nécessaire, et, comme je vous lai dit, ce serait abréger le voyage et hâter mon retour, qui doit vous rapporter d’aussi bonnes nouvelles que \ otre Grâce les désire et les mérite. Sinon, par ma foi, que ma dame Dulcinée se tienne bon ! Si elle ne répond pas comme la raison l exige, je fais v œu solennel à qui m’entend de lui arracher la bonne réponse de l estomac à coups de pied et à coups de poing. Car enfin qui peut souffrir qu un chevalier errant aussi fameux (jue Votre Grâce aille devenir fou sans rime ni raison pour une__ Que la bonne dame ne me le lasse pas dire, car, au nom de Dieu, je lâche ma langue et lui crache son fait à la ligure. Ah ! je suis bon, vraiment, pour ces gentillesses ! Elle ne me connaît guère, et, si elle me connaissait, elle me jeûnerait comme la veille d’un saint10. ■ y Par ma foi, Sancho, interrompit don Quichotte, à ce (pi il parait, tu n’es guère plus sage que moi. — Je ne suis pas si fou, reprit Sancho, mais je suis plus colère. Maintenant, laissant cela de côté, qu’est-ce que Votre Grâce va manger en attendant que je • revienne? Allez-vous, comme Cardénio, vous mettre en embuscade et prendre de force votre nourriture aux bergers ? — Que cela ne te donne pas de souci, répondit don Quichotte ; quand même j aurais des vivres en abondance, je ne mangerais pas autre chose que les herbes et les fruits que me fourniront cette prairie et ces arbres. La fin de mon affaire est de ne pas manger du tout, et de souffrir bien d’autres austérités. — A propos, dit Sancho, savez-vous ce que je crains? c’est de ne plus retrou­ ver mon chemin pour revenir en cet endroit où je vous laisse, tant il est désert et caché. — Prends-en bien toutes les enseignes, répondit don Quichotte; je ferai en sorte de ne pas m éloigner de ces alentours, et même j’aurai soin de monter sur les plus hautes de ces roches, pour voir si je te découvre quand tu reviendras. Mais, au reste, dans la crainte que tu ne me manques et ne te perdes, ce qu’il v a de mieux à faire, c’est que tu coupes des branches de ces genêts, dont nous sommes entourés, et que tu les déposes de distance en distance jusqu’à ce que tu arrives à la plaine. Ces branches te serviront d’indices et de guides pour cpie tu me retrouves à ton retour, à l imitation du fil qu’employa Persée dans le labyrinthe11. — C est ce (pie je vais faire, » répondit Sancho. Et dès qu’il eut coupé quelques broussailles, il vint demander à son seigneur sa bénédiction, et, non sans avoir beaucoup pleuré tous deux, il prit congé de lui. Après être monté sur Rossinante, que don Quichotte lui recommanda tendrement, 1 engageant d’en prendre soin comme de sa propre personne, Sancho se mit en route pour la plaine, semant de loin en loin des branches de genêt, comme son maître le lui avait conseillé, et bientôt s’éloigna, au grand déplaisir de don Quichotte, qui aurait voulu lui faire voir au moins une couple de folies. Mais Sancho n’avait pas encore fait cent pas qu’il revint, et dit à son maître : « Je dis, seigneur, que \ otre Grâce avait raison; pour que je puisse jurer en repos de conscience que je lui ai vu faire des folies, il sera bon que j en voie pour le moins une, bien (pie, Dieu merci, j ’en aie vu une assez grosse dans votre envie de rester là. — Ne te lavais-je pas dit? s’écria don Quichotte. Attends, Sancho; en moins d’un credo, ce sera fait. « Aussitôt, tirant ses chausses en toute hâte, il resta nu en pan de chemise; 254 DON QUICHOTTE* S A N GIIO T O U R N A B R I DK E T S K T I N T P O U R S A T I S F A I T . DON QUICHOTTE. puis, sans autre façon, il se donna du talon dans le derrière, fit deux cabrioles en l’air et deux culbutes, la tête en bas et les pieds en haut, découvrant de telles choses (pie, pour ne les pas voir davantage, Saneho tourna bride, et se tint pour satisfait de pouvoir jurer cpie son maitre demeurait fou. Maintenant nous le lais­ serons suivre son chemin jusqu’au retour, qui ne fut pas long. i i — 33 2o7 CHAPITRE XXVI. OÙ SE CONTINUENT LES F IN E S PROUESSES D ’AMOUR QUE F IT DON QUICHOTTE DANS LA S IERRA-MORÉNA. Et revenant à conter ce que fit le chevalier de la Triste-Figure quand il se vit seul, l’histoire dit qu’à peine don Quichotte eut achevé ses sauts et ses culbutes, nu de la ceinture en bas, et vêtu de la ceinture en haut, voyant que Sancho s’en était allé sans vouloir attendre d’autres extravagances, il gravit jusqu’à la cime d’une roche élevée, et là se remit à réfléchir sur une chose qui avait déjà maintes fois occupé sa pensée, sans qu’il eût encore pu prendre une résolution : c’était de savoir lequel serait le meilleur et lui conviendrait le mieux, d’imiter Roland dans ses folies dévastatrices, ou bien Amadis dans ses folies mélancoliques; et, se par­ lant à lui-même, il disait : « Que Roland ait été aussi brave et vaillant chevalier que tout le monde le dit, qu’y a-t-il à cela de merveilleux? car enfin, il était enchanté, et personne ne pouvait lui ôter la vie, si ce n’est en lui enfonçant une épingle noire sous la plante du pied. Or, il portait toujours à ses souliers six semelles de fer1. Et pour­ tant toute sa magie ne servit de rien contre Bernard del Carpio, (pii découvrit la feinte, et l’étouffa entre ses bras dans la gorge de Roncevaux. Mais, laissant à DON QUICHOTTE. 259 part la question de sa vaillance, venons à celle de sa folie, car il est certain qu il perdit le jugement sur les indices qu’il trouva aux arbres de la fontaine, et sur la nouvelle que lui donna le pasteur qu Angélique avait dormi plus de deux siestes avec Médor, ce petit More aux cheveux bouclés, page d’Agramont2. Et certes, s’il s’imagina que cette nouvelle était vraie, et que la dame lui avait joué ce tour, il n’eut pas grand mérite à devenir fou. Mais moi, comment puis-je l imiter dans les folies, ne l’ayant point imité dans le sujet qui les fit naitre? car, pour ma Dul­ cinée du Toboso, j oserais bien jurer qu’en tous les jours de sa vie elle n’a pas vu l’ombre d’un More, en chair et en costume, et quelle est encore aujourd’hui comme la mère qui l’a mise au monde. Je lui ferais donc une manifeste injure, si, croyant d’elle autre chose, j’allais devenir fou du genre de folie qu’eut Roland le Furieux. D un autre côté, je vois qu’Amadis de Gaule, sans perdre 1 esprit et sans faire d’extravagances, acquit en amour autant et plus de renommée que personne. Et pourtant, d’après son histoire, il ne fit rien de plus, en se vovant dédaigné de sa dame Oriane, qui lui avait ordonné de ne plus paraître eu sa présence contre sa volonté, que de se retirer sur la Roche-Pauvre, en compagnie d’un ermite; et là, il se rassasia de pleurer, jusqu’à ce que le ciel le secourût dans l’excès de son affliction et de ses angoisses. Si telle est la vérité, et ce lest à coup sur, pourquoi me donnerais-je à présent la peine de me déshabiller tout à fait, et de faire du mal à ces pauvres arbres qui ne m’en ont fait aucun? Et qu’ai-je besoin de troubler l’eau claire de ces ruisseaux, qui doivent me donner à boire quand l’envie m’en prendra? Vive, vive la mémoire d Amadis, et qu’il soit imité en tout ce qui est possible par don Quichotte de la Manche, duquel on dira ce qu’on a dit d’un autre, que, s’il ne fit pas de grandes choses, il périt pour les avoir entreprises3! Et si je ne suis ni outragé ni dédaigné par ma Dulci­ née, ne me suffit-il pas, comme je l’ai déjà dit, d être séparé d elle par l absence? Courage donc, les mains à la besogne! venez à mon souvenir, belles actions d’Amadis, enseignez-moi par où je dois commencer à vous imiter. Mais je sais que ce qu il fit la plupart du temps, ce fut de réciter ses prières, et e est ce que je vais faire aussi. » Alors, pour lui servir de chapelet, don Quichotte prit de grosses pommes de liège, qu’il enfila, et dont il fit un rosaire à dix grains. Mais ce qui le contrariait beaucoup, c’était de ne pas avoir sous la main un ermite qui le confessât et lui donnât des consolations. Aussi passait-il le temps, soit à se promener dans la prairie, soit à écrire et à tracer sur l’écorce des arbres ou sur le sable menu une foule de vers, tous accommodés à sa tristesse, et quelques-uns à la louange de Dulcinée. Mais les seuls qu’on put retrouver entiers, et qui fussent encore lisibles quand on vint à sa recherche, furent les strophes suivantes '* : « Arbres, plantes et fleurs, qui vous montrez en cet endroit si hauts, si verts et si brillants, écoutez, si vous ne prenez plaisir à mon malheur, écoutez mes plaintes respectables. Que ma douleur ne vous trouble point, quelque terrible quelle éclate; 260 DON QUICHOTTE. car, pour vous payer sa bienvenue, ici pleura don Quichotte l’absence de Dulcinée du Toboso. « ̂oici le lieu ou I amant le plus loyal se cache loin de sa dame, arrivé a tant d infortune sans savoir ni comment ni pourquoi. Un amour de mauvaise engeance le ballotte et se joue de lui : aussi, jusqu’à remplir un baril, ici pleura don Qui­ chotte l’absence de Dulcinée du Toboso. « Cherchant les aventures à travers de durs rochers, et maudissant de plus dures entrailles, sans trouver parmi les broussailles et les rocs autre chose que des mésaventures, l’Amour le frappa de son fouet acéré, non de sa douce bandelette, et, blessé sur le chignon, ici pleura don Quichotte l’absence de Dulcinée du Toboso. » Ce ne fut pas un petit sujet de rire, pour ceux qui firent la trouvaille des vers qu’on vient de citer, que cette addition du Toboso faite hors ligne au nom de Dulcinée; car ils pensèrent que don Quichotte s’était imaginé que si, en nommant Dulcinée, il n ajoutait aussi du Toboso, la strophe ne pourrait être comprise; et c’est, en effet, ce qu’il avoua depuis lui-même. Il écrivit bien d’autres poésies; mais, comme on l’a dit, ces trois strophes furent les seules qu’on put déchiffrer. Tantôt l’amoureux chevalier occupait ainsi ses loisirs, tantôt il soupirait, appelait les faunes et les sylvains de ces bois, les nymphes de ces fontaines, la plaintive et vaporeuse Echo, les conjurant de F entendre, de lui répondre et de le consoler; tantôt il cherchait quelques herbes nourrissantes pour soutenir sa vie en attendant le retour de Sancho. Et si, au lieu de tarder trois jours à revenir, celui-ci eût tardé trois semaines, le chevalier de la Triste-Figure serait resté si défiguré, qu’il n’eût pas été reconnu même de la mère qui l’avait mis au monde. Mais il con­ vient de le laisser absorbé dans ses soupirs et ses poésies, pour conter ce que devint Sancho, et ce qui lui arriva dans son ambassade. Dès qu il eut gagné la grand’route, il se mit en quête du Toboso, et atteignit le lendemain I hôtellerie où lui était arrivée la disgrâce des sauts sur la couverture. A peine F eut-il aperçue, qu’il s’imagina voltiger une seconde fois par les airs, et il résolut bien de ne pas y entrer, quoiqu’il fût justement l’heure de le faire, c’est-à-dire l’heure du dîner, et qu’il eût grande envie de goûter à quelque chose de chaud, n ayant depuis bien des jours rien mangé que des provisions froides. Son estomac le força donc à s’approcher de 1 hôtellerie, encore incertain s’il entre­ rait ou brûlerait l’étape. Tandis qu il était en suspens, deux hommes sortirent de la maison, et, dès qu’ils l’eurent aperçu, l’un d’eux dit à l’autre : « Dites-moi, seigneur licencié, cet homme à cheval, n est-ce pas Sancho Panza, celui que la gouvernante de notre aventurier prétend avoir suivi son maitre en iruise d’écuyer ?n j DON QUICHOTTE. 261 — C est lui-même, répondit le licencié, et voilà le cheval de notre don Quichotte. » Ils avaient, en effet, reconnu facilement l’homme et sa monture; car c étaient le curé et le barbier du village, ceux qui avaient fait le procès et 1 auto-da-fé des liv res de chevalerie. Aussitôt qu ils eurent achevé de reconnaître Sancho et Rossi­ nante, désirant savoir des nouvelles de don Quichotte, ils s’approchèrent du cava­ lier, et le curé, T appelant par son nom : « Ami Sancho Panza, lui dit-il, qu’est-ce (pie fait votre maître? » Sancho les reconnut aussitôt, mais il résolut de leur cacher le lieu et l’état ou il avait laissé son seigneur; il leur répondit donc que celui-ci était occupé en un certain endroit, à une certaine chose qui lui était d’une extrême importance, mais qu’il ne pouvait découvrir, au prix des yeux qu’il avait dans sa tète. « Non, non, Sancho Panza, s’écria le barbier, si vous ne nous dites point oii il est et ce qu il fait, nous croirons, comme nous avons déjà droit de le croire, que vous l’avez assassiné et volé, car enfin vous voilà monté sur son cheval. Et, par Dieu ! vous nous rendrez compte du maître de la bête, ou gare à votre gosier. — Oh! répondit Sancho, il n’y a pas de menace à me faire, et je ne suis pas homme à tuer ni voler personne. Que chacun meure de sa belle mort, à la vo­ lonté de Dieu qui l a créé. Mou maître est au beau milieu de ces montagnes, à faire pénitence tout à son aise. » Et sur-le-champ il leur conta, d’un seul trait et sans prendre haleine, en quel état il l’avait laissé, les aventures qui leur étaient arrivées, et comment il portait une lettre à Mme Dulcinée du Toboso, qui était la fille de Lorenzo Corchuelo, dont son maître avait le cœur épris jusqu’au foie. Les deux questionneurs restèrent tout ébahis de ce que leur contait Sancho; et, bien qu’ils connussent déjà la folie de don Quichotte et 1 étrange nature de cette folie, leur étonnement redoublait toutes les fois qu ils en apprenaient des nou­ velles. Ils prièrent Sancho Panza de leur montrer la lettre qu’il portait à Mme Dul­ cinée du Toboso. Celui-ci répondit qu elle était écrite sur un livre de poche, et qu’il avait ordre de son seigneur de la faire transcrire sur du papier dans le pre­ mier village qu’il rencontrerait; à quoi le curé répliqua que Sancho n avait qu’à la lui faire voir, et qu’il la transcrirait lui-même en belle écriture. Sancho Panza mit aussitôt la main dans son sein pour y chercher le livre de poche; mais il ne le trouva point, et n’avait garde de le trouver, feut-il cherché jusqu’à cette heure, car don Quichotte l’avait gardé sans songer à le lui remettre, et sans que Sancho son­ geât davantage à le lui demander. Quand le bon écuyer vit que le livre ne se trouvait point, il fut pris d’une sueur froide et devint pâle comme un mort; puis il se mit en grande hâte à se tâter tout le corps de haut en bas, et, voyant qu il ne trouvait toujours rien, il s’empoigna, sans plus de façon, la barbe à deux mains, s’en arracha la moitié, et tout d’une haleine s’appliqua cinq à six coups de poing sur les mâchoires et sur le nez, si bien qu il se mit tout le visage en sang. 262 DON QUICHOTTE. A oyant cela, le curé et U* barbier lui demandèrent à la Ibis ce qui lui était arrivé pour se traiter d'une si rude façon. « Ce qui m’est arrivé! s’écria Sancbo, que j’ai perdu de la main à la main trois ànons dont le moindre était comme un château. — Comment cela? répliqua le barbier. — C’est (pie j ai perdu le livre de poche, reprit Sancbo, ou se trouvait la lettre à Dulcinée, et de plus une cédule signée de mon seigneur, par laquelle il ordonnait à sa nièce de me donner trois Anons sur quatre ou cinq qui sont A l’écurie. » Et lA-dessus Sancbo leur conta la perte du grisou. Le curé le consola, en lui disant que, dès qu il trouverait son maître, il lui ferait renouveler la donation, et que cette fois le mandat serait écrit sur du papier, selon la loi et la coutume, attendu que les mandats écrits sur des livres de poche ne peuvent jamais être acceptés ni payés. Sancbo, sur ce propos, se sentit consolé, et dit qu’en ce cas il se souciait fort peu d’avoir perdu la lettre A Dulcinée, puisqu il la savait presque par cœur, et qu’on pourrait la transcrire de sa mémoire, ou et quand on en prendrait l’envie. « Eli bien! dites-la donc, Sancbo, s’écria le barbier, et nous vous la trans­ crirons. » Sancbo s’arrêta tout court, et se gratta la tète pour rappeler la lettre A son souvenir; tantôt il se tenait sur un pied, tantôt sur l’autre; tantôt il regardait le ciel, tantôt la terre; enfin, après s’être rongé plus qu’A moitié l’ongle d’un doigt, tenant en suspens ceux qui attendaient sa réponse, il s’écria, au bout d’une longue pause : « Par le saint nom de Dieu, seigneur licencié, je veux bien que le diable emporte ce que je me rappelle de la lettre! Pourtant, elle disait pour commencer: (‘> DON QUICHOTTE. ne voulut pas |iermettre qu’on lui mit des coiffes ; mais il se couvrit la tète d'un petit bonnet de toile piquée, qu’il portait la nuit pour dormir; puis il se serra le front avec une large jarretière de taffetas noir, et lit de l'autre une espèce de voile qui lui cachait fort bien la barbe et tout le visage. Par-dessus le tout, il enfonça son chapeau clérical, qui était assez grand pour lui servir de parasol, et se cou­ vrant les épaules de son manteau, il monta sur sa mule à la manière des femmes, tandis que le barbier enfourchait la sienne, avec une barbe qui lui tombait sur la ceinture, moitié rousse et moitié blanche, car elle était laite de la queue d une vache rouane. Ils prirent congé de tout le monde, même de la bonne Maritornes, qui promit de réciter un chapelet, bien que pécheresse, pour que Dieu leur donnât bonne chance dans une entreprise si difficile et si chrétienne. Mais le curé n’eut pas plutôt passé le seuil de l’hôtellerie, qu il lui vint un scrupule à la pensée. Il trouva que c’était mal à lui de s’ètre accoutré de la sorte, et chose indécente pour un prêtre, bien que ce fût à bonne intention. « Mon compère, dit-il au barbier, en lui faisant part de sa réflexion, changeons de costume, je vous prie; il est plus convenable que vous fassiez la damoiselle quê­ teuse ; moi je ferai l’écuyer, et je profanerai moins ainsi mon caractère ; si vous refusez, je suis résolu à ne point passer outre, dût le diable emporter don Quichotte. » Saneho arriva dans ce moment, et 11e put s’empêcher de rire en les voyant tous deux en cet équipage. Le barbier consentit à tout ce que voulut le curé, et celui-ci, changeant de rôle, se mit à instruire son compère sur la manière dont il fallait s’y prendre, et sur les paroles qu’il fallait dire à don Quichotte, pour ren­ gager et le contraindre à ce qu’il s’en vint avec eux et laissât le gîte qu’il avait choisi pour sa vaine pénitence. Le barbier répondit que, sans recevoir de leçon, il saurait bien s’acquitter de son rôle. Il 11e voulut pas se déguiser pour le moment, préférant attendre qu’ils fussent arrivés près de don Quichotte; il plia donc ses habits, tandis que le curé ajustait sa barbe, et ils se mirent en route, guidés par Sanclio Panza. Celui-ci leur conta, chemin faisant, ce qui était arrivé à son maître et à lui avec le fou qu’ils avaient rencontré dans la montagne, mais en cachant toutefois la trouvaille de la valise et de ce qu elle renfermait; car, si benêt qu il fût, le jeune homme n était pas mal intéressé. Le jour suivant, ils arrivèrent à l’endroit ou Sanclio avait semé les branches de genêt pour retrouver en quelle place son maître était resté. Dès qu’il l’eut reconnu, il leur dit qu’ils étaient à l’entrée de la montagne, et qu ils n avaient qu’à s habiller, si leur déguisement devait servir à quelque chose pour la délivrance de son sei­ gneur. Ceux-ci, en effet, lui avaient dit auparavant, que d’aller ainsi en compagnie et de se déguiser de la sorte, était de la plus haute importance, pour tirer son maître de la méchante vie à laquelle il s’était réduit. Ils lui avaient en outre recom­ mandé de ne point dire â son maître qui ils étaient, ni qu’il les connut, et que, si don Quichotte lui demandait, comme c’était inévitable, s il avait remis la lettre à Dulcinée, il répondît que oui, mais que la dame, ne sachant pas lire, s’était contentée de répondre de vive voix quelle lui ordonnait, sous peine d’encourir sa DON QUICHOTTE. disgrâce, de venir, â l’instant même, se présenter devant elle, chose qui lui impor­ tait essentiellement. Enfin, ils avaient ajouté qu’avec cette réponse et ce (pi ils pen­ saient lui dire de leur côté, ils avaient la certitude de le ramener à meilleure vie, et de l’obliger à se mettre incontinent en route pour devenir empereur ou monar­ que ; car il n’y avait plus à craindre qu’il voulut se faire archevêque. Sanclio écouta très-attentivement leurs propos, se les mit bien dans la mé­ moire, et les remercia beaucoup de l’intention qu’ils témoignaient de conseiller à son maître qu’il se fit empereur et non pas archevêque, car il tenait, quant à lui, pour certain, qu’en fait de récompenses à leurs écuyers, les empereurs pouvaient plus que les archevêques errants. « Il sera bon, ajouta-t-il, que j ’aille en avant retrouver mon seigneur, et lui donner la réponse de sa dame : peut-être suffira-t-elle pour le tirer de là, sans que vous vous donniez tant de peine. » L’avis de Sanclio leur parut bon, et ils résolurent de l’attendre jusqu’à ce qu’il rapportât la nouvelle de la découverte de son maître. Sanclio s’enfonça dans les gorges de la montagne, laissant ses deux compagnons au milieu d une étroite vallée, où courait en murmurant un petit ruisseau, et que couvraient d’une ombre rafraî­ chissante de hautes roches et quelques arbres (pii croissaient sur leurs flancs. On était alors au mois d’aout, temps où, dans ces parages, la chaleur est grande, et il pouvait être trois heures de l’après-midi. Tout cela rendait le site plus agréable, et conviait nos voyageurs à y attendre le retour de Sanclio. Ce fut aussi le parti qu’ils prirent. Mais tandis qu’ils étaient tous deux assis paisiblement à l’ombre, tout à coup une voix parvint à leurs oreilles, qui, sans s’accompagner d’aucun instrument, faisait entendre un chant doux, pur et délicat. Ils ne lurent pas peu sur­ pris, n’ayant pu s’attendre à trouver dans ce lieu quelqu’un qui chantât de la sorte. En effet, bien qu’on ait coutume de dire qu’on rencontre au milieu des champs et des forêts, et parmi les bergers, de délicieuses voix, ce sont plutôt des fictions de poètes que des vérités. Leur étonnement redoubla quand ils s’aperçurent que ce qu’ils entendaient chanter étaient des vers, non de grossiers gardeurs de troupeaux, mais bien d ingénieux citadins. Voici, du reste, les vers tels qu’ils les recueillirent* : 267 « Qui cause le tourment de ma vie? le dédain. Et qui augmente mon affliction? la jalousie. Et qui met ma patience à l ’épreuve? l’absence. De cette manière, au­ cun remède ne peut être apporté au mal qui me consume, puisque toute espérance est tuée par le dédain, la jalousie et l’absence. « Qui m’impose cette douleur? l’amour. Et qui s’oppose à ma félicité? la fortune. Et qui permet mon affliction? le ciel. De cette manière, je dois appréhender de mourir de ce mal étrange, puisqu’à mon détriment s’unissent l’amour, la fortune et le ciel. « Qui peut améliorer mon sort? la mort. Et le bonheur d’amour, qui l obtient? l’inconstance. Et ses maux, qui les guérit? la folie. De cette manière, il n’est pas sage de vouloir guérir une passion, quand les remèdes sont la mort, 1 inconstance et la folie. » 268 DON QUICHOTTE. L’heure, le temps, la solitude, la belle voix et l’habileté du chanteur, tout causait à la fois à ses auditeurs de l ’étonnement et du plaisir. Ceux-ci se tinrent immobiles dans l’espoir qu’ils entendraient encore autre chose. Enfin, voyant que le silence du musicien durait assez longtemps, ils résolurent de se mettre à sa recherche, et de savoir qui chantait si bien. Mais, comme ils se levaient, la même voix les retint à leur place en se faisant entendre de nouveau. Elle chantait le sonnet suivant : « Sainte amitié, qui, laissant ton apparence sur la terre, t es envolée d’une aile légère vers les âmes bienheureuses du ciel, et résides, joyeuse, dans les de­ meures de l’empvrée ; « De là, quand il te plaît, tu nous montres ton aimable visage couvert d’un voile à travers lequel brille parfois l’ardeur des bonnes œuvres, qui deviennent mauvaises à la fin. « Quitte le ciel, o amitié, et ne permets pas que l’imposture revête ta livrée, pour détruire l intention sincère ; « Si tu ne lui arraches tes apparences, bientôt le monde se verra dans la mêlée de la discorde et du chaos. » Ce chant fut terminé par un profond soupir, et les deux auditeurs écoutaient toujours avec la même attention si d’autres chants le suivraient encore. Mais, voyant que la musique s était changée en plaintes et en sanglots, ils s’empressè­ rent de savoir quel était le triste chanteur dont les gémissements étaient aussi douloureux que sa voix était délicieuse. Ils n’eurent pas à chercher longtemps : au détour d’une pointe de rocher, ils aperçurent un homme de la taille et de la figure que Sanclio leur avait dépeintes quand il leur conta l’histoire de Cardénio. Cet homme, en les voyant, 11e montra ni trouble ni surprise ; il s’arrêta, et laissa tomber sa tète sur sa poitrine, dans la posture d’une personne qui rêve profondément, sans avoir levé les yeux pour les regarder, si ce 11’est la première fois, lorsqu’ils parurent à l’improviste devant lui. Le curé, qui était un homme d’élégante et courtoise parole, l’ayant reconnu au signalement qu’en avait donné Sanclio, s’approcha de lui, et, comme quelqu’un au fait de sa disgrâce, il le pria, en termes courts mais pressants, de quitter la vie si misérable qu’il menait en ce désert, crainte de l’y perdre enfin, ce qui est, de tous les malheurs, le plus grand. Cardénio se trouvait alors avec tout son bon sens, et libre de ces accès furieux qui le mettaient si souvent hors de lui. Aussi, quand il vit ces deux personnes dans un costume si peu à l’usage de ceux qui fréquentent ces âpres solitudes, il 11e laissa pas d’éprouver quelque surprise, surtout lorsqu’il les enten­ dit lui parler de son histoire comme d’une chose à leur connaissance ; car les propos du curé ne lui laissaient pas de doute à cet égard. 11 leur répondit en ces termes : « Je vois bien, seigneurs, (pii que vous soyez, que le ciel, dans le soin » 269 qu il prend de secourir les bons, et maintes fois aussi les méchants, m’envoie, sans que je mérite cette faveur, en ces lieux si éloignés du commerce des hommes, des personnes qui, retraçant à mes yeux, sous les plus vives images, quelle est ma démence a mener la vie que je mène, essayent de me tirer de cette triste retraite pour me ramener en un meilleur séjour. Mais, comme elles ne savent point ce que je sais, moi, qu en sortant du mal présent j aurais à tomber dans un pire, elles doivent sans doute me tenir pour un homme de faible intelligence, et peut- être même privé de tout jugement. Ce ne serait point une chose surprenante qu’il eu lut ainsi, car je m’aperçois bien moi-même (pie le souvenir de mes malheurs est si continuel et si pesant, et qu’il a tant d influence pour ma perdition, que, sans pouvoir m’en défendre, je reste quelquefois comme une pierre, privé de tout sen­ timent et de toute connaissance. Il faut bien que je reconnaisse cette vérité, quand on me dit, en m’en montrant les preuves, ce (pie j ’ai fait pendant que ces ter­ ribles accès se sont emparés de moi. Alors je ne sais qu éclater en plaintes inutiles, (pie maudire sans profit ma mauvaise étoile, et, pour excuse de ma folie, j’en raconte l’origine à tous ceux qui veulent l’entendre. De cette manière, quand les gens sensés apprennent la cause, ils ne s’étonnent plus des effets; s ils ne trouvent point de remède à m offrir, du moins ne trouvent-ils pas de faute à m’imputer, et 1 horreur de mes extravagances se change en pitié de mes malheurs. Si vous venez donc, seigneurs, dans la même intention que d’autres sont venus, je vous en supplie, avant de continuer vos sages et charitables conseils, écoutez ma fatale histoire. Peut-être, après l’avoir entendue, vous épargnerez-vous la peine (pie vous prendriez à consoler une infortune à laquelle est fermée toute consolation. » Les deux amis, (pii ne désiraient autre chose que d apprendre de sa bouche même la cause de son mal, le prièrent instamment de la leur conter, et lui pro­ mirent de ne faire rien de plus qu’il ne voudrait pour le guérir ou le soulager. Le triste chevalier commença donc sa déplorable histoire à peu près dans les mêmes termes et avec les mêmes détails qu’il l’avait déjà contée à don Quichotte et au chevrier, peu de jours auparavant, lorsque, à l’occasion de maître Elisabad, et par la ponctualité de don Quichotte à remplir les devoirs de la chevalerie, le récit, comme on l’a vu, en resta inachevé. Mais à présent un heureux hasard permit que l’accès de furie ne reprit point Cardénio, et lui laissât le temps de continuer jusqu’au bout. Quand il lut arrivé à P endroit du billet que don Fernand trouva dans un volume d’A/nadis de Gaule : « J ’en ai parfaitement conservé le souvenir, ajouta-t-il, et voici comment il était coin ai : DON QUICHOTTE. « LUSCINDE À CARDÉNIO. « Chaque jour je découvre en vous des mérites qui m obligent à vous estimer davantage. Si donc vous voulez que j ’acquitte ma dette, sans que ce soit aux dépens *270 DON QUICHOTTE. trouvaient où était 1 endroit le plus désert et le plus âpre de ('es montagnes. Ils m indiquèrent celui-ci; je m y acheminai aussitôt avec le dessein d v finir ma vie. En entrant dans cette affreuse solitude, ma mule tomba morte de faim et de fatigue, ou plutôt, à ce que je crois, pour se débarrasser d’une charge aussi inutile que celle qu’elle portait en ma personne. Je restai à pied, accablé de lassitude, exténué de besoin, sans avoir et sans vouloir chercher personne qui me secourût. Après être demeuré de la sorte je ne sais combien de temps, étendu par terre, je me levai, n ayant plus faim, et je vis auprès de moi quelques chevriers, ceux qui avaient sans doute pourvu à mes extrêmes besoins. Ils me racontèrent, en effet, comment ils m avaient trouvé, et comment je leur avais dit tant de niaiseries et d’extravagances que j annonçais clairement avoir perdu l’esprit. Hélas! j ai bien senti moi-même, depuis ce moment, que je ne lai pas toujours libre et sain; mais, au contraire, si affaibli, si troublé, que je fais mille folies, déchirant mes habits, parlant tout haut au milieu de ces solitudes, maudissant ma fatale étoile, et répétant sans cesse le nom chéri de mon ennemie, sans avoir alors d autre intention que celle de laisser exhaler ma vie avec mes cris. Quand je reviens à moi, je me trouve si fatigué, si rendu, qu’à peine puis-je me soutenir. Ma plus commune habitation est le creux d un liège, capable de couvrir ce misérable corps. Les pâtres et les chevriers qui parcourent ces montagnes avec leurs troupeaux, émus de pitié, me donnent ma nourriture, en plaçant des vivres sur les chemins et sur les rochers où ils pensent que je pourrai les trouver en passant; car, même dans mes accès de démence, la nécessité parle, et 1 instinct naturel me donne le désir de chercher à manger, et la volonté de satisfaire ma faim. D autres fois, à ce qu’ils me disent quand ils me ren­ contrent en mon bon sens, je m’embusque sur les chemins, et j enlève de force, quoiqu’ils me les offrent de bon cœur, les provisions (pie des bergers apportent du village à leurs cabanes. C est ainsi que je passe le reste de ma misérable vie, jusqu’à ce qu il plaise au ciel de la conduire à son dernier terme, ou de m’oter la mémoire, afin que je perde tout souvenir des charmes et du parjure de Luscinde, et des outrages de don Fernand. S il me faisait cette grâce sans m ôter la vie, je ramènerais sans doute mes pensées vers la droite raison; sinon je n ai plus qu â le prier de traiter mon âme avec miséricorde, car je ne sens en moi ni le courage ni la force de tirer mon corps des austérités où I a condamné mon propre choix. A oilà, sei­ gneurs, l’amère histoire (le mes infortunes. Dites-moi s il est possible de la conter avec moins de regret et d’affliction que je ne vous en ai montré; surtout, ne vous fatiguez point à me vouloir persuader, par vos conseils, ce que la raison vous suggé­ rera pour remédier à mes maux; ils ne me seraient pas plus utiles que n est le breu­ vage ordonné par un savant médecin an malade qui ne veut pas le prendre. Je ne DON QUICHOTTE. DON QUICHOTTE. 279 veux point de guérison sans Luscinde; et, puisqu'il lui a plu d appartenir à un autre, étant ou devant être à moi, il me plaît d’appartenir à l’infortune, ayant pu être au bonheur. Elle a voulu, par son inconstance, rendre stable ma perdition; eh bien! je voudrai, en me perdant, contenter ses désirs. Et l’on dira désormais qu’à moi seul a manqué ce qu’ont pour dernière ressource tous les malheureux, auxquels sert de consolation T impossibilité même d’être consolés5; c’est au contraire, pour moi, la cause de plus vifs regrets et de plus cruelles douleurs, car j imagine tpi’ils doivent durer même au delà de la mort. » Ici, Cardénio termina le long récit de sa triste et amoureuse histoire ; e t , comme le curé se préparait à lui adresser quelques mots de consolation, il fut retenu par une voix qui frappa tout à coup leurs oreilles, et qui disait, en plain­ tifs accents, ce que dira la quatrième partie de cette narration; car c’est ici que mit fin à la troisième le sage et diligent historien Cid Hamed Ben-Eimeli. LIVRE QUATRIÈME. CHAPITRE XXVIII. Q U I T R A I T E D E L A N O U V E L L E E T A G R É A B L E A V E N T U R E Q U ’ E U R E N T L E C U R É E T L E B A R B I E R D A N S L A S I E R R A - M O R É N A . Heureux, trois ibis heureux furent les temps où vint au monde h audacieux chevalier don Quichotte de la Manche! En effet, parce qu il prit l’honorahle déter­ mination de ressusciter l ordre éteint et presque mort de la chevalerie errante, nous jouissons maintenant, dans notre âge si nécessiteux de divertissements et de gaieté, non-seulement des douceurs de son histoire véridique, mais encore des contes et des épisodes qu elle renferme, non moins agréables, pour la plupart, non moins ingénieux et véritables (pie l histoire elle-même l. Celle-ci, poursuivant le (il peigné, retors et dévidé de son récit, raconte qu’au moment où le curé se disposait i — 3ü 282 DON QUICHOTTE. à consoler de son mieux Cardénio, une voix I en empêcha, en frappant leurs oreilles de ses tristes accents. « O mon Dieu, disait cette voix, est-il possible (pi enfin j aie trouvé un lieu (pii puisse servir de sépulture cachée à ce corps dont je porte si fort contre mon gré la charge pesante? Oui, je le crois, à moins (pie la solitude (pie promettent ces montagnes ne vienne à mentir aussi. Hélas! combien ces rochers et ces broussailles, qui me laissent confier par mes plaintes mes malheurs au ciel, me tiendront une plus agréable compagnie que celle d aucun homme de ce monde, car il n en est aucun sur la terre de qui I on puisse attendre un conseil dans les perplexités, un soulagement dans la tristesse, un remède dans les maux! » Ces tristes propos furent entendus par le curé et ceux qui se trouvaient avec lui; et, comme il leur parut qu’on les avait prononcés tout près d eux, ils se levè­ rent aussitôt pour chercher qui se plaignait de la sorte. Ils n’eurent pas fait vingt pas, qu'au détour du rocher ils aperçurent, assis au pied d’un frêne, un jeune garçon, vêtu en paysan, dont ils ne purent voir alors le visage, parce qu’il linclinait en se baignant les pieds dans un ruisseau qui coulait en cet endroit. Us étaient arrivés avec tant de silence que le jeune garçon ne les entendit point ; celui-ci, (bailleurs, n était attentif qu’à se laver les pieds, qu’il avait tels, qu’on aurait dit des morceaux de blanc cristal de roche mêlés parmi les autres pierres du ruisseau. Tant de beauté et tant de blancheur les surprit étrangement, car ces pieds ne leur semblaient pas faits pour fouler les mottes de terre derrière une charrue et des bœufs, comme l’indiquaient les vêtements de l’inconnu. Voyant qu’ils ne s’étaient pas fait entendre, le curé, qui marchait devant, fit signe aux deux autres de se blottir derrière des quartiers de roche qui se trouvaient là. Ils s’y cachèrent tous trois, épiant curieusement le jeune garçon. Celui-ci portait un mantelet à deux pans, serré autour des reins par une épaisse ceinture blanche. Il avait aussi de larges chausses en drap brun, et, sur la tête, une montera2 de même étoffe. Ses chausses étaient retroussées jusqu’à la moitié des jambes, qui semblaient, assuré­ ment, faites de blanc albâtre. Quand il eut fini de laver ses beaux pieds, il prit, pour se les essuyer, un mouchoir sous sa montera, et, voulant soulever sa coiffure, il releva la tête; alors ceux qui 1 observaient eurent occasion de voir une beauté si incomparable, que Cardénio dit à voix basse au curé : « Puisque ce n’est pas Luscinde, ce n’est pas non plus une créature hu­ maine. » Te jeune homme ôta sa montera, et, secouant la tète d’un et d’autre côté, il fit tomber et déployer des cheveux dont ceux du soleil même devaient être jaloux. Alors nos trois curieux reconnurent que celui qu’ils avaient pris pour un paysan était une femme, jeune et délicate, la plus belle qu’eussent encore vue les veux des deux amis de don Quichotte, et même ceux de Cardénio, s’il n’eût pas connu Lus­ cinde, car il affirma depuis que la seule beauté de Luscinde pouvait le disputer à celle-là. Ces longs et blonds cheveux, non-seulement lui couvrirent les épaules, mais la cachèrent tout entière sous leurs tresses épaisses, tellement que de tout son corps E I.I .E R E G A R D A D 'O U P A R T A I T L E B R U IT . DON QUICHOTTE. 285 on n’apercevait plus que ses pieds. Pour les démêler, elle n’employa d’autre peigne ([lie les doigts des deux mains, telles que, si les pieds avaient paru dans l’eau des morceaux de cristal, les mains ressemblaient dans les cheveux à des flocons de neige, lout cela redoublant l’admiration des trois spectateurs et leur désir de savoir qui elle était, ils résolurent enfin de se montrer. Mais, au mouvement qu’ils firent en se levant, la belle jeune fille tourna la tête, et, séparant avec ses deux mains les chev eux qui lui couvraient le visage, elle regarda d’où partait le bruit. Dès qu elle eut aperçu ces trois hommes, elle se leva précipitamment; puis, sans prendre le temps de se chausser et de rassembler ses cheveux, elle saisit un petit paquet de bardes qui se trouvait près d elle, et se mit à fuir, pleine de trouble et d effroi. M ais elle n eut pas fait quatre pas que, ses pieds délicats ne pouvant souffrir les aspérités des rocailles, elle se laissa tomber par terre. A cette vue, les trois amis accoururent auprès d’elle, et le curé, prenant le premier la parole : « Arrêtez-vous, madame, lui dit-il; qui que vous soyez, sachez que nous n avons d’autre intention que de vous servir. Ainsi n essayez pas vainement de prendre la fuite; vos pieds ne sauraient vous le permettre, et nous ne pouvons nous-mêmes y consentir. » A ces propos elle ne répondait mot, stupéfaite et confuse. Ils s’approchèrent, et le curé, la prenant par la main, continua de la sorte : « Ce que nous cachent vos habits, madame, vos cheveux nous l’ont découvert : clairs indices que ce ne sont pas de faibles motifs qui ont travesti votre beauté sous ce déguisement indigne d’elle, et qui vous ont amenée au fond de cette solitude, où nous sommes heureux de vous trouver, sinon pour donner un remède à vos maux, au moins pour vous offrir des conseils. Aucun mal, en effet, ne peut, tant que la vie dure, arriver à cette extrémité que celui qui l éprouve ne veuille pas même écouter l’avis qui lui est offert avec bonne intention. Ainsi donc, ma chère dame, ou mon cher monsieur, ou ce qu’il vous plaira d’être, remettez-vous de l’effroi que vous a causé notre vue, et contez-nous votre lionne ou mauvaise for­ tune, sure qu’en nous tous ensemble, et en chacun de nous, vous trouverez qui vous aide à supporter vos malheurs en les partageant. » Pendant que le curé parlait ainsi, la belle travestie demeurait interdite et comme frappée d’un charme; elle les regardait tour à tour, sans remuer les lèvres et sans dire une parole, semblable à un jeune paysan auquel on montre à l’im­ proviste des choses rares et qu’il n’a jamais vues. Enfin, le curé continuant ses propos affectueux, elle laissa échapper un profond soupir et rompit le silence : « Puisque la solitude de ces montagnes, dit-elle, n a pu me cacher aux regards, et que mes cheveux en s’échappant ne permettent plus à ma langue de mentir, en vain voudrais-je feindre à présent, et dire ce qu’on ne croirait plus que par courtoisie. Cela posé, je dis, seigneurs, que je vous suis très-obligée des offres de service (pie vous m’avez faites, et quelles m’ont mise dans Y obligation de vous satisfaire en tout ce que vous m’avez demandé. Je crains bien, à vrai dire, que la relation de mes infortunes, telle que je vous la ferai, ne vous cause autant de DON QUICHOTTE. contrariété que de compassion, car vous ne trouverez ni remède pour les guérir, ni consolation pour en adoucir l’amertume. Mais neanmoins, pour (pie mon honneur ne soit pas compromis dans votre pensée, après que vous m’avez reconnue pour femme, que vous m avez vue jeune, seule et dans cet équipage, toutes choses qui peuvent, ensemble ou séparément, détruire tout crédit d’honnêteté, je me décide à vous dire ce que j aurais voulu qu’il me fût possible de taire. » Ce petit discours fut adressé tout d'une haleine par cette charmante fille aux trois amis, avec une voix si douce et tant d’aisance de langage, que la grâce de son esprit ne leur causa pas moins de surprise (pie sa beauté. Ils répétèrent leurs offres de service, et lui firent de nouvelles instances pour quelle remplit ses pro­ messes; elle alors, sans se faire prier davantage, après avoir décemment remis sa chaussure et relevé ses cheveux, prit pour siège une grosse pierre, autour de laquelle s'assirent les trois auditeurs, puis, se faisant violence pour retenir quel­ ques larmes qui lui venaient aux yeux, d’une voix sonore et posée, elle commença ainsi l’histoire de sa vie : 28(5 « Dans cette Andalousie qui nous avoisine, est une petite ville dont un due prend son titre, et qui le met au rang de ceux qu’on appelle grands d’Espagne3. Ce duc a deux fils : 1 aîné, héritier de ses Etats, l est aussi, selon toute apparence, de ses belles qualités; quant au cadet, je ne sais de quoi il est héritier, si ce n est des ruses de Ganelon ou des trahisons de Vellido4. De ce seigneur mes parents sont vassaux, humbles de naissance, mais tellement pourvus de richesses que, si les biens de la nature eussent égalé pour eux ceux de la fortune, ils n au­ raient pu rien désirer davantage, et moi, je n’aurais pas eu non plus à craindre de tomber dans la détresse où je me vois réduite, car tout mon malheur naît peut-être de ce qu ils n’ont pas eu le bonheur de naître illustres. 11 est vrai qu’ils ne sont pas d extraction si basse qu’ils aient à rougir de leur condition; mais elle n’est pas si haute non plus qu’on ne puisse m’ôter de la pensée que de leur humble naissance viennent toutes mes infortunes. Ils sont laboureurs enfin, mais de sang pur, sans aucun mélange de race malsonnante, et, comme on dit, vieux chrétiens de la vieille roche, et si vieux, en effet, que leurs richesses et leur somptueux train de vie leur acquièrent peu à peu le nom d hidalgos et même de gentilshommes. Cependant la plus grande richesse et la plus grande noblesse dont ils se fissent gloire, e était de m avoir pour fille. Aussi, comme ils n ont pas d au­ tres enfants pour hériter deux, et qu’ils m’ont toujours tendrement chérie, j ’étais bien une des filles les plus doucement choyées que jamais choyèrent de bons parents. J étais le miroir où ils se miraient, le bâton où s’appuyait leur vieillesse, le but unique où tendaient tous leurs désirs, qu ils mesuraient sur la volonté du ciel, et dont les miens, en retour de leur bonté, ne s’écartaient sur aucun point. Et de la même manière que j étais maîtresse de leurs cœurs, je l’étais aussi de leurs biens. C’est moi qui admettais ou congédiais les domestiques, et le compte de tout ce qui était semé ou récolté passait par mes mains. Les moulins d huile, 287 les pressoirs de A in, les troupeaux de grand et de petit bétail, les ruches d abeilles, finalement tout ce que peut avoir un riche laboureur comme mon père, était remis a mes soins. J étais le majordome et la dame, et j en remplissais les fonctions avec tant de sollicitude et tant à leur satisfaction, que je ne saurais parvenir à vous l’exprimer. Les moments de la journée qui me restaient, après avoir donné les ordres aux contre-mai très, aux valets de ferme et aux journaliers, je les employais aux exercices permis et commandés à mon sexe, l’aiguille, le tambour à broder, et le rouet bien souvent. Si, pour me récréer, je laissais ces travaux, je me donnais le divertissement de lire quelque bon livre, ou de jouer de la harpe, car l’expé- rience m a fait voir que la musique repose les esprits fatigués et soulage du travail de 1 intelligence. Voilà quelle était la vie que je menais dans la maison paternelle; et si je vous l’ai contée avec tant de détails, ce n est point par ostentation, pour vous faire entendre que je suis riche, mais pour que vous jugiez combien c’est sans ma faute que je suis tombée de cette heureuse situation au triste état ou je me trouve a présent réduite. En vain je passais ma vie au milieu de tant d occu­ pations, et dans une retraite si sévère qu elle pourrait se comparer à celle d’un couvent, n’étant vue de personne, à ce que j imaginais, si ce n est des gens de la maison, car les jours (pie j ’allais à la messe, c’était de si grand matin, accompagnée de ma mère et de mes femmes, si bien voilée d’ailleurs et si timide, qu’à peine mes yeux voyaient plus de terre (pie n’en foulaient mes pieds. Et néanmoins les yeux de l’amour, ou de l’oisiveté, pour mieux dire, plus perçants que ceux du lynx, me livrèrent aux poursuites de don Fernand. C’est le nom du second fils de ce d uc dont je vous ai parlé. » A peine ce nom de don Fernand fut-il sorti de la bouche de celle qui racon­ tait son histoire, que Carclénio changea de visage et se mit à frémir de tout son corps avec une si visible altération, (pie le curé et le barbier, ayant jeté les veux sur lui, craignirent qu’il ne fût pris de ces accès de folies dont ils avaient ouï dire qu’il était de temps en temps attaqué. Mais Cardénio, pourtant, ne fit pas autre chose (pie de suer et de trembler, sans bouger de place, et d’attacher fixe­ ment ses regards sur la belle paysanne, imaginant bien (pii elle était. Celle-ci, sans prendre garde aux mouvements convulsifs de Cardénio, continua de la sorte son récit : « Ses veux ne m’eurent pas plutôt aperçue, qu’il se sentit, comme il le dit ensuite, enflammé de ce violent amour dont il donna bientôt des preuves. Mais, pour arriver plus vite au terme de ( histoire de mes malheurs, je veux passer sous silence les démarches (pie fit don Fernand pour me déclarer ses désirs. 1 1 suborna tous les c'en s de ma maison, il fit mille cadeaux et offrit mille faveurs à mes parents; les jours étaient de perpétuelles fêtes dans la rue (pie j habitais, et, pen­ dant la nuit, les sérénades ne laissaient dormir personne; les billets en nombre infini (pii, sans (pie je susse comment, parvenaient en mes mains, étaient remplis d amoureux propos, et contenaient moins de syllabes (pie de promesses et de ser­ ments. Tout cela, cependant, loin de m’attendrir, m endurcissait, comme s'il eût DON QUICHOTTE. 288 DON QUICHOTTE. été mon plus mortel ennemi, et que tous les efforts qu’il faisait pour me séduire, il les eut faits pour m’irriter. Ce n’est pas que je ne reconnusse tout le mérite personnel de don Fernand, et que je tinsse à outrage les soins qu’il me rendait; j éprouvais, au contraire, je ne sais quel contentement à me voir estimée et chérie par un si noble cavalier, et je n’avais nul déplaisir à lire mes louanges dans ses lettres : car il me semble qu’à nous autres femmes, quelque laides (pie nous soyons, il est toujours doux de nous entendre appeler jolies. Mais ce qui m’empê­ chait de fléchir, c’était le soin de mon honneur, c’étaient les continuels conseils (pie me donnaient mes parents, lesquels avaient bien facilement découvert l’inten­ tion de don Fernand, qui ne se mettait d’ailleurs point en peine que tout le monde la connût. Ils me disaient qu’en ma vertu seule reposaient leur honneur et leur considération; (pie je n avais qu’à mesurer la distance qui me séparait de don Fernand, pour reconnaître (pie ses vues, bien qu’il dit le contraire, se dirigeaient plutôt vers son plaisir (pie vers mon intérêt; ils ajoutaient (pie si je voulais v mettre un obstacle et l’obliger à cesser ses offensantes poursuites, ils étaient prêts à me marier sur-le-champ avec qui je voudrais choisir, non-seulement dans notre ville, mais dans celles des environs, puisqu’on pouvait tout espérer de leur grande fortune et de ma bonne renommée. Ces promesses et leurs avis, dont je sentais la justesse, fortifiaient si bien ma résolution, que jamais je ne voulus répondre à don Fernand un mot qui put lui montrer, même au loin, l’espérance de voir ses prétentions satisfaites. Toutes ces précautions de ma vigilance, qu’il prenait sans doute pour des dédains, durent enflammer davantage ses coupables désirs; c’est le seul nom (pie je puisse donner à l’amour qu’il me témoignait, car, s’il eût été ce qu’il devait être, je n’aurais pas eu l’occasion de vous en parler à cette heure. Finalement, don Fernand apprit que mes parents cherchaient à m’éta­ blir, afin de lui ôter l’espoir de me posséder, ou du moins que j’eusse plus de gardiens pour me défendre. Cette nouvelle ou ce soupçon suffit pour lui faire entreprendre ce que je vais vous raconter. « Une nuit, j ’étais seule dans mon appartement, sans autre compagnie que celle dune femme de chambre, ayant eu soin de bien fermer les portes, dans la crainte que la moindre négligence ne mit mon honneur en péril. Tout à coup, sans pouvoir imaginer comment cela se fit, au milieu de tant de précautions, dans la solitude et le silence de mà retraite, tout à coup il parut devant moi. Cette vue me troubla de manière quelle m’ôta la lumière des yeux et la parole de la langue; je ne pus pas même jeter des cris pour appeler au secours, et je crois qu’il ne m’aurait pas laissé le temps de crier, car aussitôt il s’approcha de moi, et me prenant dans ses bras, puisque je n’avais pas la force de me défendre, tant j’étais troublée, il se mit à tenir de tels propos, que je ne sais comment le mensonge peut être assez habile pour les arranger de manière à les faire croire des vérités. Le traître faisait d’ailleurs en sorte que les larmes donnassent crédit à ses paroles, et les soupirs à ses intentions. Moi, pauvre enfant, seule parmi les miens, et sans expérience de semblables rencontres, je commençai, ne sachant comment, à tenir DON QUICHOTTE. 289 pour vraies toutes ees faussetés, non de façon, cependant, qu elles me donnassent ph îs qu une simple compassion pour ses soupirs et ses pleurs. Aussi, revenant un peu de ma première alarme, je retrouvai mes esprits éperdus, et je lui dis avec pli îs de courage que je n avais cru pouvoir en conserver : « S i , comme je suis -< dans vos bras, seigneur, j ’étais entre les griffes d’un lion furieux, et qu il fal- < lut, pour m’en délivrer avec certitude, faire ou dire quelque chose au détriment « de ma vertu, il ne me serait pas plus possible de le faire ou de le dire qu il » n’est possible que ce qui a été ne fut pas. Ainsi donc, si vous tenez mon corps « enserré dans vos bras, moi, je tiens mon àme retenue par mes bons sentiments, «< qui sont aussi différents des vôtres que vous le verriez, s’il vous convenait « d’user de violence pour les satisfaire. Je suis votre vassale, mais non votre « esclave; la noblesse de votre sang ne vous donne pas le droit de mépriser, de « déshonorer 1 humilité du mien; et je m estime autant, moi paysanne et vilaine, « que vous gentilhomme et seigneur. ̂os forces n’ont aucune prise sur moi, ni « vos richesses aucune influence; vos paroles ne peuvent me tromper, ni vos » soupirs et vos larmes m attendrir. Mais, si je voyais quelqu’une des choses que « je viens d énumérer dans celui que mes parents me donneraient pour époux, « alors ma volonté se plierait à la sienne, et lui serait vouée à jamais. De manière « que, même à contre-cœur, pourvu que mon honneur lût intact, je vous livre- « rais volontairement, seigneur, ce que vous voulez maintenant m’arracher par la « violence. C’est vous dire que jamais personne n obtiendra de moi la moindre « faveur qu’il ne soit mon légitime époux. — S il ne faut que cela pour te satis- « faire, me répondit le déloyal chevalier, vois, charmante Dorothée (c’est le nom « de l’infortunée qui vous parle), je t’offre ma main, et je jure d’être ton époux, « prenant pour témoins de mon serment les cieux, auxquels rien n’est caché, et « cette sainte image de la mère de Dieu, que voilà devant nous. » Au moment où Cardénio l’entendit se nommer Dorothée, il fut repris de ses mouvements convulsifs, et acheva de se confirmer dans la première opinion qu’il avait eue d’elle. Mais, ne voulant pas interrompre F histoire dont il prévoyait et savait presque la fin, il lui dit seulement : « Quoi! madame, Dorothée est votre nom? J ai ouï parler d’une personne qui le portait, et dont les malheurs vont de pair avec les vôtres. Mais continuez votre récit : un temps viendra où je vous dirai des choses qui ne vous causeront pas moins d étonnement que de pitié. » A ces propos de Cardénio, Dorothée jeta les yeux sur lui, considéra son étrange et misérable accoutrement, puis le pria, s’il savait quelque chose qui la concernât, de le dire aussitôt. « Tout ce que la fortune m’a laissé, ajouta-t-elle, c’est le courage de souffrir et de résister à quelque désastre qui m’atteigne, bien assurée qu’il n’en est aucun dont mon infortune puisse s’accroître. — Je n’aurais pas perdu un instant, madame, à vous dire ce que je pense, répondit Cardénio, si j ’étais sûr de ne pas me tromper dans mes suppositions; mais I — 37 roccasion de les dire n’est pas venue, et il ne vous importe nullement encore de les connaître. — Comme il vous plaira, reprit Dorothée; je reviens à mon histoire. « Don Fernand, saisissant une image de la Vierge, qui se trouvait dans ma chambre, la plaça devant nous pour témoin de nos fiançailles, et m’engagea, sous les serments les plus solennels et les plus formidables, sa parole d’être mon mari. Cependant, avant qu’il achevât de les prononcer, je lui dis qu’il prît bien garde à ce qu il allait faire; qu il considérât le courroux que son père ne manquerait pas de ressentir en le voyant épouser une paysanne, sa vassale; qu’il ne se laissât point aveugler par la beauté que je pouvais avoir, puisqu’il n’y trouverait pas une excuse suffisante de sa faute, et que, si son amour le portait à me vouloir quelque bien, il laissât plutôt mon sort se modeler sur ma naissance : car jamais des unions si disproportionnées ne réussissent, et le bonheur qu’elles donnent au commencement n’est pas de longue durée. Je lui exposai toutes ces raisons que vous venez d’en­ tendre, et bien d’autres encore dont je ne me souviens plus; mais elles ne purent I empêcher de poursuivre son dessein, de la même manière que celui qui emprunte, pensant ne pas payer, ne regarde guère aux conditions du contrat. Dans ce moment, je fis, à part moi, un rapide discours, et je me dis à moi-même : « Non, « je ne serai pas la première que le mariage élève d’une humble à une haute « condition; et don Fernand ne sera pas le premier auquel les charmes de la « beauté, ou plutôt une aveugle passion, aient fait prendre une compagne dispro- « portionnée à la grandeur de sa naissance. Puisque je ne veux ni changer le « monde, ni faire de nouveaux usages, j ’aurai raison de saisir cet honneur que « m offre la fortune : car, dut 1 affection qu’il me témoigne ne pas durer au delà « de l’accomplissement de ses désirs, enfin je serai son épouse devant Dieu. Au « contraire, si je veux l’éloigner par mes dédains et mes rigueurs, je le vois en « un tel état, qu oubliant toute espèce de devoir, il usera de violence, et je res- « terai, non-seulement sans honneur, mais sans excuse de la faute que pourra me « reprocher quiconque ne saura pas combien j ’en suis exempte. Quelles raisons « auraient, en effet, le pouvoir de persuader à mes parents et aux autres que ce « gentilhomme est entré dans ma chambre sans mon consentement? » foutes cesO demandes et ces réponses, mon imagination se les fit en un instant ; mais ce qui commença surtout à m’ébranler et à me pousser, sans que je le susse, à ma per­ dition, ce furent les serments et les imprécations de don Fernand, les témoins qu’il invoquait, les larmes qu’il répandait en abondance, et finalement les charmes de sa bonne mine, qui, soutenus par tant de véritable amour, auraient pu vaincre tout autre cœur aussi libre, aussi sage que le mien. J appelai la fille qui me servait, pour quelle se joignît sur la terre aux témoins invoqués dans le ciel; don Fernand renouvela et confirma ses premiers serments; il prit de nouveaux saints à témoin; il se donna mille malédictions s’il ne remplissait point sa promesse; ses yeux se mouillèrent encore de larmes, sa bouche s’enflamma de soupirs; il me serra davan­ tage entre ses bras, dont je n’avais pu me dégager un seul instant; enfin, quand ma 290 * DON QUICHOTTE. 1D P IUT D K N O U V E A U X S A I N T S A. T E M U l N . servante eut de nouveau quitté l’appartement, il mit le comble à mon déshonneur et à sa trahison. « Le jour qui succéda à la nuit de ma perte ne venait point, à ce que je crois, aussi vite (pie le souhaitait don Fernand : car, après avoir assouvi un désir criminel, il n’en est pas de plus vif que celui de s’éloigner des lieux où on l’a satisfait. C’est du moins ce que je pensai quand je vis don Fernand mettre tant de hâte à partir. Cette même servante qui l’avait amené jusqu’en ma chambre le conduisit hors de la maison avant que le jour parût. Quand il me fit ses adieux, il me répéta, quoique avec moins d empressement et d’ardeur qu’à son arrivée, que je fusse tranquille sur sa foi, que je crusse ses serments aussi valables que sincères; et, pour donner plus de poids à ses paroles, il tira de son doigt un riche anneau qu’il mit au mien. Enfin, il me quitta, et moi, je restai, je ne sais trop si ce fut triste ou gaie. Ce que je puis dire, c’est que je demeurai confuse et rêveuse, et presque hors de moi d’un tel événement, sans avoir le courage ou même la pensée de gronder ma fdle de compagnie pour la trahison qu elle avait commise en cachant don Fernand dans ma propre chambre ; car je ne pouvais encore décider si ce qui venait de m arriver était un bien ou un mal. J ’avais dit à don Fernand, au moment de son départ, qu’il pourrait employer la même voie pour me visiter d’autres nuits secrètement, puisque j’étais à lui, jusqu’à ce qu’il lui convînt de publier notre mariage. Mais il ne revint plus, si ce n est la nuit suivante, et je ne pus plus le voir, ni dans la rue, ni à f église, pendant tout un mois que je me fatiguai vainement à le chercher, bien que je susse qu’il n’avait pas quitté la ville, et qu’il se livrait la plupart du temps à l’exercice de la chasse, qu’il aimait avec passion. Je sais, hélas! combien ces jours me parurent longs et ces heures amères ; je sais que je commençai à douter de sa bonne foi, et même à cesser d’y croire; je sais aussi que ma servante entendit alors les reproches que je ne lui avais pas faits auparavant pour me plaindre de son audace; je sais enfin qu’il me fallut me faire violence pour retenir mes pleurs et composer mon visage, afin de ne pas obliger mes parents à me demander le sujet de mon affliction, et de ne pas être obligée moi-même de recourir avec eux au mensonge. Mais cet état forcé dura peu. Le moment vint bientôt où je perdis toute patience, oii je foulai aux pieds toute considération et toute retenue, où je fis enfin éclater mon cour­ roux au grand jour. Ce fut lorsque, au bout de quelque temps, on répandit chez nous la nouvelle que, dans une ville voisine, don Fernand s’était marié avec une jeune personne d’une beauté merveilleuse et de noble famille, mais pas assez riche, néanmoins, pour avoir pu prétendre, avec sa seule dot, à »i haute union. On disait qu elle se nommait Luscinde, et l’on racontait aussi des choses étranges arrivées pendant la cérémonie des fiançailles. » Quand il entendit le nom de Luscinde, Cardénio ne fit autre chose que de plier les épaules, froncer le sourcil, se mordre les lèvres, et laisser bientôt couler sur ses joues deux ruisseaux de larmes. Dorothée n’interrompit point pour cela le fil de son histoire, et continua de la sorte : DON QUICHOTTE. 293 294 DON QUICHOTTE. « Cette triste nouvelle arriva promptement jusqu’à moi; mais, au lieu de se glacer en l apprenant, mon cœur s’enflamma d’une telle rage, qu’il s’en fallut peu que je ne sortisse de la maison, et ne parcourusse à grands cris les rues de la ville pour publier l’infâme trahison dont j ’étais victime. Mais cette fureur se calma par la pensée qui me vint d’un projet (pie je mis en œuvre dès la nuit suivante. ,1e m’habillai de ces vêtements, que me donna un domestique de mon père, de ceux qu’on appelle zagals chez les laboureurs, auquel j ’avais découvert toute ma funeste aventure, et que j’avais prié de m’accompagner jusqu’à la ville, où j ’espé­ rais rencontrer mon ennemi. Ce zagal, après m’avoir fait des remontrances sur 1 audace et linconvenance de ma résolution, m’y voyant bien déterminée, s’offrit, comme il le dit, à me tenir compagnie jusqu’au bout du monde. Aussitôt j’enfermai dans un sac de toile un habillement de femme, ainsi que de l’argent et des bijoux pour me servir au besoin, et, dans le silence de la nuit, sans rien dire de mon départ à la perfide servante, je quittai la maison, accompagnée du zagal, et assaillie de mille pensées confuses. Je pris à pied le chemin de la ville; mais le désir d arriver me donnait des ailes, afin de pouvoir, sinon empêcher ce que je croyais achevé sans retour, au moins demander à don Fernand de quel front il en avait agi de la sorte. J arrivai en deux jours et demi au but de mon voyage, et, tout en entrant dans la ville, je m’informai de la maison des parents de Luscinde. Le premier auquel j adressai cette question me répondit plus que je n’aurais voulu en apprendre. 11 m indiqua leur maison, et me raconta tout ce qui s’était passé aux fiançailles de leur fdle, chose tellement publique dans la ville, qu elle faisait la matière de tous les entretiens et de tous les caquets. 11 me dit (pie la nuit où fut célébré le mariage de don Fernand avec Luscinde, celle-ci, après avoir prononcé le oui de le prendre pour époux, avait été saisie d’un long évanouissement, et que son époux, l’ayant voulu délacer pour lui donner de l’air, trouva un billet écrit de la main même de Luscinde, où elle déclarait qu elle ne pouvait être l’épouse de don Fernand, parce quelle était celle de Cardénio (un noble cavalier de la même ville, à ce que me dit cet homme), et que, si elle avait donné à don Fer­ nand le oui conjugal, c’était pour ne point désobéir à ses parents. Enfin, ce billet faisait entendre, dans le reste de son contenu, quelle avait pris la résolution de se tuer à la fin des épousailles, et donnait les raisons qui l’obligeaient à s’ôter la vie. Cette intention était, dit-on, clairement confirmée d’ailleurs par un poignard qu’on trouva caché sous ses habits de noce. A cette vue, don Fernand, se croyant joué et outragé par Luscinde, se jeta sur elle avant quelle fût revenue de son évanouissement, et voulut la percer de ce même poignard qu’on avait trouvé dans son sein; ce qu’il aurait fait, si les parents et les assistants ne l’eussent retenu. On ajoute que don Fernand sortit aussitôt, et que Luscinde ne revint à elle que le lendemain; qu’alors elle conta à ses parents comment eJle était la véritable épouse de ce Cardénio dont je viens de parler. J ’appris encore, d’après les bruits qui couraient, que Cardénio s’était trouvé présent aux fiançailles, et que, voyant sa maîtresse mariée, ce qu’il n’avait jamais cru possible, il avait quitté la ville en J E L E F I S S A N S G R A N D ’P E I N E R O U L E R D A N S U N P R É C I P I C E DON QUICHOTTE. 2 9 7 désespéré, après avoir écrit une lettre où , se plaignant de l’affront que Luscinde lui faisait, il annonçait qu’on ne le verrait plus. Tout cela était de notoriété publique dans la ville, et Ion n’y parlait pas d’autre chose. Mais on parla bien davantage encore, quand on sut que Luscinde avait disparu de la maison de son père, et même de la ville, car on l’y chercha vainement; et ses malheureux parents en perdaient l’esprit, ne sachant quel moyen prendre pour la retrouver. Toutes ces nouvelles ranimèrent un peu mes espérances, et je me crus plus heureuse de n’avoir pas trouvé don Fernand que de l’avoir trouvé marié. 1 1 me sembla, en effet, que mon malheur n’était pas sans remède, et je m’efforcais de me persuader que peut-être le ciel avait mis cet obstacle imprévu au second mariage pour lui rappeler les engagements pris au premier, pour le faire réfléchir à ce qu’il était chrétien, et plus intéressé au salut de son âme qu’à toutes les considérations humaines. Je roulais toutes ces pensées dans ma tête, me consolant sans sujet de consolation, et rêvant de lointaines espérances, pour soutenir une vie que j’ai prise en haine à présent. « Tandis que je parcourais la ville sans savoir que résoudre, puisque je n avais pas rencontré don Fernand, j’entendis le crieur public annoncer dans les rues une grande récompense pour qui me trouverait, donnant le signalement de mon âge, de ma taille, des habits dont j’étais vêtue. J entendis également rapporter, comme un ouï-dire, que le valet qui m’accompagnait m’avait enlevée de la maison pater­ nelle. Ce nouveau coup m’alla jusqu’à l’àme; je vis avec désespoir à quel degré de flétrissure était tombée ma réputation, puisqu’il ne suffisait pas (pie je leusse perdue par ma fuite, et qu’on me donnait pour complice un être si vil et si indigne de fixer mes pensées. Aussitôt que j ’entendis publier ce ban, je quittai la ville, suivie de mon domestique, qui commençait à montrer quelque hésitation dans la fidélité à toute épreuve qu’il m’avait promise. La même nuit, dans la crainte d’être découverts, nous pénétrâmes jusqu’au plus profond de ces mon­ tagnes; mais, comme on dit, un malheur en appelle un autre, et la fin d’une infortune est d’ordinaire le commencement d’une plus grande. C’est ce qui m’arriva; car dès (pie mon bon serviteur, jusque-là si sûr et si fidèle, se vit seul avec moi dans ce désert, poussé de sa perversité plutôt que de mes attraits, il voulut saisir l’occasion que semblait lui offrir notre solitude absolue. Sans respect pour moi et sans crainte de Dieu, il osa me tenir d insolents discours ; e t, voyant avec quel juste mépris je repoussais ses impudentes propositions, il cessa les prières dont il avait d’abord essayé, et se mit en devoir d’employer la violence. Mais le ciel, juste et secourable, qui manque rarement d’accorder son regard et son aide aux bonnes intentions, favorisa si bien les miennes, que, malgré l’insuffisance de mes forces, je le fis, sans grande peine, rouler dans un précipice, où je le laissai, mort ou vif. Aussitôt, et plus rapidement que ma fatigue et mon effroi ne semblaient le permettre, je m’enfonçai dans ces montagnes, sans autre dessein que de m y cacher, et d’échapper à mes parents ou à ceux qu’ils enverraient à ma poursuite. Il y a de cela je ne sais combien de mois. Je rencontrai presque aussitôt un gar- i — 38 298 DON QUICHOTTE. dieu de troupeaux, qui nie prit pour bercer, et m’emmena dans un hameau, au cœur de la montagne. Je 1 ai servi depuis ce temps, faisant en sorte d’être aux champs tout le jour, pour cacher ces cheveux qui viennent, bien à mon insu, de me découvrir. Mais toute mon adresse et toute ma sollicitude furent vaines à la fin. Mon maître vint à s’apercevoir que je n’étais pas homme, et ressentit les mêmes désirs coupables que mon valet. Comme la fortune ne donne pas toujours la ressource à coté du danger, et que je ne trouvais point de précipice pour y jeter le maître après le serviteur, je crus plus prudent de fuir encore et de me cacher une seconde fois dans ces âpres retraites, que d essayer avec lui mes forces ou mes remontrances. Je revins donc chercher, parmi ces rochers et ces bois, un endroit ou je pusse sans obstacle offrir au ciel mes soupirs et mes larmes, où je pusse le prier de prendre en pitié mes infortunes, et de me faire la grâce, ou d’en trouver le terme, ou de laisser ma vie dans ces solitudes, et d’y ensevelir la mémoire d’une infortunée (pii a donné si innocemment sujet à la malignité de la poursuivre et de la déchirer. » CHAPITRE XXIX. QUI TRA ITE DU GR A C IE U X A RT IFI CE QU'ON EMPLOYA POUR TIRER NOTRE AMOUREUX C H E V A L IE R DE LA RUDE PÉNITENCE Q U ’ IL ACCOMPLISSAIT. « Telle est, seigneurs, la véritable histoire de mes tragiques aventures. A oyez et jugez maintenant si les soupirs que vous avez entendus s’échapper avec mes paroles, si les larmes que vous avez vues couler de mes veux, n avaient pas de suffisants motifs pour éclater avec plus d abondance. En considérant la nature de mes disgrâces, vous reconnaîtrez que toute consolation est superflue, puisque tout remède est impossible. Je ne vous demande qu’une chose, qu’il vous sera facile de m accorder : apprenez-moi où je pourrai passer ma vie sans être exposée à la perdre à tout instant par la crainte et les alarmes, tant je redoute que ceux qui me cherchent ne me découvrent à la fin. Je sais bien que l extrême tendresse qu’ont pour moi mes parents me promet d’eux un bon accueil; mais j éprouve une telle honte, seulement à penser que je paraîtrais en leur présence autrement qu’ils ne devaient l’espérer, que j ’aime mieux m’exiler pour jamais de leur vue plutôt que de lire sur leur visage la pensée qu’ils ne trouvent plus sur le mien la pureté et l’innocence qu’ils attendaient de leur fille. » Elle se tut en achevant ces paroles, et la rougeur qui couvrit alors son visage fit clairement connaître les regrets et la confusion dont son âme était remplie. Ce fut au fond des leurs que ceux qui avaient écouté le récit de ses infortunes ressentirent l’étonnement et la compassion qu elle inspirait. Le curé voulait aussitôt lui donner des consolations et des avis, mais Cardénio le prévint : « Quoi! madame, s’écria-t-il, vous êtes la belle Dorothée, la fille unique du riche Clenardo ! » Dorothée resta toute surprise quand elle entendit le nom de son père, et quelle vit la chétive apparence de celui qui le nommait, car on sait déjà de quelle manière était vêtu Cardénio. « Qui êtes-vous, mon ami, lui dit-elle, pour savoir ainsi le nom de mon père? Jusqu’à présent, si j’ai bonne mémoire, je ne l’ai pas nommé une seule lois dans le cours de mon réeit. — Je suis, répondit Cardénio, cet infortuné, que, suivant vous, madame, Luscinde a dit être son époux: je suis le malheureux Cardénio, que la perfidie du même homme qui vous a mise en 1 état où vous êtes, a .réduit à l’état où vous me voyez, nu, déchiré, privé de toute consolation sur la terre, et, ce qui est pire encore, privé de raison, car je n’en ai plus l’usage que lorsqu’il plaît au ciel de me laccorder pour quelques instants. Oui, Dorothée, c’est moi qui fus le témoin et la victime des perversités de don Fernand ; e est moi qui attendis jusqu’à ee que Luscinde, le prenant pour époux, eût prononcé le oui fatal; mais qui n’eus pas assez de courage pour voir où aboutirait son évanouissement et la découverte du billet caché dans son sein, car mon âme n’eut pas assez de force pour supporter tant de malheurs à la fois. Je quittai la maison quand je perdis patience, et, lais­ sant à mon hôte une lettre que je le priai de remettre aux mains de Luscinde, je m en vins dans ce désert avec l’intention d'y finir ma vie, que j ai détestée depuis lors comme mon ennemie mortelle. Mais le ciel n’a pas voulu me l oter, se bor­ nant à m ôter la raison, et me gardant peut-être pour le bonheur qui m’arrive de vous rencontrer aujourd hui. Car, si tout ee que vous avez raconté est vrai, comme je le crois, il est possible que le ciel ait réservé pour tous deux une meilleure fin ([ue nous ne pensons à nos désastres. S il est vrai que Luscinde ne peut épouser don Fernand, parce quelle est à moi, comme elle l’a hautement déclaré, ni don Fernand 1 épouser, parce qu’il est à vous, nous pouvons encore espérer que le ciel nous restitue ee qui nous appartient, puisque ces objets existent, et qu’ils ne sont ni aliénés ni détruits. Maintenant que cette consolation nous reste, non fondée sur de folles rêveries et de chimériques espérances, je vous supplie, madame, de prendre, en vos honnêtes pensées, une résolution nouvelle, telle que je pense la prendre moi-même, et de aous résigner à lespoir d’un meilleur avenir. Quant à moi, je vous jure, foi de gentilhomme et de chrétien, de ne [dus vous abandonner que vous ne soyez rendue à don Fernand. Si je ne pouvais, par le raisonnement, l’amener à reconnaître vos droits, j userais alors de celui que me donne ma qualité de gentilhomme, pour le provoquer à juste titre au combat, en raison du tort qu’il vous cause, mais sans me rappeler mes propres offenses, dont je laisserai la vengeance au ciel, pour ne m’occuper que de celle des vôtres sur la terre. » Ce (jue venait de dire Cardénio accrut tellement la surprise de Dorothée, que, ne sachant quelles grâces rendre à de telles offres de service, elle voulut se jeter à ses genoux et les embrasser, mais Cardénio l’en empêcha. Le bon licencié prit la 300 DON QUICHOTTE. S I CEI.A. DL'H E E.NCÜHE UN" P E U , M ON M A IT R E C O U R T R IS Q U E U E N E P A S D E V E N IR E M P E R E U R . DON QUICHOTTE. 303 parole pour tous deux, approuva le sage projet de Cardénio, et leur persuada par ses conseils et ses prières de l’accompagner à son village, où ils pourraient se fournir des choses qui leur manquaient, et prendre un parti pour chercher don Fernand, ramener Dorothée a la maison paternelle, ou faire enfin ce qui semblerait le plus convenable. Cardénio et Dorothée acceptèrent son offre avec des témoignages de reconnaissance. Le barbier, qui jusqu’alors avait écouté sans rien dire, fit aussi son petit discours, et s offrit d’aussi bonne grâce que le curé à les servir autant qu il en était capable. Par la même occasion, il conta brièvement le motif qui les avait amenés en cet endroit, ainsi que l’étrange folie de don Quichotte, dont ils atten­ daient l’écuyer, qu’ils avaient envoyé à sa recherche. Cardénio se ressouvint alors, mais comme en un songe, du démêlé qu’il avait eu avec don Quichotte, et raconta cette aventure, sans pouvoir toutefois indiquer le motif de la querelle. En ce moment, des cris se firent entendre; le curé et le barbier reconnurent aussitôt la voix de Sanclio Panza, qui, ne les trouvant point dans l’endroit ou il les avait laissés, les appelait à tue-tête. Ils allèrent tous à sa rencontre, et, comme ils lui demandaient avec empressement des nouvelles de don Quichotte, Sanclio leur conta comment il l’avait trouvé, n u , en chemise, sec, maigre, jaune et mort de faim, mais soupirant toujours pour sa dame Dulcinée. « Je lui ai bien dit, ajouta-t-il, qu’elle lui ordonnait de quitter cet endroit et de s’en aller au Tohoso, où elle restait à l’attendre; il m’a répondu qu’il était décidé à ne point paraître en présence de ses charmes, jusqu’à ce qu’il eût fait des prouesses qui le rendissent méritant de ses bonnes grâces. Mais, en vérité, si cela dure encore un peu, mon maître court grand risque de ne pas devenir empereur, comme il s’y est obligé, ni même archevêque, ce qui est bien le moins qu’il puisse faire. Voyez donc, au nom du ciel, comment il faut s’y prendre pour le tirer de là. » Le licencié répondit à Sanclio qu’il ne se mit pas en peine, et qu’on saurait bien l’arracher à sa pénitence, quelque dépit qu’il en eût. Aussitôt il conta à Car­ dénio et à Dorothée le moyen qu’ils avaient imaginé pour la guérison de don Quichotte, ou du moins pour le ramener à sa maison. Dorothée s’offrit alors de bonne grâce à jouer elle-même le rôle de la damoiselle affligée, qu’elle remplirait, dit-elle, mieux que le barbier, puisqu’elle avait justement des habits de femme qui lui permettraient de le faire au naturel, ajoutant qu’on pouvait se reposer sur elle du soin de représenter ce personnage comme il convenait au succès de leur des­ sein, parce qu’elle avait lu assez de livres de chevalerie pour savoir en quel style les damoiselles désolées demandaient un don aux chevaliers errants. « A la bonne heure, donc, s’écria le curé; il n’est plus besoin que de se mettre à l’œuvre. En vérité, la fortune se déclare en notre faveur; car, sans penser à vous le moins du monde, madame et seigneur, voilà qu elle commence par notre moyen à rouvrir une porte à votre espérance, et qu elle nous fait trouver en vous l’aide et le secours dont nous avions besoin. » Dorothée tira sur-le-champ de son paquet une jupe entière de fine et riche DON QUICHOTTE. étoffe, ainsi qu’un mantelet de brocart vert, et, d’un éerin, un collier de perles avec d’autres bijoux. En un instant, elle fut parée de manière à passer pour une riche et grande dame. Tous ces ajustements, ('lie les avait, dit-elle, emportés de la maison de ses parents pour s’en servir au besoin ; mais elle n’avait encore eu nulle occasion d’en faire usage. Ils furent tous enchantés de sa grâce parfaite et de sa beauté singulière, et achevèrent de tenir don Fernand pour un homme de peu de sens, puisqu'il dédaignait tant d'attraits. Mais celui qui éprouvait le plus de surprise et d admiration, c’était Sanclio Panza. Jamais, en tous les jours de sa vie, il n avait vu une si belle créature. Aussi demanda-t-il avec empressement au curé qui était cette si charmante dame, et qu’est-ce qu elle cherchait à travers ces montagnes. « Cette belle dame, mon ami Sanclio, répondit le curé, est tout bonnement, sans (pie cela paraisse, l’héritière en droite ligne, et de mâle en mâle, du grand royaume de Micomicon : elle vient à la recherche de votre maître pour le prier de lui octrover un don, lequel consiste à défaire un tort que lui a fait un déloyal géant ; et c’est au bruit de la renommée de bon chevalier qu’a votre maître sur toute la surface de la terre, que cette princesse s’est mise en quête de lui depuis les côtes de la Guinée. — Heureuse quête et heureuse trouvaille ! s’écria Sanclio transporté, surtout si mon maître est assez chanceux pour venger cette offense et redresser ce tort, en tuant ce méchant drôle de géant que Votre Grâce vient de dire. Et oui, pardieu, il le tuera s il le rencontre, à moins pourtant que ce ne soit un fantôme ; car, contre les fantômes, mon seigneur est sans pouvoir. Mais, seigneur licencié, je veux, entre autres choses, vous demander une grâce. Pour qu’il ne prenne pas fantaisie à mon maître de se faire archevêque, car c’est là tout ce que je crains, vous feriez bien de lui conseiller de se marier tout de suite avec cette princesse : il se trouvera ainsi dans limpossibilité de recevoir les ordres épiscopaux, et se décidera facilement à s’en tenir au titre d’empereur, ce qui sera le comble de mes souhaits. Franchement, j’y ai bien réfléchi, et je trouve, tout compté, qu'il ne me convient pas que mon maître soit archevêque ; car enfin, je ne suis bon à rien pour l’Eglise, puisque je suis marié ; et m’en aller maintenant courir après des dispenses pour (pie je puisse toucher le revenu d’une prébende, ayant, comme je les ai, femme et enfants, ce serait à n’en jamais finir. Ainsi donc, seigneur, tout le joint de l’affaire, c’est que mon maître se marie tout de suite avec cette dame, que je ne peux nommer par son nom, ne sachant pas encore comment elle s’appelle. — Elle s’appelle, répondit le curé, la princesse Micomicona, car, son royaume s’appelant Micomicon, il est clair qu elle doit s’appeler ainsi. — Sans aucun doute, reprit Sanclio, et j’ai vu bien des gens prendre pour nom de famille et de terre ( ('lui du lieu ou ils sont nés, s’appelant Pedro de Alcala, ou Juan de Ubéda, ou Diégo de Valladolid ; et ce doit être aussi l’usage, par là en Guinée, que les reines prennent le nom de leur royaume. — C’est probable, répondit le curé ; et, quant au mariage de votre maître, croyez que j’y emploierai toutes les ressources de mon éloquence. » 304 E L L E P R E S S A SON’ P A L E F R O I , S U I V I D U B A R B U B A R B I E R . i — 3y 307 Sancho demeura aussi satisfait de cette promesse que le curé surpris de sa simplicité, en voyant que les contagieuses extravagances de son maître s étaient si bien nichées dans sa cervelle, qu’il croyait très-sérieusement le voir devenir em­ pereur quelque beau jour. Pendant cet entretien, Dorothée s’était mise à cheval sur la mule du curé, et le barbier avait ajusté à son menton la barbe de queue de vache. Ils dirent alors à Sancho de les conduire où se trouvait don Quichotte, mais en l’avertissant bien qu’il ne fit pas semblant de connaître le curé et le barbier, car c’était en cela que consistait tout le prestige pour faire devenir son maître empereur. Pour le curé et Cardénio, ils ne voulurent pas les accompagner, Cardénio dans la crainte que don Quichotte ne se rappelât leur querelle, et le curé parce que sa présence n était alors d’aucune utilité. Ils les laissèrent prendre les devants, et les suivirent à pied sans presser leur marche. Le curé avait cru prudent d’enseigner à Dorothée comment elle devait s’y prendre; mais celle-ci lui avait répondu d’être sans crainte à cet égard, et que tout se ferait exactement comme F exigeaient les descriptions et les récits des livres de chevalerie. Après avoir fait environ trois quarts de lieue, elle et ses deux compagnons découvrirent don Quichotte au milieu d’un groupe de roches amoncelées, habillé déjà, mais non point armé. Dès que Dorothée l’eut aperçu, et qu elle eut appris de Sancho que c’était don Quichotte, elle pressa son palefroi, suivi du barbu barbier. En arrivant près de lui, l’écuyer sauta de sa mule et prit Dorotbée dans ses bras, laquelle ayant mis pied à terre avec beaucoup d aisance, alla se jeter à genoux aux pieds de don Quichotte, et, bien que celui-ci fit tous ses efforts pour la relever, elle, sans vouloir y consentir, lui parla de la sorte : « D’ici je ne me lèverai plus, ô valeureux et redoutable chevalier, que votre magnanime courtoisie ne m’ait octroyé un don, lequel tournera à l’honneur et gloire de votre personne et au profit de la plus offensée et plus inconsolable damoiselle que le soleil ait éclairée jusqu’à présent. Et, s’il est vrai que la valeur de votre invincible bras réponde à la voix de votre immortelle renommée, vous êtes obligé de prêter aide et faveur à l ’infortunée qui vient de si lointaines régions, à la trace de votre nom célèbre, vous chercher pour remède à ses malheurs. — Je ne vous répondrai pas un mot, belle et noble dame, répondit don Quichotte, et n’écouterai rien de vos aventures que vous ne sovez relevée de terre. — Et moi, je ne me relèverai point, seigneur, répliqua la damoiselle affligée, avant que, par votre courtoisie, me soit octroyé le don que j ’implore. — Je vous l’octroie et concède, répondit don Quichotte, pourvu qu’il ne doive pas s’accomplir au préjudice et au déshonneur de mon roi, de ma patrie et de celle qui tient la clef de mon cœur et de ma liberté. — Ce ne sera ni au préjudice ni au déshonneur de ceux que vous venez de nommer, mon bon seigneur, » reprit la dolente damoiselle. Mais, comme elle allait continuer, Sancho s’approcha maître, et lui dit tout bas : DON QUICHOTTE. de 1 oreille de son 3 0 8 DON QUICHOTTE.t • « Par ma foi, seigneur, Votre Grâce peut bien lui accorder le don qu elle réclame ; c est l’affaire de rien ; il ne s’agit que de tuer un gros lourdaud de géant; et celle qui vous demande ce petit service est la haute princesse Micomicona, reine du grand royaume de Micomicon en Ethiopie. — Qui qu elle soit, répondit don Quichotte, je ferai ce que je suis obligé de faire et ce (pie me dicte ma conscience, d’accord avec les lois de ma profession. » Puis se tournant vers la damoiselle : « Que votre extrême beauté se lève, lui dit-il ; je lui octroie le don qu’il lui plaira de me demander. — Eh bien donc, s’écria la damoiselle, celui que je vous demande, c’est que votre magnanime personne s’en vienne sur-le-champ avec moi où je la conduirai, et qu’elle me promette de ne s’engager en aucune aventure, de ne s’engager en aucune querelle jusqu’à ce qu elle m’ait vengée d’un traître qui, contre tout droit du ciel et des hommes, tient mon royaume usurpé. — Je répète que je vous F octroie, reprit don Quichotte ; ainsi vous pouvez dès aujourd hui, madame, chasser la mélancolie qui vous oppresse, et faire reprendre courage à votre espérance évanouie. Avec l aide de Dieu et celle de mon bras, vous vous verrez bientôt de retour dans votre royaume, et rassise sur le trône des grands Etats de vos ancêtres, en dépit de tous les félons qui voudraient y trouver à redire. Allons donc, la main à la besogne ! car c’est, comme on dit, dans le retard que git le péril. » La nécessiteuse damoiselle fit alors mine de vouloir lui baiser les mains; mais don Quichotte, qui était en toute chose un galant et courtois chevalier, ne voulut jamais y consentir. Au contraire, il la fit relever et l’embrassa respectueusement; puis il ordonna à Sancho de bien serrer les sangles à Rossinante, et de l’armer lui-même sans délai. L ’écuyer détacha les armes, qui pendaient comme un trophée aux branches d un chêne, et, après avoir ajusté la selle du bidet, il arma son maitre en un tour de main. Celui-ci, se voyant en équipage de guerre, s’écria : « Allons maintenant, avec l’aide de Dieu, prêter la nôtre à cette grande princesse. » Le barbier se tenait encore à genoux, prenant grand soin de ne pas éclater de rire ni de laisser tomber sa barbe, dont la chute aurait pu ruiner de fond en comble leur bonne intention. Quand il vit que le don était octroyé, et avec quelle diligence don Quichotte s’apprêtait à l’aller accomplir, il se leva, prit sa maîtresse de la main qui n’était pas occupée, et la mit sur sa mule, avec l’aide du chevalier. Celui-ci enfourcha légèrement Rossinante, et le barbier s’arrangea sur sa monture; mais le pauvre Sancho resta sur ses pieds, ce qui renouvela ses regrets et lui fit de nouveau sentir la perte du grison. Toutefois, il prenait son mal en patience, parce qu’il lui semblait que son maître était en bonne voie de se faire empereur, n’ayant plus aucun doute qu’il ne se mariât avec cette princesse, et qu’il ne devint ainsi pour le moins roi de Micomicon. Une seule chose le chagrinait : c’était de penser que ce royaume était en terre de nègres, et que les gens qu’on lui don- A S S E Z , A S S E Z , M A D A M E , S ’É C R I A DON' Q U IC H O T T E , F A I T E S T R Ê V E A \ O S L O U A N G E S DON QUICHOTTE. 31 1 lierait pour vassaux seraient tout noirs. Mais son imagination lui fournit bientôt une ressource, et il se dit à lui-même : « Eli ! cjue m importe, après tout, (jue mes vassaux soient des nègres? Qu ai-je à faire, sinon de les emballer et de les charrier en Espagne, ou je les pourrai vendre à bon argent comptant? et de cet argent je pourrai m acheter quelque titre ou quelque olfice qui me fera vivre sans souci tout le reste de ma vie et de mes jours. C’est cela; croyez-vous donc qu’on dorme des deux veux, et qu’on n’ait ni talent, ni esprit pour tirer parti des choses, et pour vendre trente ou dix mille vassaux comme on brûle un fagot de paille ? Ab! pardieu, petit ou grand, je saurai bien en venir à bout, et les rendre blancs ou jaunes dans ma poche, fussent-ils noirs comme lame du diable. Venez, venez, et vous verrez si je suce mon pouce. » Plein de ces beaux rêves, Sancho marchait si occupé et si content qu’il oubliait le désagrément d’aller à pied. Toute cette étrange scène, Cardénio et le curé l’avaient regardée à travers les O ' o broussailles, et ne savaient quel moyen prendre pour se réunir au reste de la troupe. Mais le curé, qui était grand trameur d expédients, imagina bientôt ce qu il fallait faire pour sortir d embarras. Avec une paire de ciseaux qu'il portait dans un étui, il coupa fort habilement la barbe à Cardénio, puis il lui mit un mantelet brun dont il était vêtu, ainsi qu’un collet noir, ne gardant pour lui que ses hauts-de-chausses et son pourpoint. Cardénio fut si changé par cette toilette qu il ne se serait pas reconnu lui-méme, se fût-il regardé dans un miroir. Cela fait, et bien que les autres eussent pris les devants pendant qu’ils se déguisaient, les deux amis purent atteindre avant eux le grand chemin, car les roches et les broussailles qui embarrassaient le passage ne permettaient pas aux cavaliers d aller aussi vite que les piétons. Ceux-ci, ayant une fois gagné la plaine, s'arrêtèrent à la sortie de la montagne; et, dès (pie le curé vit venir don Quichotte suivi de ses compagnons, il se mit à le regarder fixement, montrant par ses gestes qu'il cherchait à le reconnaître; puis, après l’avoir longtemps examiné, il s en fut à lui, les bras ou­ verts, et s’écriant de toute la force de ses poumons : c Qu’il soit le bienvenu et le bien trouvé, le miroir de la chevalerie, mon brave compatriote don Quichotte de la Manche, la fleur et la crème de la galanterie, le rempart et l’appui des affligés, la quintessence des chevaliers errants ! » En disant ces mots, il se tenait embrassé au genou de la jambe gauche de don Quichotte, lequel, stupéfait de ce qu'il vovait faire et entendait dire à cet homme, se mit à le considérer avec attention, et le reconnut à la fin. Etrangement surpris de le rencontrer là, don Quichotte fit aussitôt tous ses efforts pour mettre pied à terre; mais le curé ne voulait pas \ consentir. « Eh! seigneur licencié, s’écria-t-il alors, que Votre Grâce me laisse faire; il n est pas juste que je reste à cheval, tandis que Notre Révérence est à pied. — Je ne le souffrirai en aucune manière, répondit le curé; (pie Notre Grandeur reste à cheval, puisque c est à cheval qu elle affronte les plus grandes aventures et 312 DON QUICHOTTE. fait les plus merveilleuses prouesses dont notre âge ait eu le spectacle. Pour moi, prêtre indigne, il me suffira de monter en croupe d’une des mules de ces gentils­ hommes qui cheminent en compagnie de Votre Grâce, s’ils le veulent bien permettre, et je croirai tout au moins avoir pour monture le cheval Pégase, ou le zèbre sur lequel chevauchait ce fameux More Musa raque, qui, maintenant encore, gît enchanté dans la grande caverne Zuléma, auprès de la grande ville de Compluto1. Je ne m en avisais pas, en effet, seigneur licencié, reprit don Quichotte; mais je suis sur (pie madame la princesse voudra bien, pour l’amour de moi, ordonner à son écuyer qu’il cède à Votre Grâce la selle de sa mule, et qu’il s’accommode de la croupe, si tant est que la bête souffre un second cavalier. Oui, vraiment, â ce que je crois, répondit la princesse; mais je'sais bien aussi qu’il ne sera pas nécessaire que je donne des ordres au seigneur mon écuyer, car il est si courtois et si fait aux beaux usages de la cour, qu il ne souffrira pas qu'un ecclésiastique aille â pied, pouvant aller à cheval. — Assurément non, » ajouta le barbier ; et, mettant aussitôt pied à terre, il offrit la selle au curé, qui l’accepta sans beaucoup de façons. Mais le mal est que c’était une mule de louage, ce qui veut assez dire une méchante bête ; et, quand le barbier voulut monter en croupe, elle leva le train de derrière, et lança en l’air deux ruades, telles que, si elle les eût appliquées sur 1 estomac ou sur la tète de maître Nicolas, il aurait bien pu donner au diable la venue de don Quichotte en ce monde. Ces ruades toutefois 1 ébranlèrent si bien qu’il tomba par terre assez rudement, et avec si peu de souci de sa barbe qu elle tomba d’un autre côté. S’apercevant alors qu’il l’avait perdue, il ne trouva rien de mieux à faire que de se cacher le visage dans les deux mains et de se plaindre que la maudite bête lui eût cassé les mâchoires. Quand don Quichotte vit ce paquet de poils, n avant après eux ni chair ni sang, loin du visage de l’écuyer tombé : « A ive Dieu, s’écria-t-il, voici bien un grand miracle ! elle lui a enlevé et arraché la barbe du menton comme on l aurait tranchée d’un revers. » Le curé, qui vit le danger que son invention courait d’être découverte, se hâta de ramasser la barbe, et la porta où gisait encore maître Nicolas, qui continuait â jeter des cris étouffés; puis, lui prenant la tète contre son estomac, il la lui rajusta d un seul nœud, en marmottant sur lui quelques paroles qu il dit être un certain charme 2 très-propre à faire reprendre une barbe, comme on allait le voir. En effet, dès qu’il eut attaché la queue, il s’éloigna, et l’écuver se trouva aussi bien portant et aussi bien barbu qu auparavant. Don Quichotte fut émerveillé dune telle guérison, et pria le curé de lui apprendre, dès qu’il en trouverait le temps, les paroles de ce charme, dont la vertu lui semblait devoir s’étendre plus loin qu’à recoller des barbes; car il était clair que, dans les occasions où les barbes sont arrachées, la chair aussi doit être meurtrie, et que, si le charme guérissait le tout à la fois, il devait servir à la chair comme au poil. Le curé en convint, et promit de lui enseigner le charme à la première occasion. V O T R E G R A C E P R E N D R A L E C H E M IN ’ D E C A R T H A G È N E , O U E L L E P O U R R A S 'E M B A R Q U E R . I 4U DON QUICHOTTE. 315 11 fut alors arrêté que le curé monterait sur la mule, et que, de loin en loin, le barbier et ( ardénio se relayeraient pour prendre sa place, jusqu’à ce qu’on fut arrivé a 1 hôtellerie, qui pouvait être à deux lieues de là. Trois étant donc à cheval, a savoir, don Quichotte, le curé et la princesse, et trois à pied, Cardénio, le barbier et Sanclio Panza, le chevalier dit à la damoiselle : « Que \ otre Grandeur, madame, nous guide maintenant où il lui plaira. » Mais, avant quelle répondit, le licencié prit la parole : « \ers quel royaume veut nous guider Votre Seigneurie? Est-ce, par hasard, vers celui de Micomicon? C’est bien ce que j imagine, ou, par ma foi, j ’entends peu de chose en fait de royaumes. » Dorothée, dont l’esprit était prêt à tout, comprit bien ce quelle devait répondre : « Justement, seigneur, lui dit-elle, c’est vers ce royaume que je me dirige. — En ce cas, reprit le curé, il faut que nous passions au beau milieu de mon village; de là, Votre Grâce prendra le chemin de Carthagène, ou elle pourra s’embarquer à la garde de Dieu ; si le vent est bon, la mer tranquille et le ciel sans tempêtes, en un peu moins de neuf ans vous serez en vue du grand lac Méona, je veux dire des Palus-Méotides, qui sont encore à cent journées de route en deçà du royaume de Votre Grandeur. — A otre Grâce, seigneur, me semble se tromper, répondit-elle, car il n v a pas deux ans que j en suis partie, sans avoir eu jamais le temps favorable, et cependant je suis parvenue à rencontrer l’objet de mes désirs, le seigneur don Quichotte de la Manche, dont la renommée a frappé mon oreille dès que j ’eus mis le pied sur la terre d’Espagne. C’est le bruit de ses exploits qui m a décidée à me mettre à sa recherche, pour me recommander à sa courtoisie, et confier la justice de ma cause a la valeur de son bras invincible. — Assez, assez, madame, s’écria don Quichotte; faites trêve à mes louanges; je suis ennemi de toute espèce de flatterie, et, n’eussiez-vous pas cette intention, de tels discours néanmoins offensent mes chastes oreilles. Ce que je puis vous dire, madame, que j aie ou non du courage, c’est que celui que j’ai ou que je n’ai pas, je l’emploierai à votre service jusqu’à perdre la vie. Et maintenant, laissant cela pour son temps, je prie le seigneur licencié de vouloir bien me dire quel motif l’a conduit en cet endroit, seul, sans valet, et vêtu tellement à la légère que j en suis effrayé. — A cette question, je répondrai brièvement, repartit le curé. A ous saurez donc, seigneur don Quichotte, que moi et maître Nicolas, notre ami et notre barbier, nous allions à Séville toucher certaine somme d argent que vient de m’envover un mien parent qui est passé aux Indes, il y a bien des années ; et vraiment la somme n est pas à dédaigner, car elle monte à soixante mille piastres de bon aloi ; et, comme nous passions hier dans ces lieux écartés, nous avons été surpris par quatre voleurs de grands chemins, qui nous ont enlevé jusqu’à la barbe, et si bien jusqu’à la barbe, que le barbier a trouvé bon de s’en mettre une postiche ; et, quant à ce jeune homme qui nous suit (montrant Cardénio), ils l’ont 316 DON QUICHOTTE. mis comme s’il venait de naître. Ce qu’il y a de curieux, c’est que le bruit court dans tous les environs, que ces gens qui nous ont dévalisés sont des galériens qu’a mis en liberté, presque au même endroit, un homme si valeureux, qu’en dépit du commissaire et des gardiens, il leur a donné à tous la clef des champs. Sans nul doute cet homme avait perdu l’esprit, ou ce doit être un aussi grand scélérat que ceux qu’il a délivrés, un homme, enfin, sans âme et sans conscience, puisqu’il a voulu lâcher le loup au milieu des brebis, le renard parmi les poules et le frelon sur le miel ; il a voulu frustrer la justice, se révolter contre son roi et seigneur naturel, dont il a violé les justes commandements; il a voulu, dis-je, ôter aux galères les bras qui les font mouvoir, et mettre sur pied la Sainte-Hermandad, qui reposait en paix depuis longues années ; il a voulu finalement faire un exploit où se perdit son âme sans que son corps eut rien à gagner. » Sanclio avait raconté au curé et au barbier l’aventure des galériens dont sono maître s’était tiré avec tant de gloire, et c’est pour cela que le curé appuyait si fort en la rapportant, afin de voir ce que ferait ou dirait don Quichotte. Le pauvre chevalier changeait de visage à chaque parole, et n’osait avouer qu'il était le libérateur de cette honnête engeance.O « ̂oilà, continua le curé, quelles gens nous ont détroussés et mis en cet état. Dieu veuille, en son infinie miséricorde, pardonner à celui qui ne les a pas laissé conduire au supplice qu ils avaient mérité ! » CHAPITRE XXX. Q U I T R A I T E D E L A F I N E S S E D ’ E S P R I T Q U E M O N T R A L A B E L L E D O R O T I I É E , A I N S I Q U E D ’ A U T R E S C H O S E S S I N G U L I È R E M E N T D I V E R T I S S A N T E S . Le curé n’avait pas fini de parler, que Sancho lui dit : « Par ma foi, seigneur licencié, savez-vous qui a fait cette belle prouesse? c’est mon maître. Et pourtant je 11e m’étais pas fait faute de lui dire, par avance, qu’il prit garde à ce qu’il allait faire, et que c’était un péché mortel que de leur rendre la liberté, puisqu’on les envoyait tous aux galères comme de fieffés coquins. — Imbécile, s ’écria don Quichotte, est-ce, par hasard, aux chevaliers errants à vérifier si les affligés, les enchaînés et les opprimés qu’ils trouvent sur les grands chemins, vont en cet état et dans ces tourments pour leurs fautes ou pour leurs mérites? Ils n’ont rien à faire qu’à les secourir à titre de malheureux, n’ayant égard qu’à leurs misères et non point à leurs méfaits. J ’ai rencontré un chapelet de pauvres diables, tristes et souffrants, et j ’ai fait pour eux ce qu’exige le serment de mon ordre : advienne que pourra. Quiconque y trouverait à redire, sauf toutefois le saint caractère du seigneur licencié et sa vénérable personne, je lui dirai qu il n'entend rien aux affaires de la chevalerie, et qu il nient comme un rustre mal-appris ; je le lui ferai bien voir avec la lance ou l’épée, à pied ou à cheval, ou de telle manière qu il lui plaira. » En disant cela, don Quichotte s’affermit sur ses étriers, et enfonça son morion jusqu’aux yeux ; car, pour le plat à barbe, qui était à son compte l’arinet de Mambrin, il le portait pendu à l arron de sa selle, en attendant qu’il le remit des mauvais traitements que lui avaient fait essuyer les galériens. Dorothée, (pii était pleine de discrétion et d’esprit, connaissant déjà l’humeur timbrée de don Quichotte, dont elle savait bien (pie tout le monde se raillait, hormis Sancho Panza, ne voulut point demeurer en reste; et, le voyant si courroucé : « Seigneur chevalier, lui dit-elle, que Votre Grâce ne perde pas souvenance du don qu elle m a promis sur sa parole, en vertu de laquelle vous ne pouvez vous entremettre en aucune aventure, quelque pressante qu elle puisse être. Calmez votre cœur irrité; car, assurément, si le seigneur licencié eût su que c’était à ce bras invincible que les galériens devaient leur délivrance, il aurait mis trois fois le doigt sur sa bouche, et se serait même mordu trois fois la langue, plutôt que de lâcher une parole qui pût causer à Votre Grâce le moindre déplaisir. — Oh ! je le jure, sur ma foi, s’écria le curé, et je me serais plutôt arraché la moustache. — Je me tairai donc, madame, répondit don Quichotte ; je réprimerai la juste colère qui s était allumée dans mon âme, et me tiendrai tranquille et pacifique, jusqu’à ce que j ’aie satisfait à la promesse que vous avez reçue de moi. Mais, en échange de ces bonnes intentions, je vous supplie de me dire, si toutefois vous n’y trouvez nul déplaisir, quel est le sujet de votre affliction, quels et combien sont les gens de qui je dois vous donner une légitime, satisfaisante et complète vengeance. — C’est ce que je ferai de bien bon cœur, répondit Dorothée, s'il ne vous déplaît pas d’entendre des malheurs et des plaintes. — Non, sans doute, répliqua don Quichotte. — En ce cas, reprit Dorothée, que Vos Grâces nie prêtent leur attention. « A peine eut-elle ainsi parlé, (pie Cardénio et le barbier se placèrent à côté d’elle, désireux de voir comment la discrète Dorothée conterait sa feinte histoire; et Sancho fit de même, aussi abusé que son maître sur le compte de la princesse. Pour elle, après s’être bien affermie sur sa selle, après avoir toussé et pris les précautions d’un orateur à son début, elle commença de la sorte, avec beaucoup d’aisance et de grâce : « Avant tout, mes seigneurs, je veux faire savoir à Vos Grâces qu’on m’appelle__» Ici, elle hésita un moment, ne se souvenant plus du nom que le curé lui avait donné; mais celui-ci, comprenant d’où partait cette hésitation, vint à son aide et lui dit : « Jl n’est pas étrange, madame, que Votre Grandeur se trouble et s’embarrasse 318 DON QUICHOTTE. DON QUICHOTTE. 319 dans le récit de ses infortunes. C’est l’effet ordinaire du malheur doter parfois la mémoire a ceux quil a frappés, tellement qu’ils oublient jusqu’à leurs propres noms, comme il vient d’arriver à Votre Seigneurie, qui semble 11e plus se souvenir quelle s appelle la princesse Micomicona, légitime héritière du grand royaume de Micomicon. Avec cette simple indication, Votre Grandeur peut maintenant rappeler à sa triste mémoire tout ce qu’il lui plaira de nous raconter. — Ce que vous dites est bien vrai, répondit la damoiselle; mais je crois qu il ne sera plus désormais nécessaire de me rien indiquer ni souffler, et que je mènerai a bon port ma véridique histoire. La voici donc : « Le roi mon père, qui se nommait Tinacrio le Sage, fut très-versé dans la science qu’on appelle magie. Il découvrit, à l’aide de son art, que ma mère, nommée la reine Xaramilla, devait mourir avant lui, et que lui-mème, peu de temps après, passerait de cette vie dans l’autre, de sorte que je resterais orpheline de père et de mère. Il disait toutefois que cette pensée 11e l’affligeait pas autant que de savoir, de science certaine, qu’un effroyable géant, seigneur d’une grande île qui touche presque à notre royaume, nommé Pantafilando de la Sombre-\ ue (car il est avéré que, bien qu’il ait les yeux à leur place, et droits l’un et l’autre, il regarde toujours de travers, comme s’il était louche, ce qu’il fait par malice, pour faire peur à ceux qu’il regarde); mon père, dis-je, sut que ce géant, dès quil apprendrait que j’étais orpheline, devait venir fondre avec une grande armée sur mon royaume, et me l’enlever tout entier pièce à pièce, sans me laisser le moindre village où je pusse trouver asile ; mais que je pourrais éviter ce malheur et cette ruine si je consentais à me marier avec lui. Du reste, mon père voyait bien que jamais je ne pourrais me résoudre à un mariage si disproportionné ; et c’était bien la vérité qu’il annonçait : car jamais il ne m’est venu dans la pensée d’épouser ce géant, ni aucun autre, si grand et si colossal qu’il pût être. Mon père dit aussi qu’après qu’il serait mort, et que je verrais Pantafilando commencer à envahir mon royaume, je ne songeasse aucunement à me mettre en défense, ce qui serait courir à ma perte ; mais que je lui abandonnasse librement la possession du royaume, si je voulais éviter la mort et la destruction totale de mes bons et fidèles vassaux, puisqu’il m’était impossible de résister à la force diabolique de ce géant. Il ajouta que je devais sur-le-champ prendre avec quelques-uns des miens le chemin des Espagnes, où je trouverais le remède à mes maux dans la personne d’un chevalier errant, dont la renommée s’étendrait alors dans tout ce royaume, et qui s’appellerait, si j ’ai bonne mémoire, don Fricote, ou don Gigote__ — G’est don Quichotte qu’il aura dit, madame, interrompit en ce moment Saneho Panza, autrement dit le chevalier de la Triste-Figure. — Justement, reprit Dorothée ; il ajouta qu’il devait être haut de stature, sec de visage, et que, du coté droit, sous l’épaule gauche, ou près de là, il devait avoir une envie de couleur brune, avec quelques poils en manière de soies de sanglier. 320 DON QUICHOTTE. — Approche ici, mon fils Sanclio, dit aussitôt don Quichotte à son écuyer; viens m’aider à me déshabiller, car je veux voir si je suis le chevalier qu’annonce la prophétie de ce sage roi. — Et pourquoi Votre Grâce veut-elle se déshabiller ainsi? demanda Dorothée. — Pour voir si j’ai bien cette envie dont votre père a parlé, répondit don Quichotte. — 1 1 n’est pas besoin de vous déshabiller pour cela, interrompit Sancho ; je sais que A otre Grâce a justement une envie de cette espèce au beau milieu de l’épine du dos, ce qui est un signe de force dans l’homme. — Cela suffit, reprit Dorothée; entre amis, il ne faut pas y regarder de si près. Quelle soit sur l’épaule, quelle soit sur l’échine, quelle soit où bon lui semble, qu importe, pourvu (pie l’envie sv trouve? après tout, c’est la même chair. Sans aucun doute, mon bon père a rencontré juste; et moi aussi, j ’ai bien rencontré en m adressant au seigneur don Quichotte, qui est celui dont mon père a parlé, car le signalement de son visage concorde avec celui de la grande renom­ mée dont jouit ce chevalier, non-seulement en Espagne, mais dans toute la Manche. En effet, j ’étais à peine débarquée à Osuna, que j’entendis raconter de lui tant de prouesses, qu aussitôt le cœur me dit que c’était bien celui que je venais chercher. — Mais comment A otre Grâce est-elle débarquée à Osuna, interrompit don Quichotte, puisque cette ville n’est pas un port de mer? » Avant que Dorothée répondit, le curé prit la parole : sont belles, et si chastes quelles soient, aiment avec passion à se parer et à se montrer dans leurs atours. Si elle résiste à cette nouvelle tentation, je serai satis­ fait, et ne te causerai plus d’ennui. » Lotliaire répondit (pie, puisqu’il avait commencé, il mènerait jusqu’au bout son entreprise, bien qu’il fût certain d’en sortir épuisé et vaincu. Le lendemain, il reçut les quatre mille écus d’or, et avec eux quatre mille confusions, car il ne savait plus quelle invention trouver pour soutenir son men­ songe. Toutefois, il résolut de dire à son ami que Camille était aussi inaccessible aux promesses et aux présents qu’aux paroles, et qu’il était inutile de pousser plus loin l’épreuve, puisque c’était perdre son temps. Mais le sort, qui menait les choses d’une autre façon, voulut qu’un jour Anselme, ayant laissé connue d habitude Lotliaire seul avec Camille, s’enfermât dans une chambre voisine, et se mit à re­ garder par le trou de la serrure ce qui se passait entre eux. Or, il vit qu’en plus d une demi-heure Lotliaire ne dit pas un mot à Camille, et qu’il 11e lui en aurait pas dit davantage, fùt-il demeuré un siècle auprès d elle. Il comprit donc que tout ce Lothaire le lui promit, et, dès qu’il se fut éloigné, il se repentit amèrement de tout ce qu’il venait de dire, voyant avec quelle impardonnable étourderie il avait agi, puisqu’il aurait pu se venger lui-même de Camille, sans prendre une voie si cruelle et si déshonorante. Il maudissait son peu de jugement, se repro­ chait sa précipitation, et ne savait quel moyen prendre pour défaire ce qu’il avait fait, ou trouver au moins à sa sottise une raisonnable issue. A la fin il ré­ solut de tout révéler à Camille, et, comme les occasions ne lui manquaient pas de la voir en secret, il alla ce jour même la trouver. Dès qu elle 1 aperçut , elle lui dit : « Sachez, ami Lothaire, que j ’ai au fond du cœur un chagrin qui me le déchire et le fera quelque jour éclater dans ma poitrine. L ’effronterie de Léonella en est DON QUICHOTTE. 367 venue a ce point que, toutes les nuits, elle fait entrer un galant clans cette mai­ son, et le garde auprès d elle jusqu’au jour; jugez quel danger court ma réputa­ tion, et quel champ libre aurait pour m’accuser celui qui le verrait sortir de chez moi a ces heures indues. Mais ce qui m’afflige le plus, c’est que je ne peux ni la chasser ni la réprimander; car de ce quelle est la confidente de notre intrigue, j’ai la bouche fermée sur la sienne, et je crains bien que cela n amène quelque catastrophe. » Aux premières paroles de Camille, Lothaire crut que c’était un artifice pour lui persuader cpic l homme qu’il avait vu sortir était venu pour Léonella et non pour elle; mais quand il la vit pleurer, se désoler, et lui demander son secours pour la tirer d embarras, il reconnut enfin la vérité, ce qui accrut encore son repentir et sa confusion. Cependant il répondit à Camille qu’elle cessât de s’affliger, et qu’il trouverait bien moyen de mettre ordre à 1 impudence de Léonella. Ensuite il lui confia tout ce que, dans le transport d’une fureur jalouse, il avait révélé à Anselme, et le complot qu’ils avaient tramé pour que celui-ci se cachât dans sa garde-robe et pût voir clairement de quelle déloyauté sa tendresse était payée. Il lui demanda pardon de cette folie, puis conseil pour la réparer et sortir de l’inex­ tricable labyrinthe où les avait jetés sa fatale irréflexion. Camille fut épouvantée à l’aveu que faisait Lothaire, et commença par lui reprocher, avec un tendre dépit, et sa mauvaise pensée, et la résolution plus mauvaise encore qu elle lui avait fait prendre. Mais, comme naturellement la femme a l’esprit plus tôt prêt que l’homme pour le bien et pour le mal, esprit qui lui échappe lorsqu’elle veut réfléchir mûrement, Camille trouva sur-le-champ le moyen de remédier à une faute si irrémédiable en apparence. Elle dit à Lothaire de faire en sorte qu’Anselme se cachât le lendemain, comme ils en étaient convenus, parce qu elle espérait tirer de cette épreuve même une facilité pour que leur amour put désormais se satisfaire sans alarme et sans effroi. Quoiqu elle refusât de lui révéler entièrement son dessein, elle l’avertit qu’il ne manquât pas, lorsque Anselme serait dans sa cachette, d entrer dès que Léonella l’appellerait, et qu’il prit garde de répondre à tout ce qu elle pourrait lui dire, comme il ferait s’il ne savait pas qu’Anselme était caché près d eux. Lothaire la pressa vainement d achever de lui expliquer son intention, pour qu’il pût agir avec plus de prudence et de sûreté; Camille se borna seulement à lui répéter qu’il n’avait autre chose à faire qu’à répondre aux questions qui lui seraient adressées. Elle ne voulait pas le mettre plus au courant de ce qu elle pensait faire, dans la crainte qu’il ne refusât d’exécuter un projet qu’elle trouvait excellent, et qu’il n’en cherchât d’autres beaucoup moins profitables. Lothaire s’éloigna; et, le lendemain, sous prétexte d’aller à la maison de campagne de son ami, Anselme partit et revint aussitôt se cacher, ce qu’il put faire aisément, Camille et Léonella lui en ayant avec adresse préparé les moyens. Anselme donc, établi dans sa cachette, avec ces angoisses qu’on peut supposer à 1 homme qui va voir de ses propres yeux faire la dissection des entrailles de son 3 6 8 DON QUICHOTTE. honneur, se croyait sur le point de perdre le souverain bien, qu’il plaçait en sa chère Camille. Une fois que celle-ci et Léonella furent bien assurées qu’Anselme était caché, elles entrèrent toutes deux dans le cabinet, et, dès qu’elle y eut mis le pied, Camille s’écria, en laissant échapper un grand soupir : « Hélas! amie Léonella, ne vaudrait-il pas mieux, avant que je me décide à mettre en œuvre ce que je ne veux pas te dire, de peur que tu ne m’empêches de le faire, que tu prisses cette épée d’Anselme que je t’ai demandée, pour percer le cœur infâme qui bat dans ma poitrine? Mais non, il ne serait pas juste (pie je portasse la peine de la faute d’autrui. Je veux d’abord savoir qu’est-ce qu’ont vu en moi les yeux effrontés de Lothaire pour lui donner l’audace de me découvrir un désir aussi coupable que celui qu’il n’a pas eu honte de me témoigner, au mépris de mon honneur et de son amitié pour Anselme. Ouvre cette fenêtre, Léonella, et donne-lui le signal : sans doute il est dans la rue, espérant bien sa­ tisfaire sa perverse intention ; mais auparavant, je satisferai la mienne, cruelle autant qu honorable. — Ah! ma chère dame! répondit aussitôt l’habile Léonella, qui savait bien son rôle; que pensez-vous faire de cette épée? Voulez-vous, par hasard, vous tuer ou tuer Lothaire? mais lune ou l’autre de ces extrémités doit égalementO compromettre votre bonne réputation. 11 vaut bien mieux dissimuler votre outrage, et ne pas permettre que ce méchant homme entre à présent et nous trouve seules dans la maison. Faites attention que nous sommes de faibles femmes, qu’il est homme et déterminé, et que, venant poussé par son aveugle passion, il pourrait bien, avant que vous missiez votre projet en œuvre, vous faire pis que vous ôter la vie. Maudite soit la confiance de mon seigneur Anselme, qui a laissé prendre pied dans sa maison à ce fat débauché ! Mais, madame, si vous le tuez, comme je vois que vous en avez l’envie, qu’est-ce que nous ferons de lui quand il sera mort ? — Ce que nous ferons? reprit Camille, nous le laisserons là pour qu’Anselme l’enterre : car il est juste qu’il tienne à récréation la peine qu’il prendra pour ensevelir sous terre son propre déshonneur. Appelons ce traître, enfin ; tout le temps que je tarde à tirer de mon outrage une légitime vengeance, il me semble que j offense la loyauté que je dois à mon époux. » Anselme écoutait toute cette conversation, et chaque parole que disait Camille renversait toutes ses pensées. Mais quand il entendit qu elle était résolue à tuer Lothaire, il voulut sortir de sa retraite et se montrer, pour 1 empêcher de com­ mettre une telle action. Toutefois il fut retenu par le désir de voir où aboutirait une résolution si énergique et si vertueuse, prêt à paraître à temps pour prévenir toute catastrophe. En cet instant, Camille parut atteinte d’un évanouissement profond, et sa camériste, l’ayant jetée sur un lit qui se trouvait là, se mit à pleurer amèrement. « Ab! malheureuse! s’écriait-elle; est-ce que je suis destinée à voir mourir entre mes bras cette fleur de chasteté, cet exemple de vertu, ce modèle des DON QUICHOTTE. 360 femmes! » continuant sur le même ton, de manière à faire croire quelle était la plus affligée et la plus loyale des suivantes, et (pie sa maîtresse était une autre Pénélope. Camille revint bientôt de sa pâmoison, et s’écria tout en ouvrant les veux : « Pourquoi, Léonella, ne vas-tu pas appeler le plus déloyal ami d’ami véri­ table que le soleil ait éclairé et que la nuit ait couvert? Cours, vole, hâte-toi, pour (pie le retard n’éteigne pas le feu de la colère qui m’enflamme, et que ma juste vengeance ne se passe point en menaces et en malédictions. — Je vais 1 appeler, madame, reprit Léonella; mais auparavant donnez-moi cette épée, pour qu en mon absence vous ne fassiez pas une chose qui laisserait à pleurer toute la vie à ceux (pii vous aiment. — Sois sans crainte, amie Léonella, répondit Camille; quelque simple et quelque hardie que je te paraisse à prendre ainsi la défense de mon honneur, je ne le serai pas autant que cette Lucrèce qui se tua, dit-on, sans avoir commis aucune faute, et sans avoir tué d’abord celui qui causa son infortune. Je mourrai, si je meurs, bien vengée de celui qui m’a fait venir en ce lieu pleurer sur ses hardiesses, dont je suis si peu coupable. » Léonella se fit encore prier avant de sortir pour appeler Lothaire; mais enfin elle quitta l’appartement; et, en attendant son retour, Camille, restée seule, disait, comme se parlant à elle-même : « Dieu me pardonne ! n’aurait-il pas été plus prudent de congédier Lothaire, comme j ’ai fait tant d’autres fois, plutôt que de lui donner le droit de me tenir pour une femme légère et impudique, ne fut-ce (pie le temps que je dois mettre à le désabuser? Oui, c’aurait été mieux, sans doute; mais serais-je vengée, et l’hon­ neur de mon mari satisfait, si le traître sortait ainsi, en s’en lavant les mains, du pas où l’ont engagé ses pensées infâmes? Non; qu’il paye de sa vie l’audace de ses désirs, et que le monde apprenne, s’il doit le savoir, que non-seulement Camille a gardé la foi due à son époux, mais qu elle l’a vengé de celui qui osait lui faire outrage. Cependant, ne vaudrait-il pas mieux tout révéler à Anselme? Mais, déjà, je lui ai bien assez clairement parlé dans la lettre qu’il a reçue à la campagne, et je crois que, s’il n’a sur-le-champ mis ordre au mal que je lui signalais, c’est que, par excès de confiance et de bonté, il n’a pu croire (pie le cœur de son indigne ami renfermât la moindre pensée tournée contre son honneur ; moi-même je n ai pu le croire de longtemps après, et jamais je ne l’aurais cru, si son insolence n’en fût venue au point d’éclater par les riches cadeaux, les promesses sans bornes et les larmes continuelles. Mais à quoi bon faire ces réflexions maintenant ? Est-ce qu’une énergique résolution a besoin d’être si mûrement pesée? Non, certes. Eh bien donc! hors d’ici, trahison! à moi, vengeance! Vienne le traître; c[ii il entre, qu’il meure, puis advienne (pie pourra. Pure je suis entrée au pouvoir de celui que le ciel m’a donné pour époux, et pure je dois en sortir; dussé-je. le faire baigner dans mon chaste sang et dans le sang impur du plus déloyal ami (pii ait jamais profané dans le monde le nom de l amitié. » i — kl 370 DON QUICHOTTE. Tandis quelle parlait ainsi, Camille parcourait l’appartement, l’épée nue à la main, d un pas si brusque, et faisant des «estes si furieux, qu elle semblait avoir perdu l’esprit et s’être changée de femme délicate en bravache désespéré. Anselme, couvert par une tapisserie derrière laquelle il s était blotti, voyait et entendait tout cela. Surpris, émerveillé, il lui semblait (pie ce qu’il avait vu et entendu était bien suffisant pour détruire des soupçons plus grands même (pie les siens; aussi désirait-il déjà (pie I épreuve de l’arrivée de Lotliaire vint à manquer, dans la crainte de quelque fâcheux accident. Comme il se disposait à quitter sa retraite pour embrasser et désabuser son épouse, il lut retenu par le retour de Léonella, qu'il vit rentrer amenant Lotliaire par la main. Aussitôt que Camille 1 aperçut, elle fit avec la pointe de l’épée une grande raie devant elle sur le plan­ cher, et lui parla de la sorte : « Lotliaire, prends bien garde à ce que je vais te dire. Si par malheur tu as l'audace de passer cette raie que tu vois à terre, ou même de t’en approcher, à l'instant je me perce le cœur avec cette épée que je tiens à la main. Avant qu’à cette injonction tu répondes une seule parole, je veux t’en dire quelques- unes, et je veux que tu m’écoutes en silence. Après, tu répondras ce qui te sem­ blera bon. Avant tout, je veux, Lotliaire, que tu me dises si tu connais Anselme, mon époux, et quelle opinion tu as de lui; puis ensuite, je veux également savoir si tu me connais, moi qui te parle. Réponds d’abord à cela sans te trou­ bler, sans hésiter, car ce ne sont pas, j ’imagine, des difficultés que je te propose à résoudre. « Lotliaire n’était pas si simple que, dès le premier instant où Camille lui avait dit de faire cacher Anselme, il neut compris le tour qu elle pensait jouer. Aussi se trouva-t-il prêt à répondre à son intention avec tant d adresse et d’à- propos qu’ils auraient pu, entre eux deux, faire passer ce mensonge pour la plus évidente vérité. A oici de quelle manière il répondit : « Je ne pensais pas, belle Camille, (pie tu me ferais appeler pour m’adresser des questions si étrangères à l intention qui m amène ici. Si tu le fais pour éloi­ gner encore la récompense promise à mes feux, tu aurais bien pu t’y prendre de plus loin ; car le désir du bonheur me presse et me tourmente d’autant plus que 1 espérance de l’atteindre est plus proche. Mais pour que tu ne dises pas que je refuse de répondre à tes questions, je réponds que je connais ton époux Anselme, que nous nous connaissons tous deux depuis notre tendre enfance ; mais je ne veux rien dire de plus de notre amitié, que tu connais aussi bien que nous- mêmes, pour ne pas rendre témoignage de l’offense que l’amour me force à lui faire, 1 amour, puissante excuse pour de plus grandes fautes. Je te connais éga­ lement, et je regarde ta possession comme aussi précieuse qu’il la voit lui-même; s’il n’en était pas ainsi, irais-je, pour de moindres attraits que les tiens, manquer à ce que je me dois à moi-même, étant (pii je suis, et trahir les saintes lois de l’amitié, aujourd’hui violées en moi et foulées aux pieds par un aussi redoutable ennemi que l’amour ? DON QUICHOTTE. 371 — Si c est la ce que tu confesses, reprit Camille, mortel ennemi de tout ce qui mérite justement d être aimé, de quel front oses-tu te montrer devant celle que tu sais bien etre le miroir où se mire celui sur qui tu aurais dù porter tes regards pour voir avec quelle injustice tu F outrages ! Mais, liélas! malheureuse que je suis! je me rends compte à présent de ce qui t’a fait perdre le respect que tu te dois a toi-même. Ce doit être quelque trop grande liberté de ma part, que je 11e veux pas appeler indécence, puisqu’elle ne provient pas de propos délibéré, mais de ces étourderies auxquelles se laissent aller les femmes lors­ qu elles pensent n avoir à se tenir en garde contre personne : sinon, dis-moi, traître, quand est-ce que j ’ai répondu à tes prières par un mot, par un geste, qui put éveiller en toi la moindre espérance de voir exaucer tes infâmes désirs ? Quand est-ce que tes propos d’amour n’ont pas été repoussés, réprimandés par les miens avec rigueur et dureté? Quand est-ce que j ’ai donné croyance à tes* mille promesses, ou accepté tes dons séduisants? Mais, comme je ne peux croire qu’on s’obstine longtemps dans une poursuite amoureuse sans être soutenu par quelque espoir, il faut bien que je rejette sur moi la faute de ton impertinence; sans doute quelque involontaire négligence de ma part aura soutenu si long­ temps ton volontaire projet de séduction. Aussi, je veux me punir et faire tomber sur moi le châtiment que mérite ta faute. Mais, afin que tu voies qu’étant si cruelle avec moi-même, je ne peux manquer de l’être également avec toi, j’fii voulu t amener ici pour être témoin du sacrifice que je pense faire à 1 honneur offensé de mon digne époux , outragé par toi aussi profondément qu’il t a été possible ; et par moi aussi, qui n’ai pas mis assez de soin à fuir toute occasion d’éveiller et d’encourager tes criminelles intentions. C’est ce soupçon , je le répète , que quelque inadvertance de ma part a pu faire naître en toi de si odieuses pensées, qui m’afflige et me tourmente le plus; c’est lui que je veux punir de mes propres mains : car , si je cherchais un autre bourreau que moi- même , peut-être ma faute en serait-elle plus publique. Mais je n’entends pas mourir seule; je veux emmener avec moi celui dont la mort complétera ma ven­ geance, et qui apprendra, quelque part qu’il aille, que la justice atteint toujours la perversité. » En achevant ces mots, Camille, avec une force et une légèreté incroyables, se précipita, l’épée nue, sur Lothaire ; elle paraissait si résolue à lui percer le cœur, qu’il fut presque à douter si ces démonstrations étaient feintes ou véri­ tables, et qu’il se vit contraint d’employer son adresse et sa force pour éviter les coups qu’elle lui portait. Camille mettait tant d’ardeur dans son étrange artifice, que, pour lui donner encore davantage la couleur de la vérité, elle voulut le teindre de son propre sang. Voyant quelle ne pouvait atteindre Lothaire, ou plutôt feignant qu elle ne le pouvait point : « Puisque le sort, s’écria-t-elle, ne veut pas que je satisfasse entièrement mon juste désir, il ne sera pas du moins assez puissant pour m’empêcher de le satisfaire à demi. » 372 DON QUICHOTTE. Faisant effort pour dégager des mains de Lothaire l’épée qu’il avait saisie, elle la tourna contre elle, et la dirigeant à une place ou l’arme ne pouvait entrer pro­ fondément, elle en enfonça la pointe au-dessus du sein gauche, près de l’épaule; puis elle se laissa tomber par terre, comme sans connaissance. Lothaire et Léonella étaient également frappés de surprise et de crainte à la vue d’une telle aventure, et ne savaient qu’en croire, lorsqu’ils virent Camille étendue à terre, baignée dans son sang. Hors de lui, sans haleine, Lothaire se précipita pour arracher l’épée; mais quand il vit combien la blessure était légère, il perdit tout effroi, et admira de nouveau l’adresse et la sagacité de la belle Camille. Du reste, pour remplir égale­ ment son rôle, il se mit à faire une longue et triste lamentation sur le corps de Camille, comme si elle fut trépassée, s’accablant de malédictions, et non-seulement lui, mais encore celui qui était la première cause de la catastrophe. Et comme il ■ savait que son ami Anselme était à l’écouter, il disait de telles choses, que quiconque les aurait entendues aurait eu plus pitié de lui (pie de Camille, même la croyant morte. Léonella, qui la prit dans ses bras, la posa sur le lit, en sup­ pliant Lothaire d’aller chercher quelqu’un pour la panser en secret. Elle lui demandait aussi conseil sur ce qu’il fallait dire à son maître de la blessure de sa maîtresse , s il était de retour avant qu elle fût guérie. Lothaire lui répondit de dire tout ce qu’il lui plairait, car il n’était guère en état de donner un conseil profitable; il ajouta seulement qu elle essayât d’arrêter le sang qui coulait, et (pie, pour lu i, il allait où personne ne pourrait le voir. Alors, avec de grands témoignages de dou­ leur, il quitta précipitamment la maison. Dès qu’il se vit seul , et que personne ne put 1 apercevoir, il se mit à faire des signes de croix par douzaines, émerveillé qu il était de l’adresse de Camille et du jeu parfait de Léonella. Il considérait combien Anselme devait être persuadé qu’il avait pour femme une seconde Porcia, et brûlait de le trouver pour célébrer avec lui la vérité la mieux dissimulée et le mensonge le mieux ourdi que jamais on pût imaginer. Léonella, cependant, étanchait le sang de sa maîtresse, (pii n’avait coulé (pie justement assez pour donner crédit à sa ruse. Après avoir lavé la blessure avec un peu de vin, elle la banda le mieux qu elle put, en répétant de tels propos, tant (pie dura le pansement, qu’ils auraient suffi, sans que d’autres les eussent précédés, pour faire croire à Anselme qu'il possédait dans Camille l’image vivante de la vertu. Aux paroles de Léonella vinrent se joindre celles de Camille, qui s’accusait de lâcheté, puisqu’elle avait manqué de cœur au moment où il lui était le plus nécessaire d’en avoir pour s’ôter une vie qu elle avait en horreur. Elle demandait conseil à sa suivante pour savoir s il fallait ou non révéler toute l’aventure à son cher époux; mais Léonella lui dit de s’en bien garder, parce quelle le mettrait dans l’obligation de se venger de Lothaire, ce qu’il ne pouvait faire qu’au péril de sa ^ie; et (pie la bonne épouse, loin de donner à son mari des occasions de querelle, doit l’en préserver autant qu’elle le peut. Camille répondit que cet avis lui semblait bon, et qu’elle le suivrait; mais qu’il fallait, en tout cas, chercher (pie dire à Anselme sur la cause de cette blessure qu’il ne pouvait man- E L L E S E L A I S S A T O M B E R P A R T E R R E , CO M M E S A N S C O N N A IS S A N C E . DON QUICHOTTE. 375 quer de voir. A cela Léonella répondit que, même à bonne intention, elle ne savait pas mentir. « Et moi, s écria Camille, le sais-je davantage? Je n’oserais pas forger ni sou­ tenir lin mensonge, quand il s agirait de ma vie. Si nous ne savons trouver une issue a ces embarras, il vaut mieux lui dire la vérité toute nue que de nous laisser prendre en délit de mensonge. — Allons, madame, reprit Léonella, ne vous affligez pas ainsi; d’ici à demain je penserai à ce qu’il convient de lui dire : peut-être, à cause de la place ou elle est, pourrons-nous cacher la blessure sans qu’il l’aperçoive, et le ciel daignera favoriser nos honnêtes desseins. Calmez-vous, madame, et tâchez de vous remettre, afin que mon seigneur ne vous retrouve pas dans cette agitation. Pour le reste, laissez-le a mes soins et à la bonté de Dieu, qui vient toujours en aide aux bonnes intentions. » Anselme, comme on le pense bien, avait mis une attention extrême à entendre et à voir représenter la tragédie de la mort de son honneur, tragédie dont les personnages avaient joué leurs rôles avec tant de naturel et de vérité, qu’on aurait dit qu’ils s’étaient transformés réellement en ce qu’ils feignaient d’être. Il attendait impatiemment la nuit, afin de trouver l’occasion de quitter sa retraite et d aller visiter Lothaire, son excellent ami, pour qu’ils pussent se féliciter mutuellement de la pierre précieuse qu’il avait trouvée dans l’épreuve de la vertu de sa femme. Les deux comédiennes ne manquèrent pas de lui offrir un moyen commode de s’échapper, et lui, saisissant l’occasion, courut aussitôt à la demeure de Lothaire ; il le trouva chez lui, et l’on ne saurait convenablement raconter et les embrasse­ ments qu’il lui donna, et les choses qu’il dit sur son bonheur, et les louanges dont il accabla Camille. Lothaire écoutait tout cela sans pouvoir donner aucun signe de joie, car sa conscience lui représentait dans quelle erreur était son ami , et lui reprochait de l avoir offensé. Anselme voyait bien que Lothaire ne répondait point à son allégresse; mais il attribuait cette froideur à ce (pie son ami avait laissé Camille grièvement blessée, et qu’il était la cause de son mal. Aussi, parmi tous ces propos, il lui dit de n avoir aucune inquiétude sur 1 accident de Camille, et que sa blessure sans doute était légère, puisqu’elle était convenue avec “sa sui­ vante de la lui cacher. « Ainsi donc, ajouta-t-il, n’aie rien à craindre sur ce point; il ne te reste plus qu’à te réjouir avec moi, puisque c’est par ton entremise et ton adresse (pie je me vois élevé au comble de la plus haute félicité dont j ’aie pu concevoir le désir. Je veux désormais que tous mes passe-temps ne soient plus occupés qu’à faire des vers à la louange de Camille, pour lui donner une éternelle renommée dans la mémoire des siècles à venir. » Lothaire loua beaucoup l’heureuse détermination de son ami, et lui promit de l’aider, pour sa part, à construire cet illustre édifice à la gloire de sa femme. Après cette aventure, Anselme resta le mari le plus délicieusement trompé qu’on pût rencontrer dans le monde; lui-même conduisait par la main à sa maison, 370 DON QUICHOTTE. croyant y mener 1 instrument de sa gloire, celui <|iii était l'instrument de son déshonneur, et Camille recevait celui-ci avec un visage courroucé, mais avec une âme riante et gracieuse. Cette supercherie réussit encore quelque temps; enfin, au bout de peu de mois, la fortune tourna sa roue; l’infamie, jusque-là si bien dissimulée, parut au grand jour, et Anselme paya de sa vie son imprudente curiosité. CHAPITRE XXXV. QUI TRA ITE DE L ’E F F R O Y A B L E BATAILLE QUE LIVRA DON QUICHOTTE À DES OUTRES DE VIN ROUGE, ET OÙ SE TERMINE LA NOUVELLE DU C U R I E U X M A L A V I S É . * 11 ne restait que peu de pages à lire de la nouvelle, lorsque tout à coup, du galetas où couchait don Quichotte, Sancho Panza sortit tout effaré, en criant à pleine gorge : « Au secours, seigneurs, au secours! venez à l’aide de mon seigneur, qui est engagé dans la plus formidable et la plus sanglante bataille que mes yeux aient jamais vue. Vive Dieu! il a porté un tel revers au géant ennemi de madame la princesse Micomicona, qu’il lui a tranché la tète à rasibus des épaules, comme si c’eût été un navet. — Que dites-vous là, frère? s’écria le curé, interrompant sa lecture. Avez- vous perdu l’esprit? comment diable serait-ce possible, puisque le géant est à plus de deux mille lieues d’ici. » En ce moment, un grand bruit se lit entendre dans le taudis de don Qui­ chotte, et sa voix par-dessus le bruit. i — 48 « Arrête, larron! s’écriait-il; arrête, félon, bandit, détrousseur de passants; je te tiens ici, et ton cimeterre ne te sera bon à rien. « Puis on entendait résonner les coups d’épée qui tombaient sur les murailles. « Il ne s’agit pas, reprit Sanclio, de rester là les bras croisés et l’oreille au guet ; entrez bien vite séparer les combattants, ou secourir mon maître; encore n’en est-il pas grand besoin, et sans doute le géant est mort à 1 heure qu il est, et rend compte à Dieu de sa mauvaise vie passée : car j’ai vu le sang couler par terre, et la tête coupée qui roulait dans un coin, grosse, par ma foi, comme une grosse outre de vin. — Que je sois pendu, s’écria aussitôt l’hôtelier, si don Quichotte ou don diable n’a donné quelque coup d’estoc au travers d’une des outres de vin rouge qui sont rangées toutes pleines à la tête de son lit ! et c’est le vin qui en coule que ce bonhomme aura pris pour du sang. » Tout en disant cela, l'hôte courait au galetas, où le suivit toute la compagnie; et ils y trouvèrent don Quichotte dans le plus étrange accoutrement du monde. Il n'avait que sa chemise, dont les pans n’étaient pas assez longs pour lui couvrir les cuisses plus qu’à la moitié par devant, tandis que, par derrière, elle avait six doigts de moins. Ses jambes étaient longues, sèches, velues, et de propreté douteuse; il portait sur la tète un petit bonnet de couleur rouge, qui avait longtemps ramassé la graisse sur celle de T hôtelier ; à son bras gauche était roulée cette couverture de lit à laquelle Sanclio gardait rancune, pour des raisons à lui connues, et de la main droite il tenait une épée nue, avec laquelle il s’en allait frappant de tous côtés d’estoc et de taille, tout en prononçant des paroles, comme s’il eut réelle­ ment combattu quelque géant ennemi. Le bon de l affaire, c’est qu’il avait les yeux fermés, car il dormait, et c’était en dormant qu’il livrait bataille au géant. Son imagination avait été tellement frappée de l’aventure qu’il allait entreprendre, qu elle lui fit rêver qu’il était arrivé au royaume de Micomicon, et qu’il se mesu­ rait avec son ennemi. Aussi avait-il donné tant de coups d’épée dans les outres, croyant frapper le géant, que toute la chambre était pleine de vin. Quand 1 hôtelier vit ce dégât, il entra dans une telle fureur, qu’il se jeta sur don Quichotte, les poings fermés, et commença à son tour à lui donner tant de gourmade6 que, si Cardénio et le curé ne le lui eussent ôté des mains, il mettait fin à la guerre du géant. Et cependant, malgré cette pluie de coups, le pauvre chevalier ne se réveillait pas. Il fallut que le barbier apportât du puits un grand chaudron d’eau froide, qu’il lui lança d’un seul jet sur le corps. Alors don Quichotte s’éveilla, mais non toutefois si complètement qu’il s’aperçut de l’état où il était. Dorothée, (pii le vit si légèrement et si court vêtu, ne voulut point entrer pour assister à la bataille entre son défenseur et son ennemi. Quant à Sanclio, il mar­ chait à quatre pattes, cherchant dans tous les coins la tête du géant, et comme il ne la trouvait pas : « Je savais déjà bien, s’écria-t-il, que dans cette maudite maison tout est en­ chantement; l’autre fois, au même endroit où je me trouve à présent, on m’a roué 378 DON QUICHOTTE. DON QUICHOTTE. 379 de coups de poing et de coups de pied, sans que j’aie su qui nie les donnait, et sans que j aie pu voir personne; et voilà que maintenant cette tète ne parait pas, moi qui la i vu couper de mes propres yeux, si bien que le sang coulait du corps comme d’une fontaine. — De quel sang et de quelle fontaine parles-tu, ennemi de Dieu et des saints? s’écria 1 hôtelier; ne vois-tu pas, larron, que le sang et la fontaine ne sont autre chose que ces outres criblées de trous et le vin rouge qui nage dans la chambre? Puissé-je voir nager dans l’enfer l’âme de celui qui les a crevées! — Je n y entends plus rien, répondit Sancho ; tout ce que je sais, c’est que, faute de trouver cette tête, mon comté va se fondre comme le sel dans l’eau. » Sancho était pire, éveillé, que son maître dormant, tant les promesses de don Quichotte lui avaient troublé la cervelle. L’hôtelier se désespérait en voyant le sang-froid de l’écuyer, après les dégâts du seigneur; il jurait bien qu’il n’en serait pas de cette fois-ci comme de P autre, où ils étaient partis sans payer 1 écot, et que maintenant les privilèges de leur cheva­ lerie ne leur serviraient à rien pour se dispenser de payer le tout à la fois, même les coutures et les rapiéçages qu’il faudrait faire aux peaux de bouc. Le curé te­ nait par la main don Quichotte, lequel, croyant qu’il avait achevé l’aventure et qu’il se trouvait en présence de la princesse Micomicona, se mit à genoux devant le curé, et lui dit : « De ce jour, Votre Grandeur, haute et charmante dame, peut vivre en sécu­ rité, sans craindre aucun mal de cette créature mal née, et de ce jour aussi je suis quitte de la parole que je vous donnai, puisque avec l’aide de Dieu et la faveur de celle pour qui je vis et respire, je l’ai si heureusement accomplie. — Ne l’avais-je pas dit? s’écria Sancho, dès qu’il entendit ces paroles. Hein! j ’étais ivre peut-être ? Voyez ! est-ce que mon maître n’a pas mis le géant dans le sel? Pardieu, l’enfant est au monde, et mon comté dans son moule. « Qui n’aurait éclaté de rire à toutes les extravagances de cette paire de fous, maître et valet? Aussi tout le monde riait, sauf l’hôtelier, qui se donnait au diable. A la fin, tant firent le barbier, le curé et Cardénio, qu’ils parvinrent, non sans grand travail, à remettre en son ht don Quichotte, qui se rendormit aussitôt, comme un homme accablé de fatigue. Ils le laissèrent dormir, et revinrent sous le portail de l’hôtellerie consoler Sancho Panza de ce qu’il n’avait pas trouvé la tète du géant. Mais ils eurent plus de peine encore à calmer 1 hôte, désespéré de la mort subite de ses outres. L hôtesse disait aussi, criant et gesticulant : « A la male heure est entré chez moi ce maudit chevalier errant, qui me coûte si cher. L’autre fois, il s’en est allé emportant la dépense d’une nuit, sou­ per, ht, paille et orge, pour lui, son écuyer, un bidet et un âne, disant qu’il était chevalier aventurier (Dieu lui donne mauvaise aventure, à lui et à tous les aventuriers qui soient au monde!), qu’ainsi il n’était tenu à rien payer, parce que c’est écrit dans les tarifs de sa chevalerie errante. Et voilà maintenant qu’à propos de .lui, cet autre beau monsieur vient, qui m’emporte ma queue, et me 380 DON QUICHOTTE. la rend diminuée de moitié, toute pelée quelle est, et qui ne peut plus servir à ce qu en faisait mon mari. Puis, pour couronner l’œuvre, il me crève mes ou­ tres et me répand mon vin. Que ne vois-je aussi répandre son sang! Mais par les os de mon père et l’éternité de ma grand’ mère ! qu’il ne pense pas s’en aller cette fois sans me payer tout ce qu’il doit, un denier sur l’autre, ou, pardieu, je ne m’appellerais pas comme je m’appelle, et je ne serais pas fdle de qui m’a mise au monde. » À ces propos, que débitait l’hôtesse avec emportement, sa bonne servante Maritornes faisait F écho ; la fdle seide ne disait rien, et souriait de temps en temps. Enfin, le curé calma cette tempête en promettant de rembourser tout le dégât, tant des outres crevées que du vin répandu, et surtout le déchet de la queue, dont l’hôtesse faisait si grand bruit. Dorothée consola Sancho Panza, en lui disant que, puisqu’il paraissait vrai que son maître avait coupé la tête au géant, elle lui promettait de lui donner, dès qu elle se verrait pacifiquement rétablie dans son royaume, le meilleur comté qui s’y trouvât. Cette promesse consola Sancho, qui supplia la princesse de tenir pour certain qu’il avait vu la tète du géant, à telles enseignes qu elle avait une barbe qui lui descendait jusqu’à la ceinture, et que, si on ne la retrouvait pas, c’est que tout se faisait dans cette maison par voie d’en­ chantement, comme il en avait fait l’épreuve à ses dépens la dernière fois qu il y avait logé. Dorothée répondit qu’elle n’avait pas de peine à le croire : qu’il cessât donc de s’affliger, et que tout s’arrangerait à bouche que veux-tu. La paix rétablie et tout le monde content, le curé voulut achever le peu qui restait à lire de la nouvelle. C'est ce que lui demandèrent Cardénio, Dorothée et le reste de la compagnie. Voulant donc leur faire plaisir, et satisfaire aussi celui qu il trouvait à cette lecture, il continua l’histoire en ces termes : Ce qui arriva de l’aventure, c’est qu’Anselme, rassuré désormais sur la vertu de sa femme, passait une vie heureuse et tranquille. Camille faisait avec intention mauvaise mine à Lotliaire, afin qu’Anselme comprit au rebours les sentiments qu’elle lui portait; et, pour accréditer la ruse de sa complice, Lotliaire pria son ami de trouver bon qu’il ne revint plus chez elle, parce qu’il voyait clairement le déplaisir qu’éprouvait Camille à sa vue. Mais, toujours dupe, Anselme ne voulut aucunement y consentir, se faisant ainsi de mille façons l’artisan de son déshon­ neur, tandis qu’il croyait l’être de sa félicité. Cependant Léonella, dans la joie que lui donnaient ses amours de qualité, s’y livrait chaque jour avec moins de mesure, confiante en sa maîtresse, qui fermait les yeux sur ses déportements, et prêtait même la main à cette intrigue. Une nuit enfin, Anselme entendit marcher dans la chambre de Léonella, et, voulant entrer pour savoir qui faisait ce bruit, il s’aperçut qu’on retenait la porte. Irrité de cette résistance, il fit tant d’efforts qu il parvint à ouvrir, et il entra justement lorsqu’un homme sautait par la fenêtre dans la rue. Anselme s’élança pour le saisir, ou du moins le reeon- DON QUICHOTTE. 381 naîtie; mais il en fut empêche par Léonella, qui, se jetant au-devant de lui, le tenait embrassé. « Calmez-vous, mon seigneur, disait-elle, ne faites pas de bruit, et ne suivez pas (Oui qui vient de s échapper. Il me touche de près, et de si près que c’est mon époux. » Anselme ne voulut pas croire a cette défaite : au contraire, transporté de fureur, il tira sa dague, et fit mine d’en frapper Léonella, en lui disant que, si elle ne déclarait la vérité, il la tuait sur la place. L ’autre, épouvantée, et ne sachant ce qu’elle disait : « Oh! ne me tuez pas, seigneur, s’écria-t-elle; je vous dirai des choses plus importantes que vous ne pouvez l’imaginer. — Dis-les sur-le-champ, répondit Anselme, ou sinon tu es morte. — A présent, ce serait impossible, reprit Léonella, tant je suis troublée. Mais laissez-moi jusqu’à demain, et je vous apprendrai des choses qui vous étonneront. Et soyez assuré que celui qui a sauté par la fenêtre est un jeune homme de la ville qui m’a donné parole d’être mon mari. » Ce peu de mots apaisèrent Anselme, qui voulut bien accorder le délai que demandait Léonella, ne pensant guère entendre des révélations contre Camille, dont il ne pouvait plus suspecter la vertu. Il quitta la chambre, où il laissa Léonella bien enfermée sous clef, après lui avoir dit qu elle n’en sortirait plus qu’il n’eût reçu les confidences qu’elle avait à lui faire. Puis il se rendit en toute hâte auprès de Camille , pour lui conter tout ce qui venait de lui arriver avec sa camériste, ajoutant qu elle lui avait donné sa parole de lui révéler des choses de grande impor­ tance. Si Camille fut ou non troublée à ce coup inattendu, il est superflu de le dire. L ’épouvante qu’elle ressentit fut telle, en s’imaginant, comme c’était à croire, que Léonella découvrirait à Anselme tout ce qu elle savait de sa trahison, qu elle ne se sentit même pas assez de courage pour attendre que ce soupçon fût confirmé. Cette nuit même, dès quelle crut qu’Anselme dormait, elle rassembla ses bijoux les plus précieux, prit quelque argent, puis, sans être entendue de personne, elle sortit de la maison, et courut chez Lothaire. Arrivée là , elle lui conta ce qui venait de se passer, et lui demanda de la mettre en lieu sûr, ou de partir avec elle pour échapper tous deux au courroux d’Anselme. La confusion où la visite de Camille jeta Lothaire fut si grande qu’il ne savait que répondre, ni moins encore quel parti prendre. Enfin il proposa de conduire Gimille dans un couvent dont sa sœur était abbesse. Camille y consentit, et Lothaire, avec toute la célérité qu’exigeait la circonstance, conduisit sa complice à ce couvent, où il la laissa. Quant à lui, il s’éloigna sur-le-champ de la ville, sans avertir personne de son départ. Dès (pie le jour parut, Anselme, sans s’apercevoir (pie Camille n’était plus à ses côtés, se leva, pressé par le désir d’apprendre ce qu’avait à lui confier Léonella, et courut à la chambre oii il l’avait enfermée. Il ouvrit, entra, mais ne trouva plus la camériste; seulement des draps de lit noués à la fenêtre lui 382 DON QUICHOTTE. apprirent qu elle s’était échappée par ce chemin. Il revint tristement raconter à Camille sa mésaventure; mais, ne la trouvant plus, ni dans le lit ni dans toute la maison, il resta stupéfait, anéanti. Vainement il questionna tous les gens de la maison, personne ne put lui donner de ses nouvelles. Tandis qu’il cherchait Camille de cliamhre en chambre, le hasard fit qu’il s’aperçut que ses coffres étaient ouverts et que la plupart de ses bijoux ne s’y trouvaient plus. Alors la fatale vérité lui apparut tout entière, et ce ne fut plus Léonella qu’il accusa de son infortune. Sans achever même de se vêtir, il courut, triste et pensif, confier ses chagrins à son ami Lothaire; mais, ne le trouvant pas, et apprenant de ses domestiques qu il était parti dans la nuit avec tout l’argent qu’il possédait, Anselme pensa perdre l’esprit. Pour achever de le rendre fou, lorsqu’il revint chez lui, il ne trouva plus aucun des valets et des servantes qu’il y avait laissés : la maison était abandonnée et déserte. Pour le coup, il ne sut plus que penser, ni que dire, ni que faire; et peu à peu il sentait sa tête s’en aller. Il contem­ plait sa situation, et se voyait, en un instant, sans femme, sans ami, sans domestiques, abandonné du ciel et de la nature entière , et par-dessus tout dés­ honoré; car, dans la fuite de Camille, il vit bien sa perdition. Enfin, après une longue incertitude , il résolut d’aller à la maison de campagne de cet am i, chez lequel il avait passé le temps que lui-même avait donné pour la machination de son infortune. Il ferma les portes de sa maison, monta à cheval, et se mit en route, pouvant à peine respirer. Mais il n’eut pas fait la moitié du chemin, qu’as­ sailli et vaincu par ses tristes pensées, force lui fut de mettre pied à terre et d attacher son cheval à un arbre, au pied duquel il se laissa tomber, en poussant de plaintifs et douloureux soupirs. 1 1 resta là jusqu’à la chute du jour. Alors vint à passer un homme à cheval qui venait de la ville, et, après l’avoir salué, Anselme lui demanda quelles nouvelles on disait à Florence. « Les plus étranges, répondit le passant, qu’on y ait depuis longtemps enten­ dues. On dit publiquement que Lothaire, cet intime ami d Anselme le riche, qui demeure auprès de Saint-Jean, a enlevé cette nuit Camille, la femme d’Anselme, et que celui-ci a également disparu. C’est ce qu’a raconté une servante de Camille, que le gouverneur a trouvée hier soir se glissant avec des draps de lit d’une fenêtre de la maison d Anselme. Je ne sais pas exactement comment s’est passée l’affaire; mais je sais bien que toute la ville est étonnée d’un tel événement, car on ne pouvait guère l’attendre de l’étroite amitié qui unissait Anselme et Lothaire, si grande qu’on les appelait, dit-on, les deux amis. — Savez-vous par hasard, demanda Anselme, quel chemin ont pris Lothaire et Camille ? — Pas le moins du monde, répondit le Florentin , bien que le gouverneur ait mis toute la diligence possible à découvrir leurs traces. — Allez avec Dieu, seigneur, reprit Anselme. — Restez avec lui, » répliqua le passant; et il piqua des deux. A de si terribles nouvelles, le pauvre Anselme fut sur le point de perdre DON QUICHOTTE. 38:3 non-seulement l’esprit, mais encore la vie. Il se leva comme il put, et se traîna jusqu a la maison de son ami, qui ne savait point encore son malheur. Quand celui-ci le vit arriver pâle, effaré, tremblant, il le crut atteint de quelque mal dangereux. Anselme aussitôt pria qu’on le mit au lit, et qu’on lui donnât de quoi écrire. On s empressa de faire ce qu’il demandait; puis on le laissa couché et seul en sa chambre, dont il avait même exigé qu’on fermât les portes. Dès qu’il se vit seul, la pensée de son infortune l’accabla de telle sorte, qu’il reconnut clai­ rement, aux angoisses mortelles qui brisaient son cœur, que la vie allait lui échapper. Voulant laisser une explication de sa mort prématurée, il se bâta de prendre la plume; mais avant d’avoir écrit tout ce qu’il voulait, le souffle lui manqua, et il expira sous les coups de la douleur que lui avait causée son impru­ dente curiosité. Le lendemain, voyant qu’il était tard, et qu’Anselme n’appelait point, le maître de la maison se décida à entrer dans sa chambre, pour savoir si son indis­ position continuait. Il le trouva étendu sans mouvement, la moitié du corps dans le lit, et l’autre moitié sur le bureau, ayant devant lui un papier ouvert, et tenant encore à la main la plume avec laquelle il avait écrit. Son hôte s’approcha , l’ap­ pela d’abord, et, ne recevant point de réponse, le prit par la main, qu’il trouva froide , et reconnut enfin qu’il était mort. Surpris et désespéré, il appela les gens de sa maison pour qu’ils fussent témoins de la catastrophe. Finalement, il lut le papier, qu’il reconnut bien être écrit de la main d’Anselme, et qui contenait ce peu de mots : « Un sot et impertinent désir m’ôte la vie. Si la nouvelle de ma mort arrive aux oreilles de Camille, qu elle sache que je lui pardonne : elle n’était pas tenue de faire un miracle, et je ne devais pas exiger quelle le fit. Ainsi, puisque j ’ai été moi-même F artisan de mon déshonneur, il 11e serait pas juste__ » Anselme n’en avait pas écrit davantage, ce qui fit voir qu’en cet endroit, sans pouvoir terminer sa phrase, il avait terminé sa vie. Le lendemain, son ami informa de sa mort les parents d’Anselme, lesquels savaient déjà son infortune; ils connaissaient aussi le monastère où Camille était près de suivre son mari dans 1 inévitable voyage, par suite des nouvelles quelle avait reçues, non de l’époux mort, mais de l’ami absent. On dit que, bien que veuve, elle 11e voulut pas quitter le monastère, mais quelle 11e voulut pas davantage y faire ses vœux, jusqu’à ce que, peu de temps après, elle eut appris que Lothaire avait été tué dans une bataille que livra M. de Lautrec au grand capitaine Gonzalve de Cordoue1, dans le royaume de Naples, où s’était rendu l’ami trop tard repentant. A cette nouvelle, Camille se fit religieuse, et termina bientôt sa vie dans les regrets et les larmes. Telle fut la fin déplorable qu’eut pour tous trois un commencement insensé. « Cette nouvelle , dit le curé, ne me semble pas mal ; mais je 11e puis me persuader qu’elle ait un fond véritable. Si c’est une invention, l’auteur a 384 DON QUICHOTTE. mal inventé, car on ne peut croire qu’il une aussi périlleuse expérience que celle posée entre un galant et sa belle, passe a quelque chose d’impossible; quant à mécontent. » se trouve un mari assez sot pour faire d’Anselme. Que l’aventure ait été sup- encore ; mais entre mari et femme, elle la façon de la raconter, je n’en suis pas CHAPITRE XXXVI. QUI TRAITE D ’AUTRE S ÉTRANGES AV ENTURES , ARRIVÉES DANS L I IOTELLERIE. En ce moment, 1 hôtelier, qui était sur le seuil de sa porte, s’écria : « Vive Dieu! voici venir une belle troupe d’hôtes; s ils s arrêtent ici, nous aurons du gaude amus. — Quels sont ces voyageurs? demanda Cardénio. — Ce sont, répondit l’hôtelier, quatre hommes montés à cheval à h écuyère, avec des lances et des boucliers, et portant tous quatre des masques noirs1 ; au milieu d eux se trouve une dame vêtue de blanc, assise sur une selle en fauteuil, et ie visage pareillement masqué; puis deux valets de pied par derrière. — Et sont-ils bien près? demanda le curé. — Si près,. répondit 1 hôtelier, qu’ils arrivent à la porte. » Quand Dorothée entendit cela, elle se couvrit aussitôt le visage, et Cardénio s’empressa d’entrer dans la chambre où dormait don Quichotte. A peine avaient-ils eu le temps de prendre l’un et l’autre ces précautions, que toute la troupe qu’avait annoncée 1 hôtelier entra dans l’hôtellerie. Les quatre cavaliers, gens de bonne mine et de riche apparence, ayant mis pied à terre, allèrent descendre la dame de la selle où elle était assise, et l’un d’eux, la prenant dans ses bras, la porta sur une chaise qui se trouvait à l’entrée de la chambre où Cardénio s était caché. i — 49 386 DON QUICHOTTE. Pendant tout ce temps, ni elle ni eux n avaient quitté leurs masques, ni prononcé le moindre mot; seulement, lorsqu’on la posa sur sa chaise, la dame poussant un profond soupir, laissa tomber ses bras, connue une personne malade et défaillante. Les valets de pied menèrent les chevaux à l’écurie. A la vue de ce qui se passait, le curé, désireux de savoir quels étaient ces gens (pii gardaient si soigneusement le silence et 1 incognito, s’en alla trouver les valets de pied, et questionna l’un d eux sur ce qu il avait envie de savoir. « Pardine, seigneur, répondit celui-ci, je serais bien embarrassé de vous dire qui sont ces cavaliers; seulement ea m a l’air de gens de distinction, principa­ lement celui qui est venu prendre dans ses bras cette dame que vous avez vue, et si je le dis, c’est parce que tous les autres lui portent respect, et 11e font rien (pie ce qu’il ordonne. — Et la dame, qui est-elle? demanda le curé. — Je 11e vous le dirai pas davantage, répondit le valet; car, en toute la route, je ne lui ai pas vu un coin de la figure. Pour ce qui est de soupirer, 0I1 ! ea, je l ai entendue bien des fois, et pousser des gémissements si tristes, qu’on dirait qu’avec chacun d eux elle veut rendre l’âme. Mais il 11 est pas étonnant que nous n’en sachions, mon camarade et moi, pas pi* is long que je 11e vous en dis, car il n’y a pas plus de deux jours que nous les accompagnons. Ils nous ont rencontrés sur le chemin, et nous ont priés et persuadés de les suivre jusqu’en Andalousie, en nous promettant de nous bien payer. — Avez-vous entendu nommer quelqu’un d’entre eux? demanda le curé. — Non, par ma foi, répondit l’autre; ils cheminent tous en si grand silence, qu’011 dirait qu’ils en ont fait vœu. O11 n’entend rien autre chose que les soupirs et les sanglots de cette pauvre dame, que c’est à vous fendre le cœur, et nous croyons sans aucun doute qu elle va contre son gré et par violence, en quelque part qu’on la mène. Autant qu’on peut en juger par sa robe monastique, elle est reli­ gieuse, ou va bientôt le devenir, ce qui est le plus probable, et peut-être est-elle triste parce qu elle n’a pas de goût pour le couvent. — Tout cela peut bien être, » reprit le curé; et, quittant l’écurie, il revint trouver Dorothée. Celle-ci, dès qu elle eut entendu soupirer la dame voilée, émue de la compas­ sion naturelle à son sexe, s’approcha d elle et lui dit : « Qu avez-vous, madame? quel mal sentez-vous? Si c’était quelqu’un de ceux que les femmes ont l’habitude et 1 expérience de soigner, je me mets de bien grand cœur à votre service. » A tout cela, la plaintive dame se taisait et 11e répondait mot, et, bien que Dorothée renouvelât ses offres avec plus d empressement, elle continuait de garder le silence. Enfin, le cavalier masqué, auquel, d’après le dire du valet de pied, obéissaient tous les autres, revint auprès d’elle, et dit à Dorothée : « Ne perdez pas votre temps, madame , à faire des offres de service à cette femme : elle est habituée à n’avoir nulle reconnaissance de ce qu’on fait pour elle, DON QUICHOTTE. 387 et n essayez pas davantage d obtenir d’elle une réponse, à moins que vous ne vouliez entendre sortir de sa bouche un mensonge. o — Jamais je n en ai dit, s’écria vivement celle qui s’était tue jusqu’alors; au contraire, c est pour avoir été trop sincère, trop ennemie de tout artifice, que je me vois aujourd hui si cruellement malheureuse; et s’il faut en prendre quelqu’un a témoin, je veux vous choisir vous-même, puisque c’est mon pur amour de la vérité (pii vous a rendu, vous, faux et menteur. « Cardénio entendit clairement et distinctement ces propos, car il était si près de celle qui venait de parler, que la seule porte de la chambre de don Quichotte les séparait. Aussitôt jetant un cri perçant : « O mon Dieu! s’écria-t-il, que viens-je d’entendre? quelle est cette voix qui a frappé mon oreille? » A ces cris, la dame tourna la tète, pleine de surprise et de trouble ; et, ne voyant personne, elle se leva pour entrer dans la chambre voisine ; mais le cava­ lier, qui épiait ses mouvements, l’arrêta sans lui laisser faire un pas de plus. Dans son agitation, elle fit tomber le masque de taffetas qui lui cachait la figure, et découvrit une incomparable beauté, un visage céleste, bien (pie décoloré et presque hagard, car ses yeux se portaient tour à four et sans relâche sur tous les endroits où sa vue pouvait atteindre. Elle avait le regard si inquiet, si troublé, qu’elle semblait privée de raison, et ces signes de folie, quoiqu’on en ignorât la cause, excitèrent la pitié dans l ame de Dorothée et de tous ceux qui la regardaient. Le cavalier la tenait fortement des deux mains par les épaules, et, tout occupé de la retenir, il ne put relever son masque, qui se détachait et finit par tomber entiè­ rement. Levant alors les yeux, Dorothée, qui soutenait la dame dans ses bras, vit que celui qui la tenait également embrassée était son époux don Fernand. Dès qu elle l’eut reconnu, poussant du fond de ses entrailles un long et douloureux soupir, elle se laissa tomber à la renverse, complètement évanouie; et, si le bar­ bier ne se fût trouvé près d’elle pour la retenir dans ses bras, elle aurait frappé la terre. Le curé, accourant aussitôt, lui ôta son voile pour lui jeter de 1 eau sur le visage; don Fernand la reconnut alors, car c’était bien lui qui tenait 1 autre femme embrassée, et il resta comme mort à cette vue. Cependant il ne lâchait point prise, et continuait à retenir Luscinde (c’était elle qui s’efforcait de s’échapper de ses bras), laquelle avait reconnu Cardénio à ses cris, lorsqu’il la reconnaissait lui-même. Cardénio entendit aussi le gémissement (pie poussa Dorothée en tom­ bant évanouie; et, croyant que c’était sa Luscinde, il s’élança de la chambre tout hors de lui. La première chose qu’il vit fut don Fernand, qui tenait encore Luscinde embrassée. Don Fernand reconnut aussi sur-le-champ Cardénio, et tous quatre restèrent muets de surprise, ne pouvant comprendre ce qui leur arrivait. Tous se taisaient, et tous se regardaient : Dorothée avait les yeux sur don Fer­ nand, don Fernand sur Cardénio, Cardénio sur Luscinde, et Luscinde sur Cardé­ nio. La première personne (pii rompit le silence lut Luscinde, laquelle, s’adressant à don Fernand, lui parla de la sorte : 388 DON QUICHOTTE. « Laissez-moi, seigneur don Fernand, au nom de ce que vous devez à ce que vous êtes, si nul autre motif ne vous y décide ; laissez-moi retourner au chêne dont je suis le lierre, à celui duquel n ont pu me séparer vos importunités, vos menaces, vos promesses et vos dons. Voyez par quels chemins étranges, et pour nous inconnus, le ciel m'a ramenée devant mon véritable époux. Vous savez déjà, par mille épreuves pénibles, que la mort seule aurait la puissance de l’effacer de ma mémoire. Eh bien! que vos illusions si clairement détruites changent votre amour en haine, votre bienveillance en fureur. Otez-moi la vie; pourvu que je rende le dernier soupir aux veux de mon époux hien-aimé, je tiendrai ma mort pour heureuse et bien employée. Peut-être y verra-t-il la preuve de la fidélité que je lui ai gardée jusqu’au dernier souffle de ma vie. » Dorothée, cependant, ayant repris connaissance, avait entendu ces paroles de Luscinde, dont le sens lui avait fait deviner qui elle était. Voyant que don Fernand ne la laissait pas échapper de ses bras et ne répondait rien à de si tou­ chantes prières, elle fit un effort, se leva, alla se jeter à génoux devant les pieds de son séducteur, et, versant de ses beaux yeux deux ruisseaux de larmes, elle lui dit d’une voix entrecoupée : « Si les rayons de ce soleil, que tu tiens éclipsé dans tes bras, ne f ôtent plus, ô mon seigneur, la lumière des yeux, tu auras reconnu que celle qui s’agenouille à tes pieds est 1 infortunée, tant qu’il te plaira qu elle le soit, et la triste Dorothée. Oui, c est moi qui suis cette humble paysanne que, par ta bonté, ou pour ton plaisir, tu as voulu élever assez haut pour qu elle pût se dire à toi ; je suis cette jeune fdle qui passait, dans les limites de l’innocence, une vie heureuse et paisible, jusqu au moment où, à la voix de tes importunités, de tes propos d'amour, si sin­ cères en apparence, elle ouvrit les portes à toute retenue et te livra les clefs de sa liberté : présent bien mal agréé par toi, puisque tu m’as réduite à me trouver en ce lieu où tu me trouves à présent, et à t’y voir dans l’état où je te vois. Mais avant tout, je ne voudrais pas qu’il te vînt à f imagination que je suis venue ici sur les pas de mon déshonneur, tandis que je n'y ai été conduite que par ma douleur et le regret de me voir oubliée de toi. Tu as voulu que je fusse à toi, et tu l as voulu de telle sorte, qu’en dépit du désir que tu peux en avoir à présent, il ne t est plus possible de cesser d’être à moi. Prends garde, mon seigneur, (pie l’incomparable affection que je te porte peut bien compenser la beauté et la noblesse pour lesquelles tu m’abandonnes. Tu ne peux être à la belle Luscinde, puisque tu es à moi; ni elle à toi, puisqu’elle est à Cardénio. Fais-y bien atten­ tion : il te sera plus facile de te réduire à aimer celle qui t’adore que de réduire à t’aimer celle qui te déteste. Tu as surpris mon innocence, tu as triomphé de ma vertu; ma naissance t’était connue, et tu sais bien à quelles conditions je me suis livrée à tes vœux; il ne te reste donc aucune issue, aucun moyen d invoquer l’erreur et de te prétendre abusé. S’il en est ainsi, et si tu n’es pas moins chrétien que gentilhomme, pourquoi cherches-tu tant de détours pour éviter de me rendre aussi heureuse à la fin que tu l’avais fait au commencement? Si tu ne veux pas de DON QUICHOTTE. 389 moi pour ce que je suis, ta véritable et légitime épouse, prends-moi du moins pour ton esclave ; pourvu que je sois en ton pouvoir, je me tiendrai pour heureuse et bien récompensée. Ne permets pas, en m abandonnant, que mon honneur périsse sous d injurieux propos; 11e donne pas une si triste vieillesse à mes parents, car ce n est pas ce que méritent les loyaux services qu’en bons vassaux ils ont toujours rendus aux tiens. S il te semble que tu vas avilir ton sang en le mêlant au mien, considère qu il y a peu de noblesses au monde qui n’aient passé par ce chemin, et que ce n est pas celle des femmes qui sert à relever les illustres races. Et d ailleurs, c’est dans la vertu que consiste la vraie noblesse ; si celle-là vient à te manquer, par ton refus de me rendre ce qui m’appartient, je resterai plus noble que toi. Enfin, seigneur, ce qui me reste à te dire, c’est que, bon gré, mal gré, je suis ton épouse. J ’en ai pour garant tes paroles, qui ne peuvent être menteuses, si tu te vantes encore de ce pour quoi tu me méprises, la signature que tu m’as donnée, le ciel que tu as pris à témoin de tes promesses; et quand même tout cela me manquerait, ce qui ne me manquera pas, c’est ta propre conscience, (pii élèvera ses cris silencieux au milieu de tes coupables joies, qui prendra la défense de cette vérité que je proclame, et troublera désormais toutes tes jouissances. » Ces paroles, et d’autres encore, la plaintive Dorothée les prononça d’un ton si touchant, et en versant tant de larmes, que tous ceux qui étaient présents à cette scène, même les cavaliers de la suite de Fernand, sentirent aussi se mouiller leurs yeux. Don Fernand l’écouta sans répondre un seul mot, jusqu’à ce qu elle eut fini de parler, et que sa voix fut étouffée par tant de soupirs et de sanglots, qu’il aurait fallu avoir un cœur de bronze pour n être point attendri des témoi­ gnages d’une si profonde douleur. Luscinde aussi la regardait, non moins touchée de son affliction qu’étonnée de son esprit et de sa beauté. Elle aurait voulu s’ap­ procher • d’elle et lui dire quelques paroles de consolation; mais les bras de don Fernand la retenaient encore. Celui-ci, plein de trouble et de confusion, après avoir quelque temps fixé ses regards en silence sur Dorothée, ouvrit enfin les bras, et rendant la liberté à Luscinde : « Tu as vaincu, s’écria-t-il, belle Dorothée, tu as vaincu! Comment aurait-on le courage de résister à tant de vérités réunies ? »O Encore mal remise de son évanouissement, Luscinde ne se fut pas plutôt dé­ gagée, qu elle défaillit et fut sur le point de tomber à terre ; mais près d’elle était Cardénio, qui se tenait derrière don Fernand pour 11’être pas reconnu de lui. Oubliant toute crainte, et se hasardant à tout risque, il s’élança pour soutenir Luscinde ; et la recevant dans ses bras : « Si le ciel miséricordieux, lui dit-il, permet que tu retrouves quelque repos, belle, constante et loyale dame, nulle part tu ne l'auras plus sur et plus tranquille que dans les bras qui te reçoivent aujourd’hui et qui te reçurent dans un autre temps, alors que la fortune me permettait de te croire à moi. » A ces mots, Luscinde jeta les yeux sur Cardénio ; elle avait commencé à le reconnaître par la voix ; par la vue elle s’assura que c’était bien lui. Hors 390 DON QUICHOTTE. d’elle-même, et foulant aux pieds toute convenance, elle jeta ses deux bras au cou de Cardénio; et, collant son visage au sien : « C’est vous, mon seigneur, s’écria-t-elle ; oh! oui, c’est bien vous qui êtes le véritable maître de eette esclave qui vous appartient, en dépit du destin con­ traire, en dépit des menaces faites à une vie qui dépend de la vôtre. » Ce fut un spectacle étrange pour don Fernand, et pour tous les assistants, qu’étonnait un événement si nouveau. Dorothée s’aperçut que don Fernand chan­ geait de couleur et qu’il semblait vouloir tirer vengeance de Cardénio, car elle lui vit avancer la main vers la garde de son épée. Aussitôt, rapide comme l’éclair, elle se jeta à ses genoux, les embrassa, les couvrit de baisers et de pleurs, et, le tenant si étroitement serré qu elle ne le laissait pas mouvoir : « Que penses-tu faire, lui disait-elle, ô mon unique refuge, dans cette ren­ contre inattendue? Tu as à tes pieds ton épouse, et celle que tu veux qui le soit est dans les bras de son mari. Vois : te sera-t-il possible de défaire ce que le ciel a fait? Ne vaut-il pas mieux que tu consentes à élever jusqu’à la rendre ton égale celle qui, malgré tant d obstacles, et soutenue par sa constance, a les yeux sur tes veux, et baigne de larmes amoureuses le visage de son véritable époux? Je t’en conjure, au nom de ce qu’est Dieu, au nom de ce que tu es toi-même, que cette vue, qui te désabuse, n’excite point ta colère; qu’elle la calme au contraire à tel point, que tu laisses ces deux amants jouir en paix de leur bonheur, tout le temps que leur en accordera le ciel. Tu montreras ainsi la générosité de ton noble cœur, et le monde verra que la raison a sur toi plus d’empire que tes passions. » Tandis que Dorothée parlait ainsi, Cardénio, sans cesser de tenir Luscinde étroitement embrassée, ne quittait pas Fernand des yeux, bien résolu, s’il lui voyait faire quelque geste menaçant, à se défendre de son mieux contre lui et contre tous ceux qui voudraient l’attaquer, dût-il lui en coûter la vie. Mais, en ce même instant, les amis de don Fernand accoururent d’un côté ; de l’autre, le curé et le barbier, qui s étaient trouvés présents à toute la scène, sans qu i! y manquât le bon Sancho Panza : tous entouraient don Fernand, le suppliant de prendre pitié des larmes de Dorothée, et de ne point permettre, si, comme ils en étaient con­ vaincus, elle avait dit la vérité, que ses justes espérances fussent déçues. « Considérez, seigneur, ajouta le curé, que ce n’est point le hasard, ainsi que cela paraît être, mais une disposition particulière de la Providence, (pii vous a tous réunis dans un endroit oû, certes, chacun de vous y pensait le moins ; con­ sidérez que la mort seule peut enlever Luscinde à Cardénio, et que, dût-on les séparer avec le tranchant d’une épée, la mort leur semblerait douce en mourant ensemble. Dans les cas désespérés, irrémédiables, c’est le comble de la raison de se vaincre soi-même, et de montrer un cœur généreux. Permettez donc, par votre propre volonté, (pie ces deux époux jouissent d’un bonheur que le ciel leur accorde déjà. D ailleurs, jetez aussi les yeux sur la beauté de Dorothée; voyez-vous beau­ coup de femmes (pii puissent, non la surpasser en attraits, mais seulement l’égaler? A sa beauté se joignent encore son humilité touchante et l’extrême amour qu elle JE L 'E N L E V A I P A R F O R G E , S A N S J-U I D O N N E R L E T E M P S D 'A P P E L E R A U S E C O U R S . DON QUICHOTTE. 393 vous porte. Enfin, considérez surtout que, si vous vous piquez d’être gentilhomme et chrétien, vous ne pouvez fuire autre chose que tenir la parole engagée. C est ainsi (pie vous apaiserez Dieu et que vous satisferez les gens éclairés, qui savent très- bien reconnaître que c est une prérogative de la beauté, lorsque la vertu l’accom­ pagne, de pouvoir s élever au niveau de toute noblesse, sans faire déroger celui qui l elève a sa hauteur, et qui savent aussi qu’en cédant à l’empire de la passion, lorsqu on 11e pèche point pour la satisfaire, on demeure à l’abri de tout reproche. » A ces raisons, chacun ajouta la sienne, si bien que le noble cœur de don Eernand, où battait enfin un sang illustre, se calma, s’attendrit, et se laissa vaincre par la puissance de la vérité. Pour témoigner qu il s’était rendu et qu’il cédait aux bons avis, il se baissa, prit Dorothée dans ses liras, et lui dit : « Levez-vous, madame; il 11’est pas juste que je laisse agenouiller à mes pieds celle que je porte en mon âme; et si, jusqu’à présent, je ne vous ai pas prouvé ce que je viens de dire, c’est peut-être par un ordre exprès du ciel, qui a voulu qu’en voyant avec quelle constance vous m’aimiez, je susse vous estimer autant que vous en êtes digne. Je vous demande une chose : c’est de ne pas me reprocher 1 abandon et 1 oubli dont vous avez été victime ; car la même force qui me contraignit à faire en sorte que vous fussiez à moi, m’a poussé ensuite à tâcher de n’être plus à vous. Si vous en doutez, tournez les yeux et regardez ceux de Luscinde, maintenant satisfaite; vous y trouverez l’excuse de toutes mes fautes. Puisqu’elle a trouvé ce quelle désirait, et moi ce qui m’appartient, quelle vive, tranquille et contente, de longues années avec son Cardénio ; moi, je prierai le ciel à genoux qu’il m’en laisse vivre autant avec ma Dorothée. » En disant ces mots, il la serra de nouveau dans ses bras, et joignit son visage au sien avec un si tendre transport, qu’il lui fallut se faire violence pour que les larmes ne vinssent pas aussi donner leur témoignage de son amour et de son repentir. Luscinde et Cardénio 11e retinrent point les leurs, non plus que ceux qui se trouvaient présents, et tout le monde se mit si bien à pleurer, les uns de leur propre joie, les autres de la joie d’autrui, qu’on aurait dit que quelque grave et subit accident les avait tous frappés. Sancho lui-même fondait en larmes, mais il avoua depuis qu’il n’avait pleuré que parce que Dorothée n’était pas, comme il l avait cru, la reine Micomicona, de laquelle il attendait tant de faveurs. Pendant quelque temps, les pleurs durèrent, ainsi que la surprise et l’admira­ tion. Enfin Luscinde et Cardénio allèrent se jeter aux genoux de don Fernand, et lui rendirent grâce de la faveur qu’il leur accordait, en termes si touchants, que don Fernand ne savait que répondre, et que, les ayant fait relever, il les embrassa avec les plus vifs témoignages de courtoisie et d affection. Ensuite il pria Dorothée de lui dire comment elle était venue en un endroit si éloigné de son pays natal. Dorothée lui conta, en termes succincts et élégants, tout ce quelle avait précédemment raconté à Cardénio; et don Fernand, ainsi que les cavaliers qui raccompagnaient, furent si charmés de son récit, qu’ils auraient voulu qu’il durât davantage, tant la belle paysanne avait de grâce à conter ses 1 — 50 394 DON QUICHOTTE. infortunes. Dès qu elle eut fini, don Fernand raconta à son tour ce qui lui était arrivé dans la ville après avoir trouvé sur le sein de Luscinde le papier où elle déclarait qu’elle était l’épouse de Cardénio et ne pouvait être la sienne. « Je voulus la tuer, dit-il, et je l’aurais fait si ses parents ne m eussent retenu; alors je quittai sa maison, confus et courroucé, avec le dessein de me venger dune manière éclatante. Ee lendemain, j’appris que Luscinde s’était échappée de chez ses parents, sans que personne put dire ou elle était allée. Enfin, au hout de plusieurs mois, je sus qu elle s’était retirée dans un couvent, témoignant la volonté d’y rester toute sa vie , si elle ne pouvait la passer avec Cardénio. Dès , que je sus cela, je choisis pour m accompagner ces trois gentils­ hommes, et je me rendis au monastère ou elle s’était réfugiée. Sans vouloir lui parler, dans la crainte que, sachant mon arrivée, on ne fit bonne garde au cou­ vent, j attendis qu’un jour le parloir fût ouvert; alors, laissant deux de mes compagnons garder la porte, j ’entrai avec F autre pour chercher Luscinde dans la maison. Nous la trouvâmes au cloître, causant avec une religieuse, et, l’enlevant par force, sans lui donner le temps d’appeler au secours, nous la conduisîmes au premier village où nous pûmes nous munir de ce qui était nécessaire pour l’emmener. Tout cela s’était fait aisément, le couvent étant isolé au milieu de la campagne et loin des habitations. Quand Luscinde se vit en mon pouvoir, elle perdit d’abord connaissance; et depuis quelle fut revenue de cet évanouissement, elle n’a fait autre chose que verser des larmes et pousser des soupirs, sans vouloir prononcer un mot. C’est ainsi, dans le silence et les larmes, (pie nous sommes arrivés à cette hôtellerie, (pii est pour moi comme si je fusse arrivé au ciel, où se terminent et s oublient toutes les disgrâces de la terre. » CHAPITRE XXXVII. OÙ SE POURSUIT L ’ HISTOIRE DE LA. FAMEUSE INFANTE MIGjO.MICONA, AVEC D’AUTRES GRACIEUSES AVENTURES . Sanclio écoutait tous ces propos, non sans avoir l ame navrée, car il voyait s’en aller en fumée les espérances de sa dignité, depuis que la charmante prin­ cesse Micomicona s’était changée en Dorothée et le géant Pantafîlando en don Fernand ; et cela, tandis que son maître dormait comme un bienheureux, sans se douter de tout ce qui se passait. Dorothée ne pouvait se persuader que son bonheur ne fut pas un songe ; Cardénio avait la même pensée, que Luscinde par­ tageait aussi. Pour don Fernand, il rendait grâce au ciel de la faveur qu’il lui avait faite, en le tirant de ce labyrinthe inextricable, ou il courait si grand risque de son honneur et de son salut. Finalement, tous ceux qui se trouvaient dans l’hôtellerie faisaient éclater leur joie de l’heureux dénoûment qu’avaient eu à la fois tant d’aventures enlacées ensemble, et qui paraissaient désespérées. Le curé, en homme d’esprit, faisait ressortir ce miraculeux enchaînement, et félicitait chacun de la part qu’il avait acquise dans ce bonheur général. Mais c'était encore 1 hô­ tesse qui se réjouissait le plus haut, à cause de la promesse que lui avaient faite 390 DON QUICHOTTE. le curé et Cardénio de lui payer tous les dommages et intérêts auxquels don Quichotte lui avait donné droit. Seul, connue on l a dit, Sanclio s’affligeait ; seid il était triste et désolé. Aussi, avec un visage long d’une aune, il entra près de son maître, qui venait enfin de s’éveiller, et lui dit : « Votre Grâce, seigneur Triste-Figure, peut bien dormir tant qu’il lui plaira, sans se mettre en peine de tuer le géant, ni de rendre à la princesse son royaume, car tout est fait et conclu. — Je le crois pardieu bien, répondit don Quichotte, puisque j ’ai livré au géant la plus démesurée et la plus épouvantable bataille que je pense jamais avoir à soutenir en tous les jours de ma vie ; et d’un revers, crac, je lui ai fait voler la tête, et le sang a jailli en telle abondance, que des ruisseaux en coulaient par terre comme si c’eût été de l’eau. — Vous feriez mieux de dire comme si c’eût été du vin, repartit Sanclio; car il faut que Votre Grâce apprenne, si elle ne le sait pas encore, que le géant mort est une outre crevée, que le sang répandu sont les trente pintes de vin rouge qu elle avait dans le ventre, et que la tête coupée est la gueuse qui m’a mis au monde; et maintenant, que la machine s’en aille à tous les diables! — Que dis-tu là, fou! s’écria don Quichotte; as-tu perdu l’esprit? — Levez-vous, seigneur, répondit Sanclio, vous verrez la belle besogne que vous avez faite, et que nous avons à payer. Et vous verrez aussi la reine Micomi- cona changée en une simple dame qui s’appelle Dorothée, et d’autres aventures encore qui vous étonneront, si vous y comprenez quelque chose. — Rien de cela ne m étonnerait, reprit don Quichotte; car, si tu as bonne mémoire, l’autre fois que nous nous sommes arrêtés dans ce logis, ne t’ai-je pas dit que tout ce qui s’y passait était chose de magie et d’enchantement? Il ne se­ rait pas étonnant qu’il en fût de même cette fois. — Je pourrais croire à tout cela, répondit Sanclio, si ma berne avait été de la même espèce ; mais elle fut, par ma loi, bien réelle et bien véritable. J ’ai vu, de mes deux yeux, que l’hôtelier, le même qui est là au jour d’aujourd'hui, tenait un coin de la couverture, et qu’il me faisait sauter vers le ciel, riant et se gaus­ sant de moi, avec autant de gaieté que de vigueur. Et je m’imagine, tout simple et pécheur que je suis, qu’où 1 on reconnaît les gens il n’y a pas plus d’enchantement que sur ma main, mais seulement des coups à recevoir et des marques à garder. — Allons, mon enfant, dit don Quichotte, Dieu saura bien \ remédier; mais donne que je m’habille, et laisse-moi sortir d’ici pour aller voir ces aven­ tures et ces transformations dont tu parles. » Sanclio lui donna ses habits, et pendant qu’il lui aidait à les mettre, le curé conta à don Fernand et à ses compagnons les folies de don Quichotte, ainsi que la ruse qu’on avait employée pour le tirer de la Roche-Pauvre, ou il s’imaginait avoir été conduit par les rigueurs de sa dame. Il leur conta aussi presque toutes les aventures qu’il avait apprises de Sanclio, ce qui les surprit et les amusa beau­ DON QUICHOTTE. 3 9 7 coup, cai il leur sembla, comme il semblait à tout le monde, que c’était la plus étrange espèce de folie qui put entrer dans une cervelle dérangée. Le curé ajouta que 1 heureuse métamorphosé de la princesse ne permettant plus de mener à bout leur dessein, il fallait chercher et inventer quelque autre artifice pour pouvoir ramener don Quichotte jusque chez lui. Cardénio s’offrit à continuer la pièce commencée, dans laquelle Luscinde pourrait convenablement jouer le personnage de Dorothée. « Non, non, s écria don Fernand, il n’en sera point ainsi ; je veux que Dorothée continue son rôle, et, si le pays de ce bon gentilhomme n’est pas trop loin, je serai ravi de servir à sa guérison. — Il n y a pas d ici plus de deux journées de marche, dit le curé. — Quand même il y en aurait davantage, reprit don Fernand, je les ferais volontiers en échange de cette bonne œuvre. » En cet instant, don Quichotte parut armé de toutes pièces, I armet de Mam- brin sur sa tète, bien que tout bossué, sa rondache au bras, et dans la main sa pique de messier. Cette étrange apparition frappa de surprise don Fernand et tous les nouveaux venus. Ils regardaient avec étonnement ce visage d’une demi-lieue de long, sec et jaune, l’assemblage de ces armes dépareillées, cette contenance calme et fière, et ils attendaient en silence ce qu’il allait leur dire. Don Qui­ chotte, d’un air grave et d’une voix lente, fixant les yeux sur Dorothée, lui parla de la sorte : « Je viens d’apprendre, belle et noble dame, par mon écuyer ici présent, que "N otre Grandeur s’est annihilée, que votre être s’est anéanti, puisque, de reine et grande dame que vous aviez coutume d’être, vous vous êtes changée en une simple damoiselle. Si cela s’est fait par ordre du roi nécromant votre père, dans la crainte que je ne vous donnasse pas l’assistance convenable, je dis qu’il n’a jamais su et ne sait pas encore la moitié de la messe, et qu’il fut peu versé dans la connaissance des histoires de chevalerie : car, s’il les avait lues et relues avec autant d attention et aussi souvent que j ’ai eu le soin de les lire et de les relire, il aurait vu, à chaque pas, comment les chevaliers d’un renom moindre que le mien avaient mis fin à des entreprises plus difficiles. Ce n’est pas grand’chose, en effet, que de tuer un petit bout de géant, quelque arrogant qu’il soit; il n’y a pas bien des heures que je me suis vu tête à tête avec lui, et__Je ne veux rien dire de plus, pour qu’on ne dise pas que j’en ai menti; mais le temps, qui découvre toutes choses, le dira pour moi, quand nous y penserons le moins. — C’est avec deux outres, et non un géant, que vous vous êtes vu tête à tète, » s’écria l’hôtelier, auquel don Fernand ordonna aussitôt de se taire et de ne plus interrompre le discours de don Quichotte. « Je dis enfin, dit-il, haute dame déshéritée, que si c’est pour une telle raison que votre père a fait cette métamorphose en votre personne, vous ne de­ vez lui prêter aucune croyance, car il n’y a nul péril sur la terre à travers lequel cette épée ne s’ouvre un chemin, cette épée qui, mettant à vos pieds 398 DON QUICHOTTE. la tète de votre ennemi, vous remettra en même temps votre couronne sur la tête. » Don Quichotte n’en dit pas davantage, et attendit la réponse de la princesse. Dorothée, qui savait la résolution qu’avait prise don Fernand de continuer la ruse jusqu’à ce qu’on eût ramené don Quichotte dans son pays, lui répondit avec beaucoup d aisance, et non moins de gravité : « Qui que ce soit, valeureux chevalier de la Triste-Figure, qui vous ait dit que j ’avais changé d être, ne vous a pas dit la vérité; car ce que j’étais hier, je le suis encore aujourd’hui. Il est vrai que quelque changement s’est fait en moi, à la faveur de certains événements d heureuse conjoncture, qui m’ont donné tout le bonheur que je pouvais souhaiter. Mais, toutefois, je n’ai pas cessé d’étre celle que j ’étais auparavant, ni d’avoir la pensée que j ’ai toujours eue de recourir à la valeur de votre invincible bras. Ainsi donc, mon seigneur, ayez la bonté de faire réparation d honneur au père qui m’engendra, et tenez-le désormais pour un homme prudent et avisé, puisqu’il a trouvé, par sa science, un moyen si facile et si sûr de remédier à mes malheurs; car je crois, en vérité, seigneur, qu’à moins d’avoir fait votre rencontre, jamais je n’aurais atteint le bonheur où je suis parvenue. Je dis si vrai, que je prends à témoin de mes pa­ roles la plupart des seigneurs que voici présents. Ce qui reste à faire, c’est de nous mettre en route demain matin : aujourd’hui l’étape serait trop courte, et, pour f heureuse issue de l’entreprise, je F abandonne à Dieu et à la vaillance de votre noble cœur. « La gentille Dorothée cessa de parler, et don Quichotte, se tournant vers Sancho avec un visage courroucé : « Maintenant, mon petit Sancho, lui dit-il, j ’affirme que vous êtes le plus grand maraud qu’il y ait dans toute l’Espagne. Dis-moi, larron vagabond, ne viens-tu pas de me dire que cette princesse s’était changée en une damoiselle du nom de Dorothée, et que la tête que j imagine bien avoir coupée au géant était la gueuse qui t’a mis au monde, avec cent autres extravagances qui m'ont jeté dans la plus horrible confusion où je me sois vu en tous les jours de ma vie? Par le Dieu!... (et il regardait le ciel en grinçant des dents) je ne sais qui me tient de faire sur toi un tel ravage que le souvenir en mette du plomb dans la tète à tout autant d’écuyers menteurs qu’il y en aura désormais par le monde au service des chevaliers errants. — Que ̂otre Grâce s’apaise, mon cher seigneur, répondit Sancho; il se pour­ rait bien que je me lusse trompé quant à ce qui regarde la transformation de ma­ dame la princesse Micomicona; mais quant à ce qui regarde la tète du géant, ou plutôt la décollation des outres, et à dire que le sang était du vin rouge, oh ! vive Dieu ! je ne me trompe pas, car les peaux de bouc sont encore au chevet de votre lit, percées de part en part, et la chambre est un lac de vin. Sinon, vous le verrez quand il faudra faire IFire les œufs, je veux dire quand Sa Grâce le seigneur hôtelier viendra vous demander le payement de tout le dégât. Du reste, je me DON QUICHOTTE. 399 réjouis au fond de lame de ee que madame la reine soit restée ce qu elle était; car j ai ma part du profit comme chaque enfant de la commune. Eh bien! Sancho, reprit don Quichotte, je dis seulement que tu es un imbécile : pardonne-moi et n’en parlons plus. Test cela, .s écria don Fernand; qu’il n’en soit plus question ; et, puisque madame la princesse veut qu on ne se mette en marche que demain, parce qu il est trop tard aujourd hui, faisons ce qu’elle ordonne. Nous pourrons passer la nuit en agréable conversation, jusqu’à 1 arrivée du jour. Alors nous accompagnerons tous le seigneur don Quichotte, parce que nous voulons être témoins des exploits inouïs qu accomplira sa valeur dans le cours de cette grande entreprise dont il a bien voulu prendre le fardeau. — C’est moi qui dois vous accompagner et vous servir, répondit don Qui­ chotte ; et je suis très-sensible à la grâce qui m’est faite, et très-obligé de la bonne opinion qu’on a de moi, laquelle je m’efforcerai de 11e pas démentir, dut-il ni en coûter la vie, et plus encore, s’il est possible. » Don Quichotte et don Fernand continuaient à échanger des politesses et des offres de service, lorsqu’ils furent interrompus par l’arrivée d’un voyageur qui entra tout à coup dans 1 hôtellerie, et dont la vue fit taire tout le monde. Son costume annonçait un chrétien nouvellement revenu du pays des Mores. Il portait un justaucorps de drap bleu, avec des pans très-courts et des demi-manches, mais sans collet ; les hauts-de-chausse étaient également de drap bleu, et le bonnet de la même étoffe. Il portait aussi des brodequins jaunes, et un cimeterre moresque pendu à un baudrier de cuir qui lui passait sur la poitrine. Derrière lui entra, assise sur un âne, une femme vêtue à la moresque, le visage voilé, et la tète en­ veloppée d’une large coiffe. Elle portait, par-dessous, une petite toque de brocart, et une longue robe arabe la couvrait des épaules jusqu’aux pieds. L’homme était d’une taille robuste et bien prise ; son âge semblait dépasser un peu quarante ans ; il avait le visage brun, la moustache longue et la barbe élégamment disposée. E11 somme, il montrait dans toute sa tenue qu’avec de meilleurs vêtements 011 l’eût pris pour un homme de qualité. Il demanda, en entrant, une chambre particu­ lière, et parut fort contrarié quand on lui dit qu’il n’en restait aucune dans 1 hô­ tellerie. S’approchant néanmoins de celle (pii semblait à son costume une femme arabe, il la prit dans ses bras, et la mit à terre. Aussitôt Luscinde, Dorothée, 1 hôtesse, sa fille et Maritornes, attirées par ce nouveau costume qu elles 11 avaient jamais vu, entourèrent la Moresque; et Dorothée, qui était toujours accorte et prévenante, s’apercevant qu elle semblait partager le déplaisir qu’avait son compa­ gnon de ne point trouver une chambre, lui dit avec bonté : « Ne vous affligez point, madame, du peu de commodité qu offre cette mai­ son : c’est le propre des hôtelleries de n’en avoir aucune. Mais, cependant, s’il vous plaisait de partager notre gite (montrant du doigt Luscinde), peut-être que, dans le cours de votre voyage, vous n'auriez pas souvent trouvé meilleur accueil. « L’étrangère, toujours voilée, 11e répondit rien ; mais elle se leva du siégé où 400 DON QUICHOTTE. on l’avait assise, et, croisant ses deux mains sur sa poitrine, elle baissa la tête et plia le corps, en signe de remerciment. Son silence acheva de faire croire qu’elle était Moresque, et qu elle ne savait pas la langue des chrétiens. En ce moment revint le captif, qui s’était jusqu’alors occupé d’autres choses. A oyant que toutes ces femmes entouraient celle qu’il avait amenée avec lui, et que celle-ci ne répon­ dait mot à tout ce (pi on lui disait : « Mesdames, leur dit-il, cette jeune fdle entend à peine notre langue, et ne sait parler que celle de son pays : c’est pour cela qu’elle n’a pas pu répondre à ce que vous lui avez demandé. — Nous ne lui demandons rien autre chose, répondit Luscinde, que de vouloir bien accepter notre compagnie pour cette nuit, et de partager la chambre où nous la passerons. Elle y sera reçue aussi bien (pie le permet un tel lieu, et avec tous les égards qu’on doit à des étrangers, surtout lorsque c’est une femme qui en est l’objet. — Pour elle et pour moi, madame, répliqua le captif, je vous baise les mains, et j'estime à son prix la faveur que vous m’offrez; dans une telle occasion, et de personnes telles (pie vous, elle ne peut manquer d’être grande. — Dites-moi, seigneur, interrompit Dorothée, cette dame est-elle chrétienne ou musulmane ? Son costume et son silence nous font penser qu elle est ce que nous ne voudrions pas qu elle fût. — Par le costume et par le corps, répondit le captif, elle est musulmane ; mais dans l’âme elle est grandement chrétienne, car elle a grand désir de l’être. — Elle n’est donc pas baptisée? reprit Luscinde. — Pas encore, répliqua le captif; elle n’a pas eu l’occasion de l’être depuis notre départ d’Alger, sa patrie ; et jusqu’à présent elle 11e s est pas trouvée en péril de mort si imminent qu’il ait fallu la baptiser avant qu elle eût appris les cérémonies qu’exige notre sainte mère l’Eglise. Mais Dieu permettra qu elle soit bientôt baptisée avec toute la décence que mérite la qualité de sa personne, plus grande que ne l’annoncent son costume et le mien. « Ces propos donnèrent à tous ceux qui les avaient entendus le désir de savoir qui étaient la Moresque et le captif; mais personne n’osa le demander pour 1 instant, voyant bien qu’il était plus opportun de leur procurer du repos (pie de les questionner sur leur histoire. Dorothée prit l’étrangère par la main, et, la faisant asseoir auprès d’elle, elle la pria d oter son voile. Celle-ci regarda le captif, comme pour lui demander ce qu’on venait de lui dire et ce qu’il fallait faire. Il répondit en langue arabe qu’on la priait d oter son voile, et qu’elle ferait bien d’obéir. Aussitôt elle le détacha, et découvrit un visage si ravissant, que Dorothée la trouva plus belle que Luscinde, et Luscinde plus belle que Dorothée ; et tous les assistants convinrent que, si quelque femme pouvait égaler l’une et l’autre par ses attraits, c’était la Moresque ; il y en eut même qui lui donnèrent sur quelques points la préférence. Et, comme la beauté a toujours le privilège de se concilier les esprits et de s’attirer les sympathies, tout le monde s’empressa de servir et de DON QUICHOTTE. 401 fêter la belle1 Arabe. Don Fernand demanda au captif comment elle s’appelait, et il répondit . Lella Zoraïda1 ; mais, dès quelle entendit son nom, elle comprit ce qu avait demandé le chrétien, et s écria sur-le-champ, pleine à la fois de dépit et de grâce : A o , no, A ondula y D iana, Diana, voulant faire entendre quelle s appe­ lait Marie, et non Xoraide. Ces paroles, et I accent pénétré avec lequel la Moresque les prononça, firent répandre plus d une larme à quelques-uns de ceux qui l’écou- taient, surtout parmi les femmes, qui sont de leur nature plus tendres et plus compatissantes, Luscinde l’embrassa avec transport, en lui disant : « Oui, oui, Marie, Marie; » et la Moresque répondit : Si, si, Maria. Zoraida macangé2; c est- à-dire plus de Zoraïde. Cependant la nuit approchait, et, sur l’ordre des compagnons de don Fer­ nand, l hôtelier avait mis tous ses soins et toute sa diligence à préparer le souper de ses hôtes le mieux qu’il lui fut possible. L heure venue, ils s’assirent tous alentour d une longue table étroite, faite comme pour un réfectoire, car il n’y en avait ni ronde ni carrée dans toute la maison. On offrit le haut bout à don Quichotte, qui essaya vainement de refuser cet honneur, et voulut qu on mit à ses côtés la princesse Micomicona, puisqu’il était son chevalier gardien. Ensuite s assi­ rent Luscinde et Zoraïde, et, en face d’elles, don Fernand et Cardénio ; au-dessous d’eux, le captif et les autres gentilshommes ; puis, à la suite des dames, le curé et le barbier. Ils soupèrent ainsi avec appétit et gaieté, et leur joie s’accrut quand ils virent que don Quichotte, cessant de manger, et poussé du même esprit qui lui fit autrefois adresser aux chevriers un si long discours, s’apprêtait à parler : « En vérité, dit-il, mes seigneurs, il faut convenir que ceux qui ont fait profes­ sion dans l’ordre de la chevalerie errante voient des choses étranges, merveilleuses, inouïes. Sinon, dites-moi, -quel être vivant y a-t-il au monde, qui, entrant à l’heure qu’il est par la porte de ce château, et nous voyant attablés de la sorte, pourrait juger et croire que nous sommes qui nous sommes? Qui dirait que cette dame assise à mes côtés est la grande reine que nous connaissons tous, et que je suis ce chevalier de la Triste-Figure, dont la bouche de la Renommée répand le nom sur la terre? A présent, il n’en faut plus douter, cet exercice, ou plutôt cette profession surpasse toutes celles qu’ont jamais inventées les hommes, et il faut lui porter d’autant plus d’estime qu’elle est sujette à plus de dangers. Qu’on ôte de ma présence ceux qui prétendraient que les lettres l emportent sur les armes; car je leur dirais, quels qu’ils fussent, qu’ils ne savent ce qu’ils disent'. En effet, la raison que ces gens ont coutume de donner, et dont ils ne sortent jamais, c’est que les travaux de l’esprit surpassent ceux du corps, et que, dans les armes, le corps seul fonctionne : comme si cet exercice était un vrai métier de portefaix qui n’exigeât que de bonnes épaules; ou comme si, dans ce que nous appelons les armes, nous dont c’est la profession, n’étaient pas comprises les actions de l’art militaire, lesquelles demandent la plus haute intelligence; ou comme si le guerrier qui commande une armée en campagne, et celui qui défend une place assiégée, ne travaillaient point de l’esprit comme du corps. Est-ce, par i — si 402 DON QUICHOTTE. hasard, avec les forces corporelles qu’on parvient à pénétrer les intentions de l’ennemi, à deviner ses projets, ses stratagèmes, ses embarras, à prévenir le mal qu’on redoute, toutes choses qui sont du ressort de l’entendement, et où le corps n’a, certes, rien à voir? Maintenant, s'il .est vrai (pie les armes exigent, comme les lettres, la coopération de l’esprit, voyons lequel des deux esprits a le plus à faire, celui de l’homme de lettres, ou celui de l’homme de guerre. Cela sera facile à connaître par la fin et le but que se proposent l’un et lautre, car l’in­ tention qui se doit le plus estimer est celle qui a le plus noble objet. La fin et le but des lettres je ne parle point à présent des lettres divines, dont la mission est de conduire et d’acheminer les âmes au ciel; car, à une fin sans fin comme celle-là, nulle autre ne peut se comparer; je parle des lettres humaines4), c’est, dis-je, de faire triompher la justice distributive, de rendre à chacun ce qui lui appartient, d’appliquer et de faire observer les bonnes lois. Cette fin, assurément, est grande, généreuse et digne déloge; mais non pas autant, toutefois, que celle des armes, lesquelles ont pour objet et pour but la paix, c’est-à-dire le plus grand bien que puissent désirer les hommes en cette vie. Ainsi, les premières bonnes nouvelles que reçut le monde furent celles que donnèrent les anges, dans cette nuit qui devint notre jour, lorsqu’ils chantaient au milieu des airs : Gloire soit a Dieu dans les hauteurs célestes, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté! De même, le meilleur salut qu enseigna à ses disciples bien-aimés le plus grand maître de la terre et du ciel, ce fut de dire, lorsqu’ils entreraient chez quelqu’un : Que la pa ix soit en cette maison! Et maintes fois encore il leur a dit : J e vous donne ma p a ix , j e vous laisse ma p a ix , que la p a ix soit avec vous5, comme le plus précieux bijou que put donner et laisser une telle main, bijou sans lequel, ni sur la terre, ni dans le ciel, il ne peut exister aucun bonheur. Or, cette paix est la véritable fin de la guerre, et la guerre est la même chose que les armes. Une fois cette vérité admise, que la fin de la guerre c’est la paix, et qu’en cela elle l’emporte sur la fin des lettres, venons maintenant aux travaux de corps du lettré et à ceux de l’homme qui fait profession des armes, et voyons quels sont les plus rudes. » Don Quichotte poursuivait son discours avec tant de méthode et en si bons termes, qu il forçait alors tous ceux qui F entendaient à ne plus le prendre pour un fou; au contraire, comme ils étaient, pour la plupart, des gentilshommes destinés par leur naissance à l’état des armes, ils l’écoutaient avec beaucoup de plaisir. « Je dis donc, continua-t-il, que voici les travaux et les peines de l étudiant6 : d’abord, et par-dessus tout, la pauvreté, non pas que tous les étudiants soient pauvres, mais pour prendre leur condition dans tout ce qu elle a de pire. Quand j ’ai dit que l’étudiant souffre la pauvreté, il me semble que je n’ai rien de plus à dire de son triste sort : car qui est pauvre n’a rien de bon au monde. Cette pauvreté, il la souffre quelquefois par parties; tantôt c’est la faim, tantôt le froid, tantôt la nudité, quelquefois aussi ces trois choses à la fois. Cependant il n’est DON QUICHOTTE. 403 jamais si pauvre (juil ne trouve à la fin quelque chose à manger, bien que ee soit un peu plus tard que 1 heure; bien que ee ne soient que les restes des riches; et c’est là la plus grande misère de 1 étudiant, ce qu’ils appellent entre eux aller a la soupe1. D une autre part, ils ne manquent pas de quelque cheminée de cuisine, de quelque brasero dans la chambre d’autrui, où ils puissent, sinon se réchauffer, au moins se dégourdir un peu ; et enfin, la nuit venue, ils dorment tous sous des toits de maisons. Je ne veux pas descendre jusqu’à d’autres menus détails, à savoir, le manque de chemises et la non-abondance de souliers, la vétusté et la maigreur de 1 habit, et ce goût pour s’empiffrer jusqu’à la gorge quand la bonne fortune leur envoie quelque banquet. C’est par ce chemin que je viens de peindre, âpre et difficile, qu’en bronchant par-ci et tombant par-là, se relevant d’un côté pour retomber de l’autre, ils arrivent aux degrés qu ils ambitionnent. I ne lois ce but atteint, nous en avons vu beaucoup qui, après avoir passé à travers ces écueils, entre ces Charybde et ces Scylla, arrivent, comme emportés par le vol de la fortune favorable, à gouverner le monde du haut d’un fauteuil, ayant changé leur faim en satiété, leur froid en douce fraîcheur, leur nudité en habits de pa­ rade, et leur natte de jonc en draps de toile de Hollande et en rideaux de damas : prix justement mérité de leur science et de leur vertu. Mais si l’on compare et si l’on balance leurs travaux avec ceux du guerrier, de combien ils restent en arrière ' C’est ce que je vais facilement démontrer. » CHAPITRE XXXVIII. O Ù S E C O N T I N U E L E C U R I E U X D I S C O U R S Q U E F I T D O N Q U I C H O T T E . S U R L E S A R M E S E T L E S L E T T R E S 1. Don Quichotte prit haleine un moment, et continua de la sorte : « Puisque nous avons commencé, à propos de l’étudiant, par la pauvreté et ses diverses parties, examinons si le soldat est plus riche, et nous verrons qu’il n’y a personne de plus pauvre que lui dans la pauvreté meme. En effet, il est toujours réduit, ou à la misère de sa solde, qui arrive tard ou jamais, ou à ce qu’il pille de ses mains, au notable péril de sa vie et de son âme. Quelquefois son dénûment arrive à ce point qu’un justaucorps de peau tailladé lui sert à la lois d uniforme et de chemise; et, au beau milieu de 1 hiver, étant en rase campagne, qu’a-t-il pour se défendre de l’inclémence du ciel? Uniquement le souffle de sa bouche, lequel, sortant d’un lieu vide, doit infailliblement en sortir froid, selon toutes les règles de la nature. Maintenant, que la nuit vienne, pour qu’il puisse réparer les souf­ frances du jour dans le lit qui l’attend. Par ma foi, ce sera bien sa faute si ce lit pèche par défaut de largeur, car il peut mesurer sur la terre autant de pieds qu’il lui en faut, puis s’y tourner et retourner tout à son aise, sans crainte de chiffonner DON QUICHOTTE. 405 les draps, \ienne a présent le jour et 1 heure de recevoir les degrés de sa profes­ sion, c est-a-dire vienne un jour de bataille; on lui mettra sur la tête, en guise de bonnet de docteur, une compresse de charpie pour lui panser quelques blessures de balle qui lui aura peut-être traversé les deux tempes, ou bien qui le laissera estropié dune jambe ou d’un bras. Si cela n arrive point; si le ciel, en sa miséri­ corde, le conserve vivant et sain de tous ses membres, il pourra bien se faire qu’il reste dans la même pauvreté qu’auparavant ; il faudra (pie d’autres rencontres se présentent, que d’autres batailles se livrent, et qu’il en sorte toujours vainqueur pour arriver à quelque chose : ce sont des miracles qui ne se voient pas souvent. Mais, dites-moi, seigneurs, si vous y avez jamais fait attention, combien sont moins nombreux ceux qu’a récompensés la guerre, (pie ceux qui ont péri dans ses hasards !* Sans doute vous allez me répondre qu’il n’y a point de comparaison à faire, que les morts sont innombrables, et (pie les vivants récompensés peuvent se compter avec trois chiffres. Tout cela est au rebours chez les lettrés; car, avec le pan de leur robe, je ne veux pas dire avec leurs manches2, ils trouvent toujours de quoi vivre; ainsi, bien que la peine du soldat soit beaucoup plus grande, la récompense l’est beaucoup moins. A cela, l'on ne manquera pas de répondre (pi il est plus facile de rémunérer convenablement deux mille lettrés que trente mille soldats, car on récompense les premiers en leur conférant des offices qui doivent a toute force appartenir aux gens de leur profession, tandis que les autres ne peuvent être récompensés qu’aux dépens du seigneur qu’ils servent; mais cette impossibilité fortifie d’autant plus la raison que j ’ai pour moi. Au reste, laissons cela de coté, car c’est un labyrinthe de fort difficile issue, et revenons à la prééminence des armes sur les lettres. La question est encore à décider, entre les raisons que chacune des parties allègue en sa faveur. Les lettres disent, pour leur part, que, sans elles, les armes ne pourraient subsister, car la guerre aussi a ses lois, aux­ quelles elle est soumise, et toutes les lois tombent dans le domaine des lettres et des lettrés. A cela les armes répondent que, sans elles, les lois ne pourraient pas subsister davantage, car c’est avec les armes que les républiques se défendent, que les royaumes se conservent, que les villes se gardent, (pie les chemins deviennent sûrs, (pie les mers sont purgées de pirates ; finalement, sans leur secours, les répu­ bliques, les royaumes, les monarchies, les cités, les chemins de terre et de mer seraient perpétuellement en butte aux excès et à la confusion qu’entraîne la guerre, tout le temps qu’elle dure et qu’elle use de ses privilèges et de ses violences. C’est un fait reconnu que, plus une chose coûte, plus elle s’estime et doit s’estimer. Or, pour qu’on devienne éminent dans les lettres, qu’en coûte-t-il ? du temps, des veilles, la faim, la nudité, des maux de tête, des indigestions d estomac, et d autres choses de même espèce (pie j ai déjà rapportées en partie. Mais a celui qui veut devenir au même degré bon soldat, il en coûte autant de souffrances qu a l’étudiant, sauf qu’elles sont incomparablement plus grandes, puisqu à chaque pas il court risque de la vie. Quelle crainte du dénûment ou de la pauvreté peut tour­ menter un étudiant, (pii approche de celle que ressent un soldat, lorsque, se trou- 4 OG DON QUICHOTTE. vaut enfermé dans une place assiégée, et faisant sentinelle à l’angle de quelque ravelin, il entend que l’ennemi creuse une mine dans la direction de son poste, et qu’il ne peut remuer de là pour rien au monde, ni fuir le péril qui le menace de si près? Tout ce qu'il peut faire, c’est d’avertir son capitaine de ce qui se passe, pour qu’on remédie au danger par une contre-mine; et lui reste là, attendant (pie tout à coup 1 explosion le fasse voler aux nues sans ailes, et retomber dans 1 abime sans sa volonté. Si ce péril ne semble pas encore assez formidable, voyons s’il n est pas surpassé dans l’abordage de deux galères qui s’accrochent par leurs proues au milieu du vaste Océan, ne laissant, dans leur enlacement mutuel, d’autre espace au soldat que les deux pieds de la planche d éperon. Il voit devant lui autant de ministres de la mort qu il y a de bouches de canon et d’arquebuses bra­ quées sur le pont ennemi, à la longueur d’une lance; il voit qu’au preiùier faux pas, il ira visiter les profondeurs de F empire de Neptune; et cependant, d’un cœur intrépide, emporté par 1 honneur qui 1 excite, il s’offre pour but à toute cette mousqueterie, et tâche de s’élancer par cet étroit passage sur la galère opposée. Et ce qu’il faut le plus admirer, c’est qu’un soldat n’est pas plutôt tombé là d’où il ne se relèvera plus qu’à la fin du monde, qu’un autre aussitôt le remplace; si celui-là tombe aussi à la mer, qui 1 attend comme une proie, un autre lui succède, puis un autre encore, sans leur laisser le temps de mourir : audace et vaillance que rien ne peut surpasser dans les chances de la guerre. Oh ! bienheureux les siècles qui ne connaissaient point la furie épouvantable de ces instruments de I ar­ tillerie, dont je tiens l’inventeur pour damné au fond des enfers, où il reçoit le prix de sa diabolique invention ! C’est elle qui est cause qu’un bras infâme et lâche ôte la vie au plus valeureux chevalier; (pie, sans savoir ni d’où, ni comment, au milieu de l’ardeur et du transport qui enflamment un cœur magnanime, arrive une balle égarée, tirée peut-être par tel qui s’est enfui, épouvanté du feu de sa mau­ dite machine : et voilà qu elle détruit les pensées et tranche la vie de tel autre qui méritait d’en jouir de longues années3. Aussi, quand j ’y fais réflexion, il me prend envie de dire (pie je regrette au fond de l’âme d’avoir embrassé cette profession de chevalier errant, dans un âge aussi détestable (pie celui ou nous avons le malheur de vivre. Certes, aucun péril ne me fait sourciller; mais cependant il me chagrine de penser qu’un peu de poudre et de plomb va m’ôter l’occasion de me rendre célèbre sur toute la face de la terre par la valeur de mon bras et le tran­ chant de mon épée. Mais que le ciel fasse ce qu’il lui plaira; si j arrive où je prétends, je serai d’autant plus digne d’estime, que j ’aurai affronté de plus grands périls (pie ceux qu’affrontèrent les chevaliers errants des siècles passés. » Toute cette longue harangue, don Quichotte la débita pendant que les autres soupaient, oubliant lui-même de porter, comme on dit, bouchée â la bouche, bien que Sancho Panza lui eût rappelé â plusieurs reprises de souper aussi, et qu’en­ suite il aurait le temps de prêcher autant qu’il lui plairait. Quant à ceux qui l’avaient écouté, ils éprouvèrent une nouvelle compassion en voyant qu’un homme d’une si saine intelligence, et qui discourait si bien sur tous les sujets, eût perdu l’esprit DON QUICHOTTE. 407 sans ressource à propos de sa maudite et fatale chevalerie. Le curé lui dit qu il avait eu parfaitement raison en tout ce qu’il avait avancé à F avantage des armes, et que lui-même, quoique lettré et gradué, était précisément du même avis. Le souper fini, on leva la nappe, et pendant que 1 hôtesse, sa fille et Maritornes arrangeaient le galetas de don Quichotte, où l’on avait décidé que les dames se réfugieraient ensemble pour la nuit, don Fernand pria le captif de raconter I his­ toire de sa vie. Elle ne pouvait, disait-il, manquer d’être intéressante et curieuse, à en juger par l’échantillon qu’en donnait la compagne qu’il ramenait avec lui. Le captif répondit qu’il ferait de bon cœur ce qu’on lui demandait; qu’il craignait seulement que son histoire ne leur causât point autant de plaisir qu’il souhaitait; mais qu après tout, pour ne point leur désobéir, il était prêt à la conter. Le curé et les autres assistants le remercièrent et le prièrent de nouveau. Alors, se voyant sollicité par tant de monde : « 11 n’est pas besoin de prières, dit le captif, à qui peut donner des ordres. Que Vos Grâces me prêtent leur attention; vous entendrez une relation véritable, dont n’approchent pas peut-être les fables que I on compose avec des efforts étudiés d imagination. »O A ces mots tous les assistants s’arrangèrent sur leurs sièges, et firent bientôt un grand silence. Quand le captif vit que tout le monde se taisait, attendant qu il parlât, d’un son de voix agréable et mesuré, il commença de la sorte : CHAPITRE XXXIX. O Ù L E C A P T I F R A C O N T E S A V I E E T S E S A V E N T U R E S . C’est dans une bourgade des montagnes de Léon qu’est la souche de ma famille, pour qui la nature se montra plus libérale que la fortune. Néanmoins, au milieu de ces pays pauvres, mon père avait acquis la réputation d’être riche, et réellement il l’aurait été, s'il eut mis autant de diligence à conserver son patrimoine qu’il en mettait à le dissiper. Celte humeur généreuse et dépensière, il l’avait prise étant soldat, pendant les années de sa jeunesse : car F état militaire est une école ou le chiche devient libéral, et le libéral prodigue; et si quelque soldat se montre avare, c’est connue un de ces phénomènes qui se voient bien rarement. Pour mon père, il passait les limites de la libéralité, et touchait à celles de la profusion, ce qui ne peut que nuire à un homme marié, qui a des enfants pour lui succéder dans son nom et dans son existence. Mon père en avait trois, tous garçons, et tous d’âge à prendre un état. Voyant donc, comme il le disait lui-même, qu’il 11e pouvait résister à son penchant, il voulut se priver de la cause qui le rendait si prompt à la dépense et aux largesses; il voulut se dépouiller de son bien, chose sans laquelle Alexandre lui-même ne semblerait qu’un ladre. Un jour donc, nous ayant appelés DON QUICHOTTE. 409 tous tiois et enfermés dans sa chambre, il nous tint à peu près le discours que je vais rapporter : « Mes chers /ils, pour comprendre que je veux votre bien, il suffit de dire et de savoir que vous etes mes enfants; d un autre coté, pour croire que je veux votre mal, il suffit de voir que je ne sais pas tenir la main a la conservation de votre patrimoine. Eh bien ! pour que vous soyez désormais persuadés que je vous aime comme un père, et ne peux désirer votre ruine, ]e veux faire à votre égard une chose a laquelle il y a longtemps que je pense, et que j’ai mûrement préparée. A ous voila tous trois en âge de prendre un état dans le monde, ou du moins de choisir une profession qui vous donne, lorsque vous serez tout à fait hommes, honneur et profit. Ce que j’ai pensé, c’est de faire quatre parts de mon bien. Je vous en donnerai trois, à chacun la sienne parfaitement égale, et je garderai l’autre pour vivre le reste des jours qu’il plaira au ciel de m accorder. Seulement, je voudrais que chacun de vous, après avoir reçu la part de fortune qui lui reviendra, suivit une des carrières que je vais dire. Il y a dans notre Espagne un vieux proverbe, à mon avis sage et véridique, comme ils le sont tous, puisque ce sont de courtes maximes tirées d’une longue expérience; celui-là dit : É g lise , ou mer, ou maison du roi 1, ce-qui signifie plus clairement : qui veut réussir et devenir riche doit entrer dans l’Eglise, ou naviguer pour faire le commerce, on se mettre au service des rois dans leurs palais; car on dit encore : Mieux vaut miette de roi que grâce de seigneur. Je voudrais donc, et telle est ma volonté, que l’un de vous suivît les lettres, un autre le négoce, et que le troisième servit le roi dans ses armées, puisqu’il est fort difficile de le servir dans sa maison, et que si la guerre ne donne pas beaucoup de richesse, en revanche elle procure beaucoup de lustre et de renommée. D ici à huit jours, je vous donnerai toutes vos parts en argent comptant, sans vous faire tort d’un maravédi, comme les comptes vous le prou­ veront; maintenant, dites-moi si vous consentez à suivre mon opinion et mon conseil au sujet de la proposition que je vous ai laite. « Mon père, alors, m’ordonna de répondre, comme étant l’aîné. Après l’avoir engagé à ne pas se défaire de son bien et à en dépenser tout ce qu’il lui plairait; après lui avoir dit que nous étions assez jeunes pour avoir le temps d’en gagner, j ajoutai que j’obéirais à son désir, et que le mien était de suivre le métier des armes, pour y servir Dieu et le roi. Mon second frère fit les mêmes offres, et choisit d’aller aux Indes pour y porter en marchandises la somme qui formerait son lot. Le plus jeune, et, je le crois aussi, le mieux avisé, répondit qu’il voulait suivre la carrière de 1 Église, ou du moins aller terminer ses études à Salamanque. Dès que nous eûmes fi ni de nous mettre d’accord et de choisir nos professions , mon père nous embrassa tendrement, et mit en œuvre, avec autant de célérité qu’il l’avait dit, tout ce qu’il venait de nous promettre. Il donna a chacun sa part, qui lut (je ne l’ai pas oublié) de trois mille ducats, et en argent, parce qu’un de nos oncles, ayant acheté tout le patrimoine pour qu il ne sortit pas de la famille, le paya comptant. Nous prîmes tous trois ensemble congé de notre bon 410 OOJN QUICHOTTE. père, et, ee meme jour, trouvant qu’il y aurait de l’inhumanité à laisser mon père avec si peu de bien pour ses vieux jours, je lui fis prendre deux mille ducats sur mes trois mille , le reste suffisant pour me munir de tout ce qui est nécessaire à un soldat. Mes deux frères, poussés par mon exemple, lui donnèrent chacun mille ducats, de façon qu’il resta quatre mille ducats en argent à mon père, outre les trois mille que valait la portion de patrimoine qu’il avait voulu conserver en biens-fonds; enfin nous primes congé de lui et de cet oncle dont j ’ai parlé, non sans regrets et sans larmes mutuelles. Ils nous engagèrent, surtout, à leur faire connaître, chaque lois que nous en aurions l’occasion , notre bonne ou mauvaise fortune. Nous le promîmes, et, quand ils nous eurent donné le baiser d’adieu et leur bénédiction, l’un de nous prit le chemin de Salamanque, l’autre celui de Séville, et moi celui d Alicante, ou j’avais appris que se trouvait un vaisseau génois faisant un chargement de laine pour retourner en Italie. Il y a , cette année, vingt-deux ans que j’ai quitté la maison de mon père, et pendant tout ce long intervalle, bien que j aie écrit plusieurs lettres, je n’ai reçu aucune nouvelle de lui ni de mes frères. Maintenant, je vais brièvement raconter ce qui m’est arrivé depuis cette époque. Je m embarquai au port d’Alicante; j ’arrivai à Gènes, après une heureuse traversée; de là, je me rendis à Milan, où j’achetai des armes et quelques équipe­ ments de soldat, et je voulus aller faire mon enrôlement dans, les troupes du Piémont; mais, tandis que j'étais en route pour Alexandrie, j ’appris que le grand- duc d’Albe passait en Flandre. Aussitôt, changeant d’avis, je partis à sa suite ; je le servis dans les batailles qu’il livra, j’assistai à la mort des comtes de Horn et d Egmont, et parvins à être nommé enseigne d’un fameux capitaine, natif de Gua- dalaxara, qu’on appelait Diégo de Urbina2. Quelque temps après mon arrivée en Flandre, on y apprit la ligue formée par Sa Sainteté le pape Pie Y , d’'heureuse mémoire, avec Venise et l’Espagne, contre l’ennemi commun de la chrétienté, le Turc, qui venait d enlever avec sa flotte la fameuse lie de Chypre, appartenant aux A énitiens, perte fatale et lamentable. On eut la certitude que le général de cette ligue serait le sérénissime infant don Juan d’Autriche, frère naturel de notre grand roi Philippe II. La nouvelle se répandit aussi des immenses préparatifs de guerre qui se faisaient. Tout cela me donna une si extrême envie de prendre part à la campagne navale qui allait s’ouvrir, que, bien que j’eusse l’espoir et l’assurance d’être promu au grade de capitaine à la première occasion, j’aimai mieux tout abandonner et m’en aller en Italie; ce que je fis en effet. Ma bonne étoile permit que j ’y arrivasse au moment où le seigneur don Juan d’Autriche, ayant débarqué à Gênes, se rendait à Naples pour s’y réunir à la flotte de A enise, jonction qui eut lieu plus tard à Messine. Que dirai-je enfin ? Devenu capitaine d’infanterie, honorable emploi qui me valut mon bonheur plutôt que mes mérites, je me trouvai à cette grande et mémorable journée de Lépante3. Mais en ce jour, si heu­ reux pour la chrétienté, puisque toutes les nations du monde furent désabusées de F erreur qui leur faisait croire les Turcs invincibles sur mer; en ce jour où fut DON QUICHOTTE. 411 brisé 1 orgueil ottoman , parmi tant d’heureux qu’il fit (car les chrétiens qui y péri­ rent eurent plus de bonheur encore (pie ceux qui restèrent vivants et vainqueurs), moi seul je lus malheureux. Au lieu de recevoir, comme au siècle de Rome, une couronne navale, je me vis, dans la nuit qui suivit cette fameuse journée, avec des fers aux pieds et des menottes aux mains. Voici comment m’arriva cette cruelle disgrâce : Uchali ', roi d’Alger, heureux et hardi corsaire, ayant attaqué et pris à l’abordage la galère capitane de Malte, ou trois chevaliers restèrent seuls vivants, et tous trois grièvement blesses ’, la capitane de Jean-André Doria vint à son secours. Je montais cette galère avec ma compagnie, et, faisant ce (pie je devais en semblable occasion, je sautai sur le pont de la galère ennemie; mais elle s’éloi­ gna brusquement de celle (pii l’attaquait, et mes soldats ne purent me suivre. Je restai seul, au milieu des ennemis, dans l’impuissance de résister longtemps à leur nombre. Ils me prirent, à la fin, couvert de blessures, et comme vous savez, seigneurs, qu’Uchali parvint à s’échapper avec toute son escadre, je restai son prisonnier. Ainsi, je lus le seul triste parmi tant d heureux, et le seul captif parmi tant de délivrés, puisqu’en ce jour quinze mille chrétiens qui ramaient sur les bancs des galères turques recouvrèrent leur chère liberté. On me conduisit à Constantinople, ou le Grand Seigneur Sélim fit mon maître général de la mer1’, parce qu’il avait fait son devoir dans la bataille, avant rem­ porté pour trophée de sa valeur l’étendard de l’ordre de Malte. Je me trouvai l’année suivante, (pii était 1 5 7 2 ', à Navarin, ramant dans la capitane appelée les Trois-F'anaux. Là, je fus témoin de l’occasion qu’on perdit de prendre dans le port toute la flotte turque, puisque les Levantins8 et les janissaires qui se trouvaient là sur les bâtiments, croyant être attaqués dans l’intérieur même du port, prépa­ rèrent leurs hardes et leurs babouches pour s’enfuir à terre, sans* attendre le com­ bat, tant était grande la peur qu’ils avaient de notre flotte. Mais le ciel en or­ donna d’une autre façon, non par la faiblesse ou la négligence du général qui . commandait les nôtres, mais à cause des péchés de la chrétienté, et parce que Dieu permet que nous ayons toujours des bourreaux prêts à nous punir. En effet, Uchali se réfugia à Modon, (pii est une île près de Navarin ; puis, ayant jeté ses troupes à terre, il fit fortifier l’entrée du port, et se tint en repos jusqu’à ce que don Juan se fut éloigné9. C’est dans cette campagne que tomba au pouvoir des chrétiens la galère qu’on nommait la Prise, dont le capitaine était un fils du fa­ meux corsaire Barberousse. Elle fut emportée par la capitane de Naples appelée la Louve, que commandait ce foudre de guerre, ce père des soldats, cet heureux et invincible capitaine don Alvaro de Bazan, marquis de Santa-Cruz10. Je ne veux pas manquer de vous dire ce qui se passa à cette prise de la Prise. Le fils de Barbe­ rousse était si cruel et traitait si mal ses captifs, (pie ceux qui occupaient les bancs de sa chiourme ne virent pas plutôt la galère la I.ouve se diriger sur eux et pren­ dre de l’avance, qu’ils lâchèrent tous à la fois les rames, et saisirent leur capi­ taine, (pii leur criait du gaillard d’arrière de ramer plus \ite; puis se le passant de banc en banc, de la poupe à la proue, ils lui donnèrent tant de coups de dents, 412 DON QUICHOTTE. qu avant d avoir atteint le mat, il avait rendu son âme aux enfers, tant étaient grandes la cruauté de ses traitements et la haine qu il inspirait11. Nous retournâmes à Constantinople, et l’année suivante, 1 5 7 3 , on y apprit que le seigneur don Juan d Autriche avait emporté Tunis d’assaut, et qu il avait livré cette ville à Mulev-Hamet, ôtant ainsi toute espérance d’y recouvrer le trône à Muley- Hamida, le More le plus cruel et le plus vaillant qu’ait vu le monde12. Le Grand Turc sentit vivement cette perte, et avec la sagacité naturelle à tous les gens de sa famille, il demanda la paix aux A énitiens, qui la désiraient plus que lui. L ’année suivante, 1 5 7 4 , il attaqua la Goulette et le fort que don Juan avait élevé auprès de Tunis, le laissant à demi construit13. Pendant tous ces événements de la guerre, je restai attaché à la rame sans nul espoir de recouvrer la liberté, du moins par ma rançon, car j’étais bien résolu de ne pas écrire à mon père la nouvelle de mes malheurs. Enfin, la Goulette lut prise, puis le fort. On compta à l’attaque de ces deux places jusqu’à 6 5 0 0 0 soldats turcs payés, et plus de 4 0 0 0 0 0 Mores et Arabes, venus de toute 1 *Afrique. Cette foule innombrable de combattants traînaient tant de muni­ tions et de matériel de guerre, ils étaient suivis de tant de maraudeurs, qu’avec leurs seules mains et des poignées de terre ils auraient pu couvrir la Gou­ lette et le fort. Ce fut la Goulette (pii tomba la première au pouvoir de l'en­ nemi, elle qu’on avait crue jusqu’alors imprenable, et non par la faute de sa garnison, qui fit pour la défendre tout ce qu elle devait et pouvait faire, mais parce que 1 expérience montra combien il était facile d’élever des tranchées dans ce désert de sable, où I on prétendait que l’eau se trouvait à deux pieds du sol, tandis que les Turcs n’en trouvèrent pas à deux aunes. Aussi, avec une immense quantité de sacs de sable, ils élevèrent des tranchées tellement hautes, qu’elles domi­ naient les murailles de la forteresse, et, comme ils tiraient du terre-plein, personne ne pouvait se montrer ni veiller à sa défense. L ’opinion commune fut que les nôtres n auraient pas du s’enfermer dans la Goulette, mais attendre 1 ennemi en rase campagne et au débarquement. Ceux qui parlent ainsi parlent de loin, et n’ont guère l’expérience de semblables événements, puisque, dans la Goulette et dans le fort, il y avait à peine sept mille soldats. Comment, en si faible nombre, eussent-ils été plus braves encore, pouvaient-ils* s’aventurer en plaine, et en venir aux mains avec une foule comme celle de l’ennemi ? et comment est-il possible de conserver une forteresse qui n’est point secourue, quand elle est enveloppée de tant d ennemis acharnés, et dans leur propre pays ? Mais il parut à bien d'autres, et à moi tout le premier, (pie ce fut une grâce particulière que fit le ciel à l’Espagne, en permettant la destruction totale de ce réceptacle de perversités, de ce ver rongeur, de cette insatiable éponge qui dévorait tant d’argent dépensé sans fruit, rien (pie pour servir à conserver la mémoire de sa prise par 1 invincible Charles-Quint, comme s il était besoin, pour la rendre éternelle, (pie ces pierres la rappelassent. On perdit aussi le fort; mais du moins les Turcs ne l’emportèrent que pied à pied. Les soldats (pii le défendaient combattirent avec tant de valeur et de L E S A R A B E S L U I I B A N C H È K E K T L A T Ê TE ET L A P O R T È R E N T A U G É N É R A L D E L A F L O T T E T U R Q U E . 415 constance, qu ils tuèrent plus de vingt-cinq mille ennemis, en vingt-deux assauts généiaux qui leur furent livrés. Aucun ne lut pris sain et sauf des trois cents qui restèient en vie : preuve claire et manifeste de leur indomptable vaillance, et de la belle défense qu ils firent pour conserver ces places. Un autre petit fort capi­ tula : c était une tour bâtie au milieu de l’ile de l’Estagno14, où commandait don Juan Zanogliera, gentilhomme valencien et soldat de grand mérite. Les Turcs firent prisonnier don Pedro Puertocarrero, général de la Goulette, qui fit tout ce qui était possible pour défendre cette place forte, et regretta tellement de 1 avoir laissé prendre, qu il mourut de chagrin dans le trajet de Constantinople, ou on le menait captif. Ils prirent aussi le général du fort, appelé Gabrio Cervellon, gentilhomme milanais, célèbre ingénieur et vaillant guerrier1’. Bien des gens de marque périrent dans ces deux places, entre autres Pagano Doria, chevalier de Saint-Jean, homme de caractère généreux, comme le montra l’extrême libéralité dont il usa envers son frère, le fameux Jean-André Doria. Ce qui rendit sa mort plus douloureuse encore, c’est qu il périt sous les coups de quelques Arabes, auxquels il s était confié, voyant le fort perdu sans ressource, et qui s étaient offerts pour le conduire, sous un habit moresque, à Tabarca, petit port qu’ont les Génois sur ce rivage pour la pèche du corail. Ces Arabes lui tranchèrent la tète et la portèrent au général de la (lotte turque. Mais celui-ci accomplit sur eux notre proverbe castillan, bien que la trahison plaise , le traître déplaît, car on dit qu’il fit pendre tous ceux qui lui présentèrent ce cadeau, pour les punir de ne lui avoir pas amené le prisonnier vivant. Parmi les chrétiens qui furent pris dans le fort, il s’en trouva un, nommé don Pedro de Aguilar, natif de je ne sais quelle ville d’Andalousie, qui avait été porte-enseigne du fort : c’était un soldat de grande bravoure et de rare intelli­ gence, doué surtout d’un talent particulier pour ce qu’on appelle la poésie. Je puis le dire, car son mauvais sort l’amena dans ma galère et sur mon banc, esclave du même patron que moi; et, avant que nous quittassions ce port, il composa deux sonnets en manière d épitaphes, 1 un sur la Goulette et 1 autre sur le fort. En vérité, j ’ai même envie de vous les dire, car je les' sais par cœur, et je crois qu’ils vous donneront plus de plaisir que d ennui. J)ON QUICHOTTE. Au moment oii le captif prononça le nom de don Pedro de Aguilar, don Fernand regarda ses compagnons, qui, tous trois, se mirent à sourire, et quand il vint à parler des sonnets, 1 un d’eux lui dit : « Avant que Votre Grâce continue, je vous supplie de me dire ce qu’est de­ venu ce don Pedro de Aguilar, dont vous parlez. — Tout ce ipie je sais, répondit le captif, c’est qu’après avoir passé deux ans à Constantinople, il s’enfuit en costume d’Arnaute16, avec un espion grec; mais j ’ignore s’il parvint à recouvrer sa liberté, bien que je le suppose : car, moins d’un an après, je revis ce Grec à Constantinople, mais sans pouvoir lui demander des nouvelles de leur voyage. 410 DON QUICHOTTE. — Eh bien ! je puis vous eu donner, répliqua le gentilhomme, car ce don Pedro est mon frère; il est maintenant dans notre pays, bien portant, riche, marié et père de trois enfants. — Grâces soient rendues à Dieu, reprit le captif, pour tant de faveurs qu’il lui a faites! car, à mon avis, il n’y a pas sur la terre de contentement égal à celui de recouvrer la liberté perdue. — Au reste, continua le gentilhomme, je sais également les sonnets qu’a faits mon frère. — Alors, répondit le captif, je les laisserai dire à Votre Grâce, qui saura les citer mieux que moi. — A olontiers, répondit le gentilhomme ; voici celui de la Goulette : CHAPITRE XL. O Ù S E C O N T I N U E L ’ H I S T O I R E L)U C A P T I F . SONNET. «Ames heureuses, qui, libres, par vos belles actions, de l’enveloppe mortelle, vous êtes élevées de la bassesse de la terre à la hauteur du ciel; « Vous qui, brûlant corps; qui de votre sang sable du sol ; « La vie a manqué avant la valeur à vos bras fatigués, qui, en mourant, tout vaincus qu ils sont, remportent la victoire; de zèle et de noble colère , avez exercé la force de vos et du sang d’autrui avez rougi les Ilots de la mer et le « Et, dans cette triste chute mortelle, vous avez acquis, entre la muraille et le fer, la renommée que donne le monde, et la gloire éternelle des cieux. » — C’est précisément ainsi que je le sais, dit le captif. i — 53 418 DON QUICHOTTE. — Quant à celui du fort, reprit le gentilhomme, si j’ai bonne mémoire, voici comment il est cornu : SONNET. « Du milieu de cette terre stérile et bouleversée, du milieu de ces bastions renversés a terre, les saintes âmes de trois mille soldats montèrent vivantes à un meilleur séjour; « Ils avaient d’abord vainement exercé la force de leurs bras courageux, jusqu a ce qu’enfin, de lassitude et de petit nombre, ils rendirent la vie au fil de l’épée. « A oilà le sol qu’ont incessamment rempli mille souvenirs lamentables, dans les siècles passés et dans le temps présent. « Mais jamais, dans son âpre sein, de plus pures âmes n’auront monté au ciel, et jamais il n aura porté des corps plus vaillants. » Les sonnets ne furent pas trouvés mauvais, et le captif, après s’ètre réjoui des bonnes nouvelles qu’on lui donnait de son compagnon, reprit le fil de son histoire. Après la reddition de la Goulette et du fort, dit-il, les Turcs ordonnèrent que la Goulette fut démantelée; car pour le fort, il n’en restait plus rien à jeter par terre. Afin d’aller plus vite en besogne, on la mina par trois côtés; mais on 11e put en aucun endroit faire sauter ce qui semblait le moins solide, c’est-à-dire les murailles antiques, tandis que toutes les nouvelles fortifications qu’avait élevées le Fratin1 furent aisément abattues. Finalement, la flotte, victorieuse et triom­ phante, regagna Constantinople, où , peu de temps après, mourut mon maître Uchali. On l’appelait Uchali F a r ta x , qui veut dire, en langue turque, le renégat teigneux2, parce qu’il l’était effectivement, et c’est l’usage parmi les Turcs de donner aux gens les noms des défauts ou des qualités qu’ils peuvent avoir. Chez eux, en effet, il n’y a que quatre noms de famille, qui viennent également de la maison ottomane; ,les autres, comme je l’ai dit, prennent leurs noms des vices du corps ou des vertus de l’âme. Ce teigneux, étant esclave, avait ramé quatorze ans sur les galères du Grand Seigneur, et, quand il eut trente-quatre ans passés, il se fit renégat, de dépit de ce qu’un Turc lui avait donné un soufflet pendant qu’il ramait; et, pour s en pouvoir venger, il renia sa foi. Sa valeur fut si grande que, sans passer par les routes Ailes et basses que prennent pour s’élever la plupart des favoris du Grand Seigneur, il devint roi d’Alger5, et ensuite général de la mer, çc qui est la troisième charge de l’empire. Il était Calabrais de nation, et lut morale­ ment homme de bien; il traitait avec beaucoup d humanité ses captifs, dont le 419 nombre s eleva jusqu a trois mille. Après sa mort, et suivant l’ordre qu’il en donna dans son testament, ceux-ci furent répartis entre ses renégats et le Grand Seigneur (qui est aussi 1 héritier de tous ceux qui meurent, et qui prend part comme tous les autres enfants a la succession du défunt). Je tombai en. partage à un renégat vénitien, qu Uchali avait fait prisonnier étant mousse sur un vaisseau chrétien, et qu il aima tant, qu il en fit un de ses plus chers mignons. Celui-ci, le plus cruel renégat qu on vit jamais, s appelait Hassan-Aga4 : il devint très-riche, et fut fait roi d’Alger. Je le suivis de Constantinople à cette ville, satisfait d’être si près de 1 Espagne ; non que je pensasse a écrire à personne ma douloureuse situation, mais pour voir si la fortune ne me serait pas plus favorable à Alger qu à Constantino­ ple, où j avais, de mille manières, essayé de m’enfuir, sans qu’aucune eût réussi. Je pensais, dans Alger, chercher d autres moyens d arriver à ce que je désirais tant, car jamais 1 espoir de recouvrer ma liberté ne m abandonna ; et quand, en ce que j ’imaginais ou mettais en œuvre, le succès ne répondait pas à l’intention, aussitôt, sans m’abandonner à la douleur, je me forgeais une autre espérance qui, si faible qu’elle fût, soutînt mon courage. C’est ainsi que j ’occupais ma vie, enfermé dans la prison que les Turcs appellent bagne'0, où ils gardent tous les captifs chrétiens, aussi bien ceux du roi (pie ceux des particuliers, et ceux encore qu’on appelle* de Xalmacen, comme on dirait de la municipalité, parce qu’ils appartiennent à la ville, et servent aux tra­ vaux publics. Pour ces derniers, il est difficile que la liberté leur soit rendue; car, étant à tout le monde et n ayant point de maître particulier, ils ne savent avec qui traiter de leur rançon, même quand ils en auraient une. Dans ces bagnes, comme je l’ai dit, beaucoup de particuliers conduisent leurs captifs, surtout lorsque ceux-ci sont pour être rachetés, parce qu’ils les y tiennent en repos et en sûreté jusqu’au rachat. 11 en est de même des captifs du roi quand ils traitent de leur rançon ; ils ne vont point au travail de la ehiourme, à moins que la rançon ne tarde à venir, parce qu’alors, .pour les forcer d écrire d’une manière plus pres­ sante, on les fait travailler, et on les envoie comme les autres chercher du bois, ce qui n'est pas une petite besogne. J étais donc parmi les captifs du rachat; car, lorsqu’on sut que j’étais capitaine, j ’eus beau déclarer que je n’avais ni ressources ni fortune, cela n’empêcha point qu’on ne me rangeât parmi les gentilshommes et les gens à rançon. On me mit une chaîne, plutôt en signe de rachat que pour me tenir en esclavage, et je passais ma vie dans ce bagne, avec une foule d’hommes de qualité désignés aussi pour le rachat. Bien que la faim et le dénùment nous tourmentassent quelquefois, et même à peu près toujours, rien ne nous causait autant de tourment que d’être témoins des cruautés inouïes que mon maître exer­ çait sur les chrétiens. Chaque jour il en faisait pendre quelqu’un ; on empalait celui-là, on coupait les oreilles à celui-ci, et cela pour si peu de chose, ou plutôt tellement sans motif, cpie les Turcs eux-mêmes reconnaissaient qu’il ne faisait le mal (pie pour le faire, et parce que son humeur naturelle le portait à être le meurtrier de tout le genre humain6. Un seul captif s en tira bien avec lui: c’était DON QUICHOTTE. 420 DON QUICHOTTE. un soldat espagnol, nommé un tel de Saavedra, lequel fit des choses qui resteront de longues années dans la mémoire des gens de ce pays, et toutes pour recouvrer sa liberté. Cependant jamais Hassan-Aga ne lui donna un coup de bâton, ni ne lui en fit donner, ni ne lui adressa une parole injurieuse, tandis qu’à chacune des nombreuses tentatives que faisait ce captif pour s’enfuir, nous craignions tous qu il ne fut empal é, et lui-méme en eut la peur plus d’une fois. Si le temps me le permettait, je vous dirais à présent quelqu’une des choses (pie fit ce soldat; cela suffirait pour vous intéresser et pour vous surprendre bien plus assurément que le récit de mon histoire'. Mais il faut y revenir. Au-dessus de la cour de notre prison donnaient les fenêtres de la maison d’un More riche et de haute naissance. Selon l’usage du pays, c’étaient plutôt des lucarnes rondes que des fenêtres ; encore étaient-elles couvertes par des jalousies épaisses et serrées. I n jour je me trouvais sur une terrasse de notre prison avec trois de mes camarades, essayant, pour passer le temps, de sauter avec nos chaînes, et seuls alors, car tous les autres chrétiens étaient allés au travail. Je levai les veux par hasard, et je vis sortir, par l’une de ces lucarnes si bien fermées, une canne de jonc au bout de laquelle pendait un petit paquet; et le jonc s agitait de haut en bas, comme si l’on nous eût fait signe de venir le prendre. Nous regardâmes attentivement, et Lun de ceux qui se trouvaient avec moi alla se mettre sous la canne, pour voir ce que l’on ferait, et si on la laisse­ rait tomber. Mais dès qu’il fut près de la muraille, on releva la canne, et on la remua de droite à gauche, comme si l’on eut dit non par un signe de tête. Le chrétien s’en revint près de nous, et l’on recommença à baisser la canne avec les mêmes mouvements que d’abord. Un autre de mes compagnons alla tenter l épreuve, et il lui arriva comme au premier ; le troisième ensuite, qui ne fut pas plus heureux que les deux autres. Quand je vis cela, je voulus à mon tour courir la chance, et je ne fus pas plutôt arrivé sous là canne de jonc, qu’on la laissa tomber à mes pieds dans le bagne. Je courus aussitôt détacher le petit paquet, et j'y trouvai un mouchoir noué qui contenait dix cianis, monnaie d’or de bas aloi dont les Mores font usage, et qui valent chacun dix de nos réaux. Combien me réjouit la trouvaille, il est inutile de le dire; car ma joie fut égale à la surprise que j’éprouvai en pensant d’où pouvait nous venir cette bonne fortune, ou plutôt à moi, puisqu’en ne voulant lâcher la canne qu à mon approche, on avait claire­ ment fait entendre que c’était à moi que s’adressait le bienfait. Je j>ris mon précieux argent, je brisai le jonc, je retournai sur la terrasse pour regarder de nouveau la fenêtre, et j ’en vis sortir une très-blanche main, qui l’ouvrit et la ferma précipitamment. Cela nous fît comprendre, ou du moins imaginer, que c’était de quelque femme habitant cette maison que nous avions reçu cette aumône, et en signe de reconnaissance nous fîmes des révérences8 à la manière moresque, en inclinant la tête, pliant le corps, et croisant les bras sur la poitrine. Un moment après, on fit paraître par la même lucarne une |>etite croix faite de mor­ ceaux de jonc, que l’on retira aussitôt. Ce signe nous confirma dans la pensée E N F I N J E R É S O L U S D E M E C O N F IE R A U N R E N É G A T N A T I F D E M U R C I E . (jiu* quelque élu etienne devait etre esclave en cette maison, et que c’était elle qui nous faisait ce bien. Mais la blancheur de la main et les bracelets dont elle était oinée détruisirent cette supposition. Alors nous imaginâmes que ce devait être une clu(“tienne renégate, de celles que leurs maîtres eux-mêmes ont coutume de prendre pour épousés légitimes, chose qu’ils tiennent à grand bonheur, car ils les estiment plus que les femmes de leur nation. Dans toutes nos conjectures, nous donnions bien loin de la vérité; et, depuis lors, notre unique occupation était de regarder la fenêtre, ce pôle ou nous était apparue l étoile de la canne de roseau. Mais il se passa bien quinze jours sans que nous la revissions, ni la main non plus, ni signal d’aucune espèce. Et bien que , dans cet intervalle, nous eussions mis tous nos soins, toute notre sollicitude à savoir qui habitait cette maison, et s il s’y trouvait quelque chrétienne renégate, nous.ne pûmes rencontrer personne qui nous dit autre chose, sinon que là demeu­ rait un More riche et de qualité, appelé Agi-Morato, qui avait été kayd du fort de bata, emploi de haute importance dans le pays9. Mais, quand nous étions le plus loin de croire que d’autres eianis viendraient à pleuvoir par là, nous vîmes tout à coup reparaître la canne de jonc, avec un autre paquet au bout, plus gros que le premier. C’était un jour que le bagne se trouvait, comme la fois précédente, com­ plètement vide. Nous fîmes l’épreuve accoutumée, chacun de mes trois compagnons allant se présenter avant moi ; mais le jonc ne se rendit à aucun d’eux, et ce fut seulement quand j ’approchai qu’on le laissa tomber à terre. Je trouvai dans le mouchoir quarante écus d’or espagnols, et un billet écrit en arabe, à la fin duquel on avait fait une grande croix. Je baisai la croix, je pris les écus, je revins à la terrasse; nous fîmes tous nos révérences, la main se montra de nouveau, puis je fis signe que je lirais le billet, et l’on ferma la fenêtre. Nous restâmes tous étonnés et ravis de F événement; mais comme aucun de nous n’entendait l’arabe, si notre désir était grand de savoir ce que contenait le papier, plus grande encore était la difficulté de trouver quelqu’un qui pût le lire. Enfin je résolus de me confier à un renégat, natif de Murcie10, (pii s’était donné pour mon grand ami, et duquel j ’avais pris des garanties qui l’obligeassent à garder le secret que je lui confierais. Il y a des renégats, en effet, (pii ont coutume, lorsqu’ils ont l’intention de retourner en pays de chrétiens, d emporter avec eux quelques attestations des captifs de qualité, oü ceux-ci certifient, dans la forme qu’ils peuvent employer, que ce renégat est homme de bien, qu’il a rendu service aux chrétiens, et qu il a 1 intention de s’enfuir à la première occasion favorable. Il y en a qui recherchent ces certificats avec bonne intention; d’autres, par adresse et pour en tirer parti. Ils viennent voler en pays chrétiens; et, s’ils font naufrage, ou s ils sont arrêtes, ils tirent leurs certificats, et disent qu’on verra par ces papiers qu ils avaient le dessein de revenir à la foi chrétienne, et (pie c’est pour cela qu’ils étaient venus en course avec les autres Turcs. Ils se préservent ainsi du premier mouvement d horreur, se réconcilient avec F Église, sans qu'il leur en coûte rien; et, dès qu ils trouvent leur belle, ils retournent en Berbérie faire le même métier qu auparavant. D autres DON QUICHOTTE. 423 424 DON QUICHOTTE. font réellement usage de ces papiers, les recherchent à bonne intention, et restent dans les pays chrétiens. Un de ces renégats était l’ami dont je viens de parler, lequel avait des attestations de tous nos camarades, où nous rendions de lui le meilleur témoignage qu il fût possible. Si les Mores eussent trouvé sur lui ces papiers, ils l’auraient brûlé tout vil. J ’appris qu’il savait assez bien 1 arabe, non- seulement pour le parler, mais pour l’écrire. Toutefois, avant de m’ouvrir entière­ ment à lui, je le priai de me lire ce papier (pie j’avais par hasard trouvé dans une fente de mon hangar. Il l’ouvrit, le regarda quelque temps avec soin, et se mit à l’épeler entre ses dents; je lui demandai s’il le comprenait. « Très-bien, nie dit-il, et, si vous voulez que je vous le traduise mot pour mot, donnez-moi une plume et de l’encre, ce me sera plus facile. » Nous lui donnâmes aussitôt ce qu’il demandait, et il se mit à traduire peu à peu. Quand il eut fini : « Tout ce qui est ici en espagnol, dit-il, c’est ce que contient le papier, sans qu’il y manque une lettre. Il faut seulement prendre garde qu’où il y a Lella M arre ni, cela veut dire Notre-Dame la vierge M arie. » Nous lûmes alors le billet, qui était ainsi concu : « Quand j ’étais enfant, mon père avait une esclave11 qui m’apprit dans ma langue Y azala12 chrétienne, et qui me • dit bien des choses de Lella Maryem; la chrétienne mourut, et je sais quelle n’est point allée au feu, mais auprès d’Allah, car depuis je l’ai vue deux fois, et elle m’a dit d’aller en pays de chrétiens pour voir Lella Maryem, qui m’aime beaucoup. Je ne sais comment y aller. J ai vu bien des chrétiens par cette fenêtre, mais aucun ne m’a paru gentilhomme , si ce n’est toi. Je suis belle et jeune, et j’ai beaucoup d’argent à emporter avec moi. Vois si tu peux faire en sorte que nous nous en allions; là tu seras mon mari, si tu veux 1 être ; et, si tu ne veux pas, cela me sera égal, car Lella Maryem me donnera bien quelqu un avec qui me marier. C’est moi qui écris cela, mais prends garde à qui tu le feras lire, et ne te fie à aucun More, car ils sont tous trom­ peurs. Cela me lait grand’peine, et je voudrais (pie tu ne te découvrisses à per­ sonne; car, si mon père le sait, il me jettera sur-le-champ dans un puits et me couvrira de pierres. Je mettrai un fil au jonc, attaches-y ta réponse, et si tu n’as personne (pii te l’écrive en arabe, fais-la-moi par signes : Lella Maryem fera que je t entendrai. Qu elle et Allah te conservent, ainsi que cette croix, que je baise souvent, comme me l’a recommandé la captive. « Maintenant, seigneurs, voyez s’il était juste (pie le contenu de ce billet nous surprit et nous enchantât. Notre étonnement et notre joie éclatèrent de façon que le renégat s’aperçut bien (pie ce papier n’avait pas été trouvé par hasard, mais qu il avait été réellement écrit à l’un de nous. Il nous conjura donc, si ce qu’il soupçonnait était la vérité, de nous lier et de nous ouvrir à lui, nous promettant de hasarder sa vie pour notre délivrance. En parlant ainsi, il tira de son sein un petit crucifix de métal, et, versant d abondantes larmes, il nous jura, par le Dieu que représentait cette image, et auquel, bien que pécheur et méchant, il avait fidèlement conservé sa croyance, de nous garder le plus loyal secret sur tout ce qu’il nous plairait de lui découvrir. Il lui semblait, à ce qu’il nous dit, ou plutôt il pressentait que, par le moyen de celle qui avait écrit ce billet, nous devions tous obtenir notre liberté, et lui, l’objet de ses ardents désirs, qui était de rentrer dans le giron de la sainte Église sa mère, dont il s’était séparé comme un membre pourri, pai son ignorance et son péché. C’était avec tant de larmes et avec de telles maïques de îepentir que le renégat parlait de la sorte, que tous, d’un com­ mun avîs, nous consentîmes a lui révéler la vérité de l’aventure, et nous lui en lendimes en effet un compte exact, sans lui rien cacher. Nous lui fîmes voir la petite fenetie par ou se montrait le bâton de roseau, et lui, remarquant bien la maison, pi omit qu il mettrait tous ses soins a s’informer des gens qui 1 habi­ taient. Nous pensâmes aussi qu il serait bon de répondre sur-le-champ au billet de la Moresque, et, comme nous avions maintenant quelqu’un qui savait le faire, le renegat écrivit aussitôt la réponse que je lui dictai, et dont je vais vous dire ponctuellement les propres expressions : car, de tous les détails importants de cette aventure, aucun ne m est sorti de la mémoire, ni ne m en sortira tant qu’il me restera un souffle de vie. 4 oici donc ce que je répondis à la Moresque. : « Que le véritable Allah te conserve, madame, ainsi que cette bienheureuse Marvem, qui est la véritable mère de Dieu, et celle qui t’a mis dans le cœur de t’en aller en pays de chrétiens, parce qu elle t’aime tendrement. Prie-la de vouloir bien te révéler comment tu pourras mettre en œuvre ce quelle t’ordonne; elle est si bonne, qu elle le fera. De ma part, et de celle de tous les chrétiens qui se trouvent avec moi, je t’offre de faire pour toi tout ce que nous pourrons jusqu’à mourir. Ne manque pas de m écrire pour m informer de ce que tu penses faire; je te répondrai toujours. Le grand Allah nous a donné un chrétien captif qui sait parler et écrire ta langue aussi bien que tu le verras par ce billet. Ainsi, sans avoir aucune inquiétude, tu peux nous informer de tout ce que tu voudras. Quant à ce que tu dis que, si tu arrives en pays de chrétiens, tu dois être ma femme, je te le promets comme bon chrétien, et tu sais que les chrétiens tiennent mieux que les Mores ce qu ils promettent. Qu’Allah et Maryem, sa mère, t’aient en leur sainte garde. » Quand ce billet fut écrit et cacheté, j ’attendis deux jours que le bagne fût vide, comme d habitude, et j ’allai aussitôt à la promenade ordinaire de la terrasse, pour voir si la canne de jonc paraîtrait; elle ne tarda pas beaucoup à se montrer. Dès que je la vis, bien que je ne pusse voir qui la tenait, je montrai le papier, comme pour faire entendre qu’on attachât le fil. Mais déjà il pendait au bâton. «1 y liai le billet, et peu de moments après nous vîmes paraître de nouveau notre étoile, avec sa blanche bannière de paix, le petit mouchoir. On le laissa tomber; j ’allai le ramasser aussitôt, et nous y trouvâmes, en toutes sortes de monnaies d’or et d’argent, plus de cinquante écus, lesquels doublèrent cinquante lois notre allégresse, et nous affermirent dans l’espoir de la délivrance. Cette même nuit, notre renégat revint au bagne. Il nous dit qu’il avait appris que, dans cette maison, vivait en effet le More qu’on nous avait indiqué, nommé Agi-Morato ; qu'il i — 54 DON QUICHOTTE. 425 426 DON QUICHOTTE. (‘tait prodigieusement riche; qu’il avait une fille unique^ héritière de tous ses biens, qui passait unanimement dans la Aille pour la plus belle femme de toute la Berbérie, et (pie plusieurs des vice-rois qui étaient venus dans la province l’avaient demandée pour femme13, mais quelle n’avait jamais voulu se marier; enfin, qu elle avait eu longtemps une esclave chrétienne, morte depuis peu. Tout cela se rapportait parfaitement au contenu du billet. Nous tînmes ensuite conseil avec le renégat sur le parti qu’il fallait prendre pour enlever de chez elle la Moresque, et venir tous en pays chrétien. Il fut d’abord résolu qu’on attendrait le second avis de Zoraïde (c’est ainsi que s’appelait celle qui veut à présent s’appeler Marie), car nous reconnûmes bien qu’elle seule, et personne autre, pouvait trouver une issue à ces difficultés. Après nous être arrêtés à cela, le renégat nous dit de prendre courage, et (pi il perdrait la vie ou nous rendrait la liberté. Pendant quatre jours entiers le bagne resta plein de monde, ce qui fut cause que le bâton de jonc tarda quatre jours à paraître. Au bout de ce temps, et dans la solitude accoutumée, il se montra enfin, avec un paquet si gros, qu’il pro­ mettait une heureuse portée. Le jonc s’inclina devant moi, et je trouvai dans le mouchoir un autre billet avec cent écus d’or, sans aucune monnaie. Le renégat se trouvait présent; nous lui donnâmes à lire le papier dans notre chambrée. A oici ce qu’il contenait : « Je ne sais, mon seigneur, quel parti prendre pour que nous allions en Espagne, et Lella Maryem ne me l’a pas dit, bien que je le lui eusse demandé. Ce qui pourra se faire, c’est que je vous donne par cette fenêtre beaucoup de pièces d’or. Rachetez-vous avec cet argent, toi et tes amis, et qu’un de vous s’en aille en pays de chrétiens, qu’il y achète une barque, et qu’il revienne chercher les autres. On me trouvera, moi, dans le jardin de mon père, qui est' à la porte de Bab- Azoun14, près du bord de la mer, où je passerai tout l’été avec mon père et mes serviteurs. De là, pendant la nuit, vous pourrez m’enlever facilement et me con­ duire à la barque15. Et fais bien attention que tu dois être mon mari; car sinon, je prierai Maryem qu elle te punisse. Si tu ne te fies à personne assez pour l’envoyer chercher la barque, rachète-toi, et vas-y ; je sais que tu reviendras plutôt qu’un autre, puisque tu es gentilhomme et chrétien. Tâche de savoir où est le jardin; quand tu viendras te promener par là, je saurai qu’il n’y a personne au bagne, et je te donnerai beaucoup d’argent. Qu’Allah te conserve, mon seigneur. » Tel était le contenu du second billet ; et, dès que nous en eûmes tous pris connaissance, chacun s’offrit pour être racheté et remplir la mission, promettant d’aller et de revenir avec la plus grande ponctualité. Moi-même je m offris comme les autres. Mais le renégat s’opposa à toutes ces propositions, disant qu’il ne per­ mettrait pas qu’aucun de nous fût mis en liberté avant que tous les autres le fussent en même temps, parce que 1 expérience lui avait appris combien, une fois libre, on tenait mal les paroles données dans l’esclavage. « Très-souvent, disait-il, des captifs de grande naissance avaient employé ce moyen, rachetant quelqu’un de leurs compagnons pour qu’il allât, avec de l’argent, à Valence ou à Mayorque, DON QUICHOTTE. 427 armer une barque et revenir chercher ceux qui lui avaient fourni sa rançon; mais jamais on ne les avait revus, parce que le bonheur d’avoir recouvré la liberté et la ciainte de la perdre encore effaçaient de leur souvenir toutes les obligations du monde. « 1 our preuve de cette vérité, il nous raconta brièvement une aventure qui était airixee depuis peu a des gentilshommes chrétiens, la plus étrange qu’on ait oui conter dans ces parages, ou chaque jour se passent des choses éton­ nantes . 1 ai fi n il finit par nous dire que ce qu il fallait faire c’était de lui donner, a lui, 1 argent destiné a la rançon du chrétien, pour acheter une barque à Alger meme, sous prétexte de se faire marchand et de négocier avec Tétouan et les xilles de la cote; et que, lorsqu il serait maître de la barque, il trouverait faci­ lement le moyen de nous tirer du bagne et de nous mettre tous à bord17. « D ailleurs, ajoutait-il, si la Moresque, ainsi qu elle le promet, donne assez d ar­ gent pour vous racheter tous, rien ne sera plus facile, une fois libres, que de vous embarquer au beau milieu du jour. La plus grande difficulté qui s offre, c’est que les Mores ne permettent à aucun renégat d’acheter ou d’avoir une barque en sa possession, mais seulement de grands navires pour aller en course, parce qu ils craignent que celui qui achète une barque, surtout s’il est Espagnol, ne la veuille avoir uniquement pour se sauver en pays chrétien. Mais je lèverai cet obstacle en mettant un More tagarin18 de moitié dans l’acquisition de la barque et les béné­ fices du négoce. Sous l’ombre de son nom, je deviendrai maître de la barque, et je tiens dès lors tout le reste pour accompli. » • Bien qu’il nous eût paru préférable, à mes compagnons et à moi, d’envoyer chercher la barque à Mayorque, ainsi que le disait la Moresque, nous n’osâmes point contredire le renégat, dans la crainte que, si nous ne faisions pas ce qu il demandait, il ne nous découvrit, et ne mit en danger de mort nous et Zoraïde, pour la vie de qui nous aurions donné toutes les nôtres. Ainsi nous résolûmes de remettre notre sort dans les mains de Dieu et dans celles du renégat. On répondit à l’instant même à Zoraïde, en lui disant que nous ferions tout ce qu elle nous conseillait, parce que son idée était aussi bonne que si Lella Maryem la lui eût communiquée, et que c’était à elle seule qu’il appartenait d ajourner ce projet ou de le mettre immédiatement en œuvre. Je renouvelai enfin, à la suite de cette lettre, la promesse d’être son époux; et, un autre jour que le bagne se trouvait solitaire, elle nous descendit, en différentes fois, avec la canne et le mouchoir, jusqu’à deux mille écus d’or. Elle disait, dans un billet, que le prochain dgiuma, qui est le vendredi, elle allait au jardin de son père; mais qu avant de partir elle nous donnerait encore de l’argent; que, si cela ne suffisait pas, nous n avions qu a l’en avertir, qu elle nous en donnerait autant que nous lui en demanderions, parce que son père en avait tant qu’il n’y ferait pas attention, et que d ailleurs elle tenait les clefs de toutes choses. Nous remîmes aussitôt cinq cents écus au renégat pour l’achat de la barque. Avec huit cents écus je me rachetai. .1 avais donné l’argent à un marchand valencien qui se trouvait en ce moment a Alger1'. Celui-ci me racheta du roi, mais sur parole, et en s’engageant a payer ma rançon a 428 DON QUICHOTTE. l’arrivée du premier vaisseau rjui viendrait de Valence : car, s’il eût aussitôt déboursé l’argent, c’aurait été donner au roi le soupçon que ma rançon était depuis plusieurs jours à Alger, et que, pour faire un bénéfice, le marchand n’en avait rien dit. Finalement, mon maître était si madré que je n’osai point lui faire compter l’argent tout d’abord. La veille du vendredi où la belle Zoraïde devait aller au jardin d’été, elle nous donna encore mille écus d’or, et nous informa de son prochain départ, en me priant, dès que je serais racheté, de me faire indiquer le jardin de son père, et de chercher, en tout cas, F occasion d v aller et de la voir. Je lui répondis en peu de mots que je ne manquerais pas de faire ainsi, et qu elle eût bien soin de nous recommander à Lella Marvem, avec toutes les oraisons que l’esclave lui avait enseignées. Cela fait, on prit des mesures pour que nos trois compagnons se rachetassent aussi, afin de faciliter leur sortie du bagne, et que, me voyant racheté et eux non, tandis qu’il y avait de 1 argent pour le faire, le diable n’allât pas leur monter la tète, et leur persuader de faire quelque sottise au détriment de Zoraïde. Bien que leur qualité put me préserver de cette crainte, cependant je ne voulus pas laisser courir une telle chance à l’affaire. Je les fis donc racheter par le même moyen que j’avais pris pour moi, en remettant d’avance l’argent de la rançon au marchand, pour qu’il pût s’engager en toute sécurité; mais jamais nous ne lui découvrîmes notre secret complot : cette confidence eût été trop dangereuse. CHAPITRE XLI. OÙ LE CAPTIF CONTINUE SON HISTOIRE. Quinze jours ne se passèrent point sans que notre renégat eût acheté une bonne barque, capable de tenir trente personnes. Pour colorer la chose et préve­ nir tout soupçon, il résolut de faire, et fit en effet le voyage d’un pays appelé Sargel, qui est à vingt lieues d’Alger, du côté d’Oran, où il se fait un grand commerce de figues sèches1. 11 recommença deux ou trois fois ce voyage, en com- pagnie du Tagarin dont il nous avait parlé. Ou appelle Tagarins, en Berbérie, les Mores de l’Aragon, et M udejarès ceux de Grenade’. Ces derniers se nomment Elchès dans le royaume de Fez, et ce sont eux que le roi de ce pays emploie le plus volontiers à la guerre. Chaque fois que le renégat passait avec sa barque, il jetait l’ancre dans une petite cale qui n était pas à deux portées d’arquebuse du jardin où demeurait Zoraïde. Là, avec les jeunes Mores qui ramaient dans son bâtiment, il se mettait à dessein, tantôt à dire Xazala, tantôt à essayer, comme pour rire, ce qu’il pensait faire tout de bon. Ainsi, il allait au jardin de Zoraïde demander des fruits, et le père lui en donnait sans le connaître. Il aurait bien voulu parler à Zoraïde, comme il me le confia depuis, pour lui dire que c’était lui qui devait, par mon ordre, la mener en pays chrétien, et qu elle attendit patiem­ ment, en toute confiance ; mais il ne put jamais y parvenir, parce que les femmes 430 DON QUICHOTTE. moresques ne se laissent voir d’aucun More, ni Turc, à moins que ce ne soit par ordre de leur père ou de leur mari. Quant aux captifs chrétiens, elles se laissent voir et entretenir par eux peut-être plus qu’il ne serait raisonnable. Pour moi, j aurais été fâché qu’il lui eût parlé, car elle se serait effrayée sans doute en voyant son sort confié à la langue d’un renégat. Mais Dieu, qui ordonnait les choses d’autre façon, ne donna point au désir du renégat l’occasion de se satisfaire. Ce­ lui-ci, vovant qu'il allait et venait en toute sûreté, dans ses voyages à Sargel ; qu’il jetait l’ancre où, quand et comme il lui plaisait; que son associé le Tagarin n’avait d’autre volonté que la sienne ; qu enfin j’étais racheté, et qu’il ne manquait plus (pie de trouver des chrétiens pour le service des rames, me dit de choisir ceux que je voulais emmener avec moi, outre les gentilshommes rachetés, et de les tenir pré­ venus pour le premier vendredi, jour ou il avait décidé qu’aurait lieu notre départ. En conséquence, je parlai à douze Espagnols, tous vigoureux, rameurs, et de ceux qui pouvaient le plus librement sortir de la ville. Ce n’était pas facile d’en trouver autant à cette époque, car vingt bâtiments étaient sortis en course, et l’on avait emmené tous les hommes des chiourmes. Ceux-ci ne se rencontrèrent que parce (pie leur maître ne s’était pas mis en course de toute la saison, ayant à terminer une galiote qui était sur le chantier. Je ne leur dis rien autre chose, sinon que, le premier vendredi, dans le tantôt, ils sortissent secrètement un à un, et qu’ils prissent le chemin du jardin d’Agi-Morato, où ils m’attendraient jusqu’à ce que j ’arrivasse. Je donnai à chacun cet avis en particulier, en leur recommandant, s’ils voyaient là d’autres chrétiens, de leur dire simplement que je leur avais commandé de m’attendre en cet endroit. Cette démarche faite, il m’en restait une autre à faire qui me convenait encore davantage : c’était d informer Zoraïde de l’état où se trouvaient nos affaires, pour qu elle fût prête et sur le qui-vive, et qu elle ne s’effrayât point si nous l’enlevions à l improviste avant le temps que, dans sa pensée, devait mettre à revenir la barque des chrétiens. Je résolus donc d’aller au jardin, et de voir si je pourrais lui parler. Sous prétexte d’aller cueillir quelques herbages, j’y entrai la veille de mon départ, et la première personne que j ’y rencontrai fut son père, lequel s’adressa à moi dans cette langue qu’on parle entre captifs et Mores, sur toutes les côtes de ber- bérie, et même à Constantinople, qui n’est ni l’arabe, ni le castillan, ni la langue d’aucune nation, mais un mélange de toutes les langues, avec lequel nous parve­ nions à nous entendre tous *. Il me demanda donc, en cette manière de langage, qui j ’étais, et ce que je cherchais dans son jardin. Je lui répondis que j’étais esclave d’Arnaute Mami4 fet cela, parce que je savais que c’était un de ses amis les plus intimes), et que je cherchais des herbes pour faire une salade. Il me demanda ensuite si j ’étais ou non un homme de rachat, et combien mon maître exigeait pour ma rançon. Pendant ces questions et ces réponses, la belle Zoraïde sortit de la maison du jardin. 11 a avait déjà longtemps qu elle ne m’avait vu, et, comme les Moresques, ainsi que je l ai dit, 11e font aucune façon de se montrer aux chrétiens, et ne cherchent pas davantage à les éviter, rien 11e l’empêcha de s’avancer auprès J)ON QUICHOTTE. 431 de* nous. Vu contraire, voyant qu’elle venait à petits pas, son père l’appela et la fit appioclui. Ce sei.lit chose impossible que de vous dire à présent avec quelle extreme beauté, quelle grâce parfaite et quels riches atours parut à mes yeux ma bien-aimée Zoiaide. Je dirai seulement que plus de perles pendaient à son beau cou, à ses oreilles, a ses boucles de cheveux, qu elle n avait de cheveux sur la tète. Au-dessus des cous-de-pied, qu elle avait nus et découverts à la mode de son pays, elle portait deux carcadj (c’est ainsi qu’on appelle en arabe les anneaux ou bracelets des pieds), d or pur, avec tant de diamants incrustés, que son père, a ce quelle m a dit depuis, les estimait dix mille doublons, et les bracelets quelle portait aux poignets des mains valaient une somme égale. Les perles étaient très- fines et très-nombreuses, car la plus grande parure des femmes moresques est de se couvrir de perles en grains ou en semence. Aussi y a-t-il plus de perles chez les Mores que chez toutes les autres nations. Le père de Zoraïde avait la répu­ tation d en posséder un grand nombre, et des plus belles (pii fussent à Alger. Il passait aussi pour avoir dans son trésor plus de deux cent mille écus espa­ gnols, et c’est de tout cela qu’était maîtresse celle qui l est à présent de moi. Si elle se montrait belle avec tous ses ornements, on peut se faire idée, par les restes de beauté que lui ont laissés tant de souffrances et de fatigues, de ce qu elle devait être en ces temps de prospérité. On sait que la beauté de la plupart des femmes a ses jours et ses époques; que les accidents de leur vie la diminuent ou l’augmentent, et qu’il est naturel que les passions de l ame l’élèvent ou rabais­ sent, bien que d’ordinaire elles la flétrissent. Enfin, elle se montra parée et belle au dernier point ; du moins elle me parut la plus riche et la plus ravissante femme qu eussent encore vue mes yeux. Et, joignant à cela les sentiments de la reconnaissance que m’avaient inspirés ses bienfaits, je crus avoir devant moi une divinité du ciel descendue sur la terre pour mon plaisir et mon salut. Dès qu elle approcha, son père lui dit dans sa langue que j ’étais esclave de son ami Arnaute Mami, et que je venais chercher une salade. Elle prit alors la parole, et, dans cette langue mêlée dont je vous ai parlé, elle me demanda si j’étais gentilhomme, et pourquoi je ne m’étais pas encore racheté; je lui répondis que je venais de 1 être et qu elle pouvait voir, par le prix de ma rançon, combien mon maître m estimait, puisqu’il avait exigé et touché quinze cents zoltanis ’. « En vérité, dit-elle, si tu avais appartenu à mon père, j ’aurais lait en sorte qu’il ne te donnât pas pour deux lois autant; car vous autres chrétiens, vous mentez en tout ce que vous dites, et vous vous laites pauvres pour tromper les Mores. — Cela peut bien être, madame, répondis-je ; mais je proteste que j ai dit a mon maître la vérité, que je la dis et la dirai a toutes les personnes que je i en­ contre en ce monde. — Et quand t’en vas-tu? demanda Zoraide. — Demain, à ce que je crois, lui dis-je. Il y a ici un vaisseau de France qui met demain à la voile, et je pense partir avec lui. 4 3 2 DON QUICHOTTE. — Ne vaudrait-il pas mieux, répliqua Zoraïde, attendre qu il arrivât des vais­ seaux d’Espagne pour t en aller avec eux, plutôt qu’avec des Français, qui ne sont pas vos amis ? . — Non, répondis-je ; si toutefois il y avait des nouvelles certaines qu’un bâtiment arrive d’Espagne, je me déciderais à l’attendre ; mais il est plus sur de m’en aller dés demain : car le désir que j ’ai de me voir en mon pays, auprès des personnes que j’aime, est si fort, qu il ne me laissera pas attendre une autre occasion, pour peu qu’elle tarde, quelque bonne qu’elle puisse être. — Tu dois sans doute être marié dans ton pays ? demanda Zoraïde ; et c’est pour cela que tu désires tant aller revoir ta femme. — Non, répondis-je, je ne suis pas marié : mais j ’ai donné ma parole de me marier en arrivant. — Est-elle belle, la dame à qui tu l’as donnée ? demanda Zoraïde. — Si belle, répliquai-je, que, pour la louer dignement et te dire la vérité, j ’affirme qu elle te ressemble beaucoup. » A ces mots, le père de Zoraïde se mit à rire de bon cœur, et me dit : « Par Allah, chrétien, elle doit être bien belle, en effet, si elle ressemble à ma fille (pii est la ph is belle personne de tout ce royaume ; si tu en doutes, regarde-la bien, et tu verras que je t ai dit la vérité. » C’était Agi-Morato qui nous servait d interprète dans le cours de cet entretien, comme plus habile à parler cette langue bâtarde dont on fait usage en ce pays ; car Zoraïde, quoiqu’elle F entendit également, exprimait plutôt ses pensées par signes que par paroles. Tandis que la conversation continuait ainsi, arrive un More tout essoufflé, disant à grands cris que quatre Turcs ont sauté par-dessus les murs du jardin, et qu’ils cueillent les fruits, bien que tout verts encore. A cette nouvelle, le vieillard tressaillit de crainte, et sa fille aussi, car les Mores ont une peur générale et presque naturelle des Turcs, surtout des soldats de cette nation, qui sont si inso­ lents et exercent un tel empire sur les Mores leurs sujets, qu’ils les traitent plus mal que s’ils étaient leurs esclaves. Agi-Morato dit aussitôt à Zoraïde : « Fille, retourne vite à la maison, et renferme-toi pendant (pie je vais parler à ces chiens; toi, chrétien, cherche tes herbes à ton aise, et qu’Allah te ramène heureusement en ton pays. » Je m’inclinai, et il alla chercher les Turcs, me laissant seul avec Zoraïdç, qui fit d’abord mine d’obéir à son père; mais, dès qu’il eut disparu derrière les arbres du jardin, elle revint auprès de moi et me dit, les yeux pleins de larmes : « Ataniejii chrétien, atam éji? » ce qui veut dire : « Tu t’en vas, chrétien, tu t’en vas? — Oui, madame, lui répondis-je; mais jamais sans toi. Attends-moi le premier dgiuma, et ne t’effraye pas de nous voir, car, sans aucun doute, nous t emmène­ rons en pays de chrétiens. » Je lui dis ce peu de mots de façon qu elle me comprit très-bien, ainsi (pie S O N P È R E V I N T F.N C O U R A N T -V N O T R E R E N C O N T R E . i — 35 DON QUICHOTTE. 435 d autres propos que nous échangeâmes. Alors, jetant un bras autour de mon cou, elle commença d un pas tremblant a cheminer vers la maison. Ee sort voulut, et ce pouvait etre pour notre perte, si le ciel n’en eût ordonné autrement, que, tandis (pie nous marchions ainsi embrassés, son père, qui venait déjà de renvoyer les Ilires, nous vit dans cette posture, et nous vîmes bien aussi qu’il nous avait aperçus. Mais Zoraïde, adroite et prudente, ne voulut pas ôter les bras de mon cou; au contraire, elle s approcha plus près encore, et posa sa tête sur ma poi­ trine, en pliant un peu les genoux, et donnant tous les signes d’un évanouissement complet. Moi, de mon cote, je feignis de la soutenir contre mon gré. Son père vint en courant a notre rencontre, et voyant sa fille en cet état, il lui demanda ce quelle avait; mais comme elle ne répondait pas : « Sans doute, s écria-t-il, que beffroi que lui a donné l’arrivée de ces chiens l'aura fait évanouir. » Alors, 1 ôtant de dessus ma poitrine, il la pressa contre la sienne. Elle jeta un soupir, et, les yeux encore mouillés de larmes, se tourna de mon côté et me dit : « A nie/i, chrétien, am éji, « c’est-à-dire : « Va-t’en, chrétien, va-t’en. » A quoi son père répondit : « Peu importe, fille, que le chrétien s’en aille, car il ne t’a point fait de mal; et les Turcs sont partis. Que rien ne t’effraye maintenant, et que rien ne te cha­ grine, puisque les Turcs, ainsi que je te l’ai dit, se sont, à ma prière, en allés par où ils étaient venus. — Ce sont eux, seigneur, dis-je à son père, qui l’ont effrayée, comme tu l'as pensé. Mais puisqu’elle dit que je m’en aille, je ne veux pas lui causer de peine. Reste en paix, et, avec ta permission, je reviendrai, au besoin, cueillir des herbes dans le jardin; car, à ce que dit mon maître, on n’en saurait trouver en aucun autre de meilleures pour la salade. — Tu pourras revenir toutes les fois qu’il te plaira, répondit Agi-Morato; ma fille ne dit pas cela parce que ta vue ou celle des autres chrétiens la fâche; c’était pour dire (pie les Turcs s’en allassent quelle ta dit de t’en aller, ou bien parce qu’il était temps de chercher tes herbes. « A ces mots, je pris sur-le-champ congé de tous les deux, et Zoraïde, qui semblait à chaque pas se sentir arracher l’àme, s’éloigna avec son père. Moi, sous* prétexte de chercher les herbes de ma salade, je parcourus à mon aise tout le jardin; je remarquai bien les entrées et les sorties, le fort et le faible de la maison, et les facilités qui se pouvaient offrir pour le succès de notre entreprise. Cela fait, je revins, et rendis compte de tout ce qui s’était passé au renégat et à mes compagnons, soupirant après l'heure où je me verrais en pai­ sible jouissance du bonheur que m’offrait le ciel dans la belle et charmante Zoraïde. Enfin, le temps s’écoula, et amena le jour par nous si désiré. Nous suivîmes ponctuellement tous ensemble I ordre arrêté dans nos conciliabules après de mures 43G DON QUICHOTTE. réflexions, et le succès répondit pleinement à notre espoir. Le vendredi qui suivit le jour où j ’avais entretenu Zoraïde dans le jardin, le renégat vint, à l’entrée de la nuit, jeter l’ancre avec sa barque presque en face de la demeure où nous attendait l’aimable fille d’Agi-Morato. Déjà les chrétiens qui devaient occuper les bancs des rameurs étaient avertis et cachés dans divers endroits des environs. Ils étaient tous vigilants et joyeux dans l attente de mon arrivée, et impatients d’attaquer le navire qu ils avaient devant les yeux ; car , ne sachant point la convention faite avec le renégat, ils croyaient que c’était par la force de leurs bras qu’il fallait gagner la liberté , en ôtant la vie aux Mores qui occupaient la barque. Il arriva donc qu’à peine je me fus montré avec mes compagnons, tous les autres qui étaient cachés , guettant notre arrivée, accoururent auprès de nous. C’était 1 heure où les portes de la ville venaient d’être fermées, et personne n’apparaissait dans toute cette campagne. Quand nous fûmes réunis, nous hési­ tâmes pour savoir s il valait mieux aller d’abord chercher Zoraïde, ou faire, avant tout, prisonniers les Mores bagarins6 qui ramaient dans la barque. Pendant que nous étions encore à balancer, arriva notre renégat, qui nous demanda à quoi nous perdions le temps , ajoutant que l’heure était venue d’agir, et que tous ses Mores, la plupart endormis, ne songeaient guère à se tenir sur leurs gardes. Nous lui dîmes ce qui causait notre hésitation ; mais il répondit que ce qui importait le plus , c’était d’abord de s’emparer de la barque, chose très-facile et sans nul danger, puis qu’ensuite nous pourrions aller enlever Zoraïde. Son avis lut unanimement approuvé, et, sans tarder davantage, guidés par lu i, nous arrivâmes au petit navire. Il sauta le premier à bord, saisit son cimeterre, et s’écria en langue arabe : « Que personne de vous ne bouge, s’il ne veut qu’il lui en coûte la vie. » En ce moment, presque tous les chrétiens étaient entrés à sa suite. Les Mores, qui n’étaient pas gens de résolution , furent frappés d’effroi en écoutant ainsi parler leur arm ez7, et, sans qu’aucun d’eux étendit la main sur le peu d’armes qu ils avaient, ils se laissèrent en silence garrotter par les chrétiens. Ceux-ci firent cette besogne avec célérité, menaçant les Mores, si l’un d’eux élevait la voix, de les passer au /il de l’épée. Quand cela fut fait, la moitié de nos gens restèrent pour les garder, et je revins avec les autres, ayant toujours le renégat pour guide, au jardin d’Agi-Morato. Le bonheur voulut qu’en arrivant à la porte nous l’ou­ vrissions avec autant de facilité (jue si elle n’eût pas été fermée. Nous approchâmes donc en grand silence jusque auprès de la maison, sans donner l’éveil à personne. La belle Zoraïde nous attendait à une fenêtre, et, dès quelle entendit que quel­ qu’un était là, elle demanda d’une voix basse-si nous étions n azaran i8, c’est-à-dire chrétiens. Je lui répondis que oui, et quelle n’avait qu’à descendre. Quand elle me reconnut, elle n’hésita pas un moment; sans répliquer un mot, elle descendit en toute hâte, ouvrit la porte et se lit voir à tous les yeux, si belle et si riche­ ment vêtue, (jue je ne pourrais l’exprimer. Dès que je la vis, je lui pris une main, et je la baisai; le renégat fit de même, ainsi que mes deux compagnons, et les ET ZO R a ÏD E , Q U I S E M B L A IT A C H A Q U E P A S r S E SE N T IR A R R A C H E R L ’A M E , S 'É L O IG N A A V E C SO N P È R E . DON QUICHOTTE. 439 autres aussi, qui, sans rien savoir de l’aventure, firent ce qu’ils nous virent faire, si bien qu il semblait que tous nous lui rendissions grâce, et la reconnussions pour maîtresse de notre liberté. Le renégat lui demanda en langue moresque si son père était dans le jardin. Elle répondit que oui et qu’il dormait. « Alors il faudra 1 éveiller, reprit le renégat, et l’emmener avec nous, ainsi que tout ce qu il y a de précieux dans ce beau jardin. Non, s écria-t-elle, on ne touchera point à un cheveu de mon père; et dans cette maison il n j a rien de plus que ce que j emporte, et c’est bien assez pour que vous soyez tous riches et contents. Attendez un peu, et vous allez voir. » A ces mots, elle rentra chez elle, en disant qu’elle reviendrait aussitôt, et que nous restassions tranquilles, sans faire aucun bruit. Je questionnai le renégat sur ce qui venait de se passer entre eux , et quand il me l’eut conté, je lui dis qu’il fallait ne faire en toute chose que la volonté de Zoraïde. Celle-ci revenait déjà , chargée d un coffret si plein d éçus d’or, qu elle pouvait à peine le soutenir. La fatalité voulut que son père s’éveillât en ce moment, et qu’il entendit le bruit qui se faisait dans le jardin. Il s approcha de la fenêtre , et reconnut sur-le-champ que tous ceux qui entouraient sa maison étaient chrétiens. Aussitôt, jetant des cris perçants, il se mit à dire en arabe : « Aux chrétiens, aux chrétiens! aux voleurs, aux voleurs! » Ces cris nous mirent tous dans une affreuse confusion. Mais le renégat, voyant le péril que nous courions, et combien il lui importait de terminer l’en­ treprise avant que l’éveil fut donné, monta, en courant à toutes jambes, à l’appartement d Agi-Morato. Quelques-uns des nôtres le suivirent, car je n’osai, quant à moi, abandonner Zoraïde, qui était tombée comme évanouie dans mes bras. Finalement, ceux qui étaient montés mirent si bien le temps à profit, qu’un moment après ils descendirent, amenant Agi-Morato, les mains liées et un mou- choir attaché sur la bouche, et le menaçant de lui faire payer un seul mot de la vie. Quand sa fdle l’aperçut, elle se couvrit les veux pour ne point le voir, et lui resta frappé de stupeur , ne sachant pas avec quelle bonne volonté elle s’était remise en nos mains. M ais comme alors les pieds étaient le plus nécessaires, nous regagnâmes en toute hâte notre barque, où ceux qui étaient restés nous attendaient, fort inquiets qu’il ne nous fut arrivé quelque malheur. A peine deux heures de la nuit s’étaient écoulées que nous étions tous réunis dans la barque. On ôta au père de Zoraïde les liens des mains et le mouchoir de la bouche; mais le renégat lui répéta encore que, s’il disait un mot, c’en était fait de lui. Dès qu’il aperçut là sa fille, Agi-Morato commença à pousser de plain­ tifs sanglots, surtout quand il vit (pie je la tenais étroitement embrassée, et quelle, sans se plaindre, sans se défendre, sans chercher à s’échapper, demeurait tranquille entre mes bras; mais toutefois il gardait le silence, dans la crainte que le renégat ne mit ses menaces à effet. Au moment où nous allions jeter les rames a 1 eau, Zoraïde, voyant dans la barque son père et les autres Mores qui étaient attachés, dit au renégat de me demander que je lui fisse la grâce de relâcher ees Mores, et 440 DON QUICHOTTE. de rendre à son père la liberté, parce quelle se précipiterait plutôt dans la mer, que de voir devant ses yeux, et par rapport à elle', emmener captif un père qui l’avait si tendrement aimée. Le renégat me transmit sa prière, et je répondis que j’étais prêt à la contenter. Mais il répliqua (pie cela n’était pas possible. « Si nous les laissons ici, me dit-il, ils vont appeler au secours, mettre la ville en rumeur, et ils seront cause qu’on enverra de légères frégates à notre pour­ suite , qu’on nous cernera par terre et par mer, et que nous ne pourrons nous échapper. Ce qu’on peut faire, c’est de leur donner la liberté en arrivant au pre­ mier pavs chrétien. » Nous nous rendîmes tous à cet avis, et Zoraïde, à laquelle on expliqua les motifs qui nous obligeaient à ne point faire sur-le-champ ce quelle désirait, s’en montra satisfaite. Aussitôt, en grand silence, mais avec une joyeuse célérité, chacun de nos vigoureux rameurs saisit son aviron, et nous commençâmes, en nous recomman­ dant à Dieu du profond de nos cœurs, à voguer dans la direction des îles Baléares, qui sont le pays chrétien le plus voisin. Mais comme le vent d’est soufflait assez fort et que la mer était un peu houleuse, il devint impossible de suivre la route de Mayorque, et nous fumes obligés de longer le rivage du côté d’Oran, non sans grande inquiétude d’être découverts de la petite ville de Sargel, (pii, sur cette côte, n’est pas à plus de soixante milles d’Alger. Nous craignions aussi de rencontrer dans ces parages quelque galiote de celles qui amènent des marchandises de Té- touan, bien que chacun de nous comptât assez sur lui et sur les autres pour espérer, si nous rencontrions une galiote de commerce qui ne fut point armée en course, non-seulement de ne pas être pris, mais, au contraire, de prendre un bâtiment ou nous pourrions achever plus sûrement notre voyage. Tandis qu’on naviguait ainsi, Zoraïde restait à mes côtés, la tête cachée dans mes mains pour ne pas voir son père, et j ’entendais qu elle appelait tout bas Lella Maryem , en la priant de nous assister. Nous avions fait environ trente milles quand le jour commença de poindre; mais nous étions à peine à trois portées d’arquebuse de la terre, que nous vîmes entièrement déserte et sans personne qui pût nous découvrir. Cependant, à force de rames, nous gagnâmes la pleine mer, qui s’était un peu calmée, et, quand nous fûmes à deux lieues environ de la côte, on donna l’ordre de ramer de quart pendant que nous prendrions quelque nourriture, car la barque était abondamment pourvue. M ais les rameurs répondirent qu’il n’était pas encore temps de prendre du repos , qu’on pouvait donner à manger â ceux qui n’avaient point affaire, et qu’ils ne voulaient pour rien au monde déposer les rames. On leur obéit, et, presque au même instant, un grand vent s’éleva, (pii nous força d’ouvrir les voiles et de laisser la rame, en mettant le cap sur Oran, car il n’était pas possible de suivre une autre direction. Cette manœuvre se fit avec rapidité, et nous naviguâmes â la voile, faisant plus de huit milles à l’heure, sans autre crainte que celle de rencontrer un bâtiment armé en course. Nous donnâmes à manger aux Mores bagarins, que le T A N D IS Q U ’O N N A V IG U A IT A IN SI , Z O I1 A 1D A R E ST A IT A M E S C O T É S. 443 renégat consola en leur disant qu’ils n’étaient point captifs, et qu’à la première occasion la liberté leur serait rendue. Il tint le même langage au père de Zoraïde; mais le vieillard répondit : « Je pourrais, 6 chrétiens, attendre toute autre chose de votre générosité et de votre courtoisie ; mais ne me croyez pas assez simple pour imaginer que vous allez me donner la liberté. 4 ous ne vous êtes pas exposés assurément aux périls qu’il y avait à me 1 enlever pour me la rendre si libéralement, surtout sachant qui je suis et quels avantages vous pouvez retirer en m’imposant une rançon. S il vous plaît d en fixer le prix, je vous offre dès maintenant tout ce que vous vou­ drez pour moi et pour cette pauvre enfant, qui est la meilleure et la plus chère partie de mon âme. » En achevant ces mots, il se mit à pleurer si amèrement, qu il nous fit à tous compassion, et qu’il força Zoraïde à jeter la vue sur lui. Quand elle le vit ainsi pleurer, elle s’attendrit, se leva de mes genoux pour aller embrasser son père, et, collant son visage au sien, ils commencèrent tous deux à fondre en larmes d’une manière si touchante, que la plupart d’entre nous sentaient aussi leurs yeux se mouiller de pleurs. Mais lorsque Agi-Morato la vit en habit de fête et chargée de tant de bijoux, il lui dit dans sa langue : « Qu’est-ce que cela, ma fille ? hier, à l’entrée de la nuit, avant que ce terrible malheur nous arrivât, je t’ai vue avec tes habits ordinaires de la maison ; et maintenant, sans que tu aies eu le temps de te vêtir, et sans que je taie donné aucune nouvelle joyeuse à célébrer en pompe et en cérémonie, je te vois parée des plus riches atours dont j ’aie pu te faire présent pendant notre plus grande prospérité? Réponds à cela, car j ’en suis plus surpris et plus inquiet que du malheur même où je me trouve. « Tout ce que le More disait à sa fille, le renégat nous le transmettait, et Zoraïde ne répondait pas un mot. Mais quand Agi-Morato vit dans un coin de la barque le coffret où elle avait coutume d’enfermer ses bijoux, et qu’il savait bien avoir laissé dans sa maison d’Alger, ne voulant pas l’apporter au jardin, il fut bien plus surpris encore, et lui demanda comment ce coffre était tombé en nos mains, et qu’est-ce qu’il y avait dedans. Alors le renégat, sans attendre la réponse de Zoraïde, répondit au vieillard : « Ne te fatigue pas, seigneur, à demander tant de choses à ta fille Zoraïde; je vais t’en répondre une seule, qui pourra satisfaire a toutes tes questions. Sache donc qu’elle est chrétienne, que c’est elle qui a été la lime de nos chaînes et la délivrance de notre captivité. Elle est venue ici de son plein gré, aussi contente, à ce que je suppose, de se voir en cette situation, que celui qui passe des té­ nèbres à la lumière, de la mort à la vie, et de l’enfer au paradis. — Est-ce vrai, ma fdle, ce que dit celui-là? s’écria le More. — 1 1 en est ainsi, répondit Zoraïde. — Quoi! répliqua le vieillard, tu es chrétienne, et c’est toi qui as mis ton père au pouvoir de ses ennemis ? DON QUICHOTTE. 444 DON QUICHOTTE. — Chrétienne, oui, je le suis, reprit Zoraïde, mais non celle qui t’a mis en cet état, car jamais mon désir n’a été de t’abandonner, ni de te faire du mal, mais seulement de faire mon bien. — Et quel bien t'es-tu fait, ma fille? — Pour cela, répondit-elle, demande-le à Lella Maryem; elle saura te le dire mieux que moi. » A peine le More eut-il entendu cette réponse, qu’avec une incroyable célérité il se jeta dans l’eau la tête la première, et il se serait infailliblement noyé si le long vêtement qu il portait ne l’eût un peu soutenu sur les flots. Aux cris de Zoraïde nous accourûmes tous, et, le saisissant par son cafetan, nous le retirâmes à demi noyé et sans connaissance; ce qui causa une si vive douleur à Zoraïde quelle se mit, comme s il eût été sans vie, à pousser sur son corps les plus tendres et les plus douloureux sanglots. Nous le pendîmes la tête en bas; il rendit beaucoup d’eau, et revint à lui au bout de deux heures. Pendant ce temps le vent ayant changé, nous fûmes obligés de nous rapprocher de terre, et de faire force de rames pour 11e pas être jetés à la cote. Mais notre bonne étoile permit (pie nous arrivassions à une cale que forme un petit promontoire appelé par les Mores cap de la Cava rhoumia, qui veut dire en notre langue de la JSIauvaise femme chrétienne. C’est une tradition parmi eux qu’en cet endroit est enterrée cette Cava qui causa la perte de l’Espagne, parce qu’en leur langue cava veut dire mauvaise fem m e9, et rhoumia, chrétienne. Ils tiennent même à mauvais augure de jeter l’ancre dans cette cale quand la nécessité les y force, car ce n’est jamais sans nécessité qu’ils y abor­ dent. Pour nous, ce ne fut pas uiï gîte de mauvaise femme, mais bien un heu­ reux port de salut, tant la mer était furieuse. Nous plaçâmes nos sentinelles à terre, et, sans quitter un moment les rames, nous mangeâmes des provisions qu’avait faites le renégat : après quoi nous priâmes, du fond de nos cœurs, Dieu et Notre-Dame de nous prêter leur assistance et leur faveur pour mener à bonne fin un si heureux commencement. On se prépara, pour céder aux supplications de Zoraïde, â mettre à terre son père et les autres Mores qui étaient encore attachés; car le cœur lui manquait, et ses tendres entrailles étaient déchirées â la vue de son père lié comme un malfai­ teur, et de ses compatriotes prisonniers. Nous promîmes de lui obéir au moment du départ, puisqu’il n’y avait nui danger à les laisser en cet endroit, qui était complètement désert. Nos prières ne lurent pas si vaines que le ciel 11e les entendit; en notre faveur, le vent changea, la mer devint tranquille, et tout nous invita â continuer joyeusement notre voyage. Voyant l instant favorable, nous déliâmes les Mores, et, à leur grand étonnement, nous les mimes à terre un â un. Mais quand on descendit le père de Zoraïde, qui avait repris toute sa connaissance, il nous dit : « Pourquoi pensez-vous, chrétiens, (pie cette méchante femelle se réjouisse de ce que vous me rendez la liberté? croyez-vous que c’est parce qu'elle a pitié de moi? Non, certes; c’est pour se délivrer de la gêne que lui causerait ma présence quand elle voudra satisfaire ses désirs criminels. N allez pas imaginer que ce qui 1U £ V IE N S, M A F IL E E L IE N -A IM É E , D IS A IT -I L ; L E S C E N E S A T E T U D E , JE T E i'A H D U N N E T O U T . 1 a fait changer de religion, c est d’avoir cru que la vôtre vaut mieux que la nôtre; non, c est d avoir appris que chez vous on se livre à l’impudicité plus li­ brement que dans notre pays. » Puis, se tournant vers Zoraïde, tandis qu’avec un autre chrétien je le rete­ nais par les deux bras, pour qu’il ne fit pas quelque extravagance : « O jeune fille infâme et pervertie ! s’écria-t-il, où vas-tu, aveugle et déna­ turée, au pouvoir de ces chiens, nos ennemis naturels? Maudite soit l’heure où je t ai engendrée, . et maudits soient les tendres soins que j’ai pris de ton enfance ! » Quand je vis qu il prenait le chemin de n en pas finir de sitôt, je me hâtai de le descendre à terre, et la il continuait à grands cris ses malédictions et ses plaintes, suppliant Mahomet de prier Allah de nous détruire et de nous abimer. Lorsque, après avoir mis a la voile, nous ne pûmes plus entendre ses paroles, nous vîmes encore ses actions ; il s’arrachait les cheveux, se frappait le visage et se roulait par terre. Mais, dans un moment, il éleva si fort la voix, que nous pûmes distinctement 1 entendre : « Reviens, ma fille bien-aimée, disait-il, descends à terre; je te pardonne tout. Donne à ces hommes ton argent, qui est déjà le leur, et reviens consoler ton triste père, qui, si tu le laisses, laissera la vie sur cette plage déserte. » Zoraïde entendait tout cela, et, le cœur brisé, pleurait amèrement. Elle ne sut rien trouver de mieux à lui répondre que ce peu de paroles : «. Allah veuille, ô mon père, que Lella Maryem, qui m’a rendue chrétienne, te console dans ta tristesse. Allah sait bien que je n’ai pu m'empêcher de faire ce que j ’ai fait, et que ces chrétiens ne doivent rien à ma volonté. Quand même j’aurais voulu les laisser partir et les laisser à la maison, cela ne m’aurait pas été possible, tant mon âme avait hâte de mettre en œuvre cette résolution, qui me semble aussi sainte qu’à toi, mon bon père, elle parait coupable. « Zoraïde parlait ainsi quand son père ne pouvait plus l’entendre, et que déjà nous le perdions de vue. Tandis que je la consolais, tout le monde se remit à l’ouvrage, et nous recommençâmes à voguer avec un vent si favorable, que nous étions persuadés de nous voir, au point du jour, sur les côtes d’Espagne. Mais comme rarement, ou plutôt jamais, le bien ne vient pur et complet, sans qu’il soit accompagné ou suivi de quelque mal qui le trouble et l’altère, notre mauvaise étoile, ou peut-être les malédictions que le More avait données à sa fdle (car il faut les craindre de quelque père que ce soit), vinrent troubler notre allégresse. Nous étions en pleine mer, à plus de trois heures de la nuit, marchant voile déployée et les rames au crochet, car le vent prospère nous dispensait du travail de la chiourme, quand tout à coup, à la clarté de la lune, nous aperçûmes un vaisseau rond, qui, toutes voiles dehors et penché sur le flanc, traversait devant nous. Il était si proche, que nous fûmes obligés de carguer à la bâte pour ne point le heurter, et lui, de son côté, fit force de timon pour nous laisser le chemin libre. On se mit alors, du tillac de ce vaisseau, à nous demander qui nous étions, où DON QUICHOTTE. 447 nous allions et d on nous venions. Mais eonnne (‘es questions nous étaient laites en langue française, le renégat s’écria l)ien vite : « Que personne ne réponde : ce sont sans doute des corsaires français, qui font prise de tout. » Sur cet avis, personne ne dit mot, et, prenant un peu d’avance, nous lais­ sâmes le vaisseau sous le vent. Mais aussitôt on nous lâcha deux coups de canon, sans doute a boulets enchaînés, car la première volée coupa par la moitié notre mât, qui tomba dans la mer avec sa voile ; et le second coup, tiré presque au même instant, porta dans le corps de notre barque, qu’il perça de part en part, sans atteindre personne. Mais, nous sentant couler â fond, nous nous mimes tous â demander secours à grands cris, et à prier les gens du vaisseau de nous recueillir, s’ils ne voulaient nous voir sombrer. Ils mirent alors en panne, et jetant la chaloupe en mer, douze Français, armés de leurs arquebuses, s’approchèrent, mèches allu­ mées, de notre bâtiment. Quand ils virent notre petit nombre, et que réellement nous coulions bas, ils nous prirent à leur bord, disant que c’était f impolitesse que nous leur avions faite en refusant de répondre qui nous valait cette leçon. Notre renégat prit alors le coffre qui contenait les richesses de Zoraïde, et le jeta dans la mer, sans que personne prît garde à ce qu’il faisait. Finalement, tous nous passâmes sur le navire des Français, qui s informèrent d’abord de tout ce qu’il leur plut de savoir de nous ; puis, comme s’ils eussent été nos ennemis mortels, ils nous dépouillèrent de tout ce que nous portions ; ils prirent à Zoraïde jusqu’aux anneaux quelle avait aux jambes. Mais j’étais bien moins tourmenté des pertes dont s’affligeait Zoraïde que de la crainte de voir ces pirates passer à d’autres violences, et lui enlever, après ces riches et précieux bijoux, celui qui valait plus encore et qu elle estimait davantage. Mais, par bonheur, les désirs de ces gens ne vont pas plus loin que l’argent et le butin, dont ne peut jamais se rassasier leur avarice, qui se montra, en effet, si insatiable, qu’ils nous auraient enlevé jusqu’à nos habits de captifs, s’ils eussent pu en tirer parti. Quelques-uns d’entre eux furent d’avis de nous jeter tous à la mer, enve­ loppés dans une voile, parce qu’ils avaient l’intention de trafiquer dans quel­ ques ports d’Espagne sous pavillon breton, et que, s ils nous eussent emmenés vivants, on aurait découvert et puni leur vol. Mais le capitaine, qui avait dé­ pouillé ma chère Zoraïde, dit qu’il se contentait de sa prise, et qu’il ne voulait toucher à aucun port d’Espagne, mais continuer sa route au plus vite, passer le détroit de Gibraltar, de nuit et comme il pourrait, et regagner la Rochelle, d’où il était parti. Ils résolurent, en conséquence, de nous donner la chaloupe de leur vaisseau, et tout ce qu’il fallait pour la courte navigation qui nous restait â faire; ce qu ils exécutèrent le lendemain, en vue de la terre d’Espagne: douce et joyeuse vue, qui nous fit oublier tous nos malheurs, toutes nos misères, comme si d’autres que nous les eussent essuyés : tant est grand le bonheur de recouvrer la liberté perdue ! Il pouvait être â peu près midi quand ils nous mirent dans la chaloupe, en 448 DON QUICHOTTE. M A IS A U S S IT O T O N N O U S L A C H A D E U X C O U P S D E C A N O N DON QUICHOTTE. 4ol nous donnant deux barils d eau et quelques biscuits ; le capitaine, touché de je ne sais quelle compassion, donna meme à la belle Zoraïde, au moment de l’em­ barquer, quarante ecus d or, et ne permit point que ses soldats lui ôtassent les vêtements qu elle porte aujourd hui. Nous descendîmes dans la barque, et nous leur rendîmes grâce du bien qu ils nous faisaient, montrant plus de reconnais­ sance que de rancune. Ils prirent aussitôt le large, dans la direction du détroit; et nous, sans regarder d autre boussole que la terre qui s’offrait à nos yeux, nous nous mîmes a ramer avec tant d ardeur, qu’au coucher du soleil nous étions assez près, a ce qu’il nous sembla, pour aborder avant que la nuit fut bien avancée. Mais la lune était cachée et le ciel obscur; et, comme nous ignorions en quels parages nous étions arrivés, il ne nous parut pas prudent de prendre terre. Cependant plusieurs d'entre nous étaient de cet avis; ils voulaient que nous abordassions, fût-ce sur des rochers et loin de toute habi­ tation, parce que, disaient-ils, c’était le seul moyen d’être à l’abri de la crainte que nous devions avoir de rencontrer quelques navires des corsaires de Tétouan, lesquels quittent la Berbérie à l’entrée de la nuit, arrivent au point du jour sur les côtes d’Espagne, font quelque prise, et retournent dormir chez eux. Enfin, parmi les avis contraires, on s’arrêta à celui d’approcher peu à peu, et, si le calme de la mer le permettait, de débarquer où nous pourrions. C’est ce que nous fîmes, et il n’était pas encore minuit quand nous arrivâmes au pied d’une haute montagne, non si voisine de la mer qu’il n’y eût un peu d’espace oii l’on pût commodément aborder. Nous échouâmes notre barque sur le sable, et, sautant à terre, nous baisâmes à genoux le sol de la patrie ; puis, les yeux baignés des douces larmes de la joie, nous rendîmes grâces à Dieu, notre Seigneur, du bien incomparable qu’il nous avait fait pendant notre voyage. Nous ôtâmes ensuite de la barque les provisions qu elle contenait, et l’ayant tirée sur le rivage, nous gra­ vîmes une grande partie du flanc de la montagne; car, même arrivés là, nous ne pouvions calmer l’agitation de nos cœurs, ni nous persuader que cette terre qui nous portait fût bien une terre de chrétiens. Le jour parut plus tard que nous ne l’eussions désiré, et nous achevâmes de gagner le sommet de la montagne pour voir si de là on découvrirait un village ou des cabanes de bergers. Mais, quelque loin que nous étendissions la vue, nous n’aperçûmes ni habitation, ni sentier, ni être vivant. Toutefois nous résolûmes de pénétrer plus avant dans le pays, certains de rencontrer bientôt quelqu’un qui nous fit connaître oû nous étions. Ce qui me tourmentait le plus, c’était de voir Zoraïde marcher à pied sur cet âpre terrain ; je la pris bien un moment sur mes épaules, mais ma fatigue la fatiguait plus que son repos ne la reposait : aussi ne voulut-elle plus me laisser prendre cette peine, et elle cheminait, en me donnant la main, avec patience et gaieté. Nous avions à peine fait un quart de lieue, que le bruit d’une clochette frappa nos oreilles. A ce bruit qui annonçait le voisinage d’un troupeau, nous regardâmes attentivement si quelqu’un se montrait, et nous aperçûmes, au pied d’un liège, un jeune pâtre qui s’amusait paisiblement à DON QUICHOTTE. tailler un bâton avec son couteau. Nous l’appelâmes, et lui, tournant la tète, se leva cl un bond. Mais, à ce cjue nous sûmes depuis, les premiers cpi il aperçut lurent Zoraïde et le renégat, et, comme il les vit en habit moresque, il crut cpie tous les Mores de la Berbérie étaient «à ses trousses. Se sauvant donc de toute la vitesse de ses jambes à travers le bois, il se mit à crier à tue-tête : « Aux Mores ! aux Mores ! Les Mores sont dans le pays ! Aux Mores ! aux armes ! aux armes î » A ces cris, nous demeurâmes tous fort déconcertés, et nous ne savions que faire; mais, considérant que le pâtre, en criant de la sorte, allait répandre 1 alarme dans le pays, et que la cavalerie garde-côte viendrait bientôt nous recon­ naître, nous fîmes ôter au renégat ses vêtements turcs, et il mit une veste ou casaque de captif, qu’un des nôtres lui donna, restant les bras en chemise ; puis, après nous être recommandés à Dieu, nous suivîmes le même chemin qu’avait pris le berger, attendant que la cavalerie de la côte vint fondre sur nous. Notre pensée ne nous trompa point : deux heures ne s’étaient pas encore écoulées, lorsqu’en débouchant des broussailles dans la plaine, nous découvrîmes une cinquantaine de cavaliers (pii venaient au grand trot à notre rencontre. Dès que nous les aper­ çûmes, nous finies balte pour les attendre. Quand ils furent arrivés, et qu’au lieu de Mores qu ils cherchaient, ils virent tant de pauvres chrétiens, ils s’arrêtèrent tout surpris, et l’un d’eux nous demanda si c’était par hasard à propos de nous qu’un pâtre avait appelé aux armes. « Oui, » lui répondis-je ; et, comme je voulais commencer à lui raconter mon aventure, à lui dire d’où nous venions et qui nous étions, un chrétien de ceux qui venaient avec nous reconnut le cavalier qui m’avait fait la question ; et, sans me laisser dire un mot de plus, il s’écria : « Grâces soient rendues à Dieu, qui nous a conduits en si bon port ! car, si je ne me trompe, la terre que nous foulons est celle de Velez-Malaga, à moins (jue les longues années de ma captivité ne m’aient ôté la mémoire au point de ne plus me rappeler que vous, seigneur, qui nous demandez qui nous sommes, vous êtes mon oncle don Pedro de Bustamante. » A peine le captif chrétien eut-il dit ces mots, que le cavalier sauta de son cheval, et vint serrer le jeune homme dans ses bras. « Ab ! s’écria-t-il, je te reconnais, neveu de mon âme et de ma vie, toi que j ’ai pleuré pour mort, ainsi que ma sœur, ta mère, et tous les tiens, qui sont encore vivants. Dieu leur a fait la grâce de leur conserver la vie pour qu’ils jouissent du plaisir de te revoir. Nous venions d’apprendre que tu étais à Alger, et je comprends, à tes habits et à ceux de toute cette compagnie, que vous avez miraculeusement recouvré la liberté. — Bien de plus vrai, reprit le jeune homme, et le temps 11e nous manquera pas pour vous conter toutes nos aventures. » Quand les cavaliers entendirent que nous étions des captifs chrétiens, ils mirent tous pied à terre, et chacun nous offrit son cheval pour nous mener à la 4o*2 453 \illt1 de Velez-Malaga, qui était a une lieue et demie. Quelques-uns d entre eux, auxquels nous dîmes où nous avions laissé notre barque, retournèrent la clier- eliei pour la poi tei a la ville. Les autres nous firent monter en croupe, et Zoraïde s assit sui le cheval de 1 onele de notre compagnon. Toute la population de la Aille, ayant appris notre arrivée par quelqu’un qui avait pris les devants, sortit a notre rencontre. Ces gens ne s étonnaient pas de voir des captifs délivrés, ni des Moi es captifs, puisque sur tout ce rivage ils sont habitués à voir des uns et des autres ; mais ils s étonnaient de la beauté de Zoraïde, qui était alors dans tout son éclat : car la fatigue de la marche et la joie de se voir enfin, sans crainte de disgrâce, en pays de chrétiens, animaient son visage de si vives cou­ leurs, que, si la tendresse ne m aveuglait point, j aurais osé dire qu’il n’y avait pas dans le monde entier une plus belle créature. Nous allâmes tout droit à l'église, rendre grâces a Dieu de la faveur qu il nous avait faite, et Zoraïde, en entrant dans le temple, s’écria qu’il y avait là des figures qui ressemblaient à celle de Lella Maryem. Nous lui dîmes que c étaient ses images, et le renégat lui fit comprendre du mieux qu’il put ce que ces images signifiaient, afin qu elle les adorât, comme si réellement chacune d’elles eût été la même Lella Maryem qui lui était apparue. Zoraïde, qui a l intelligence vive et un esprit naturel pénétrant, comprit aussitôt tout ce qu’on lui dit à propos des images10. De là nous fûmes ramenés dans la ville, et distribués tous en différentes maisons. Mais le chrétien qui était du pays nous conduisit, le renégat, Zoraïde et moi, dans celle de ses parents, qui jouis­ saient d’une honnête aisance, et qui nous accueillirent avec autant d’amour que leur propre fils. Nous restâmes six jours à Velez, au bout desquels le renégat, ayant fait dresser une enquête, se rendit à Grenade pour rentrer, par le moyen de la sainte Inquisition, dans le saint giron de l Eglise. Les autres chrétiens délivrés s’en allèrent chacun où il leur plut. Nous restâmes seuls, Zoraïde et moi, n’ayant que les écus qu elle devait à la courtoisie du capitaine français. J ’en achetai cet animal qui fait sa monture, et. lui servant jusqu’à cette heure de père et d écuyer, mais non d’époux, je la mène à mon pays, dans l’intention de savoir si mon père est encore vivant, ou si quelqu’un de mes frères a trouvé plus que moi la fortune favorable, bien que le ciel, en me donnant Zoraïde pour compagne, ait rendu mon sort tel, que nul autre, quelque heureux qu’il pût être, 11e me semblerait aussi désirable. La patience avec laquelle Zoraïde supporte toutes les incommo­ dités, toutes les privations qu’entraîne après soi la pauvreté, et le désir qu’elle montre de se voir enfin chrétienne, sont si grands, si admirables, que j en suis émerveillé et que je me consacre à la servir tout le reste de ma vie. Cependant le bonheur que j éprouve à penser que je suis à elle et qu elle est à moi est troublé par une autre pensée : je ne sais si je trouverai dans mon pays quelque humble asile où la recueillir, si le temps et la mort n’auront pas fait tant de ravages dans la fortune et la vie de mon père et de mes frères, que je ne trouve, a leur place, personne qui daigne seulement me reconnaître. \ oilà, seigneurs, tout ce que DON QUICHOTTE. 454 DON QUICHOTTE j’avais à vous dire de mon histoire ; si elle est agréable et curieuse, c’est à vos intelligences éclairées qu il appartient d’en juger. Quant à moi, j’aurais voulu la conter plus brièvement, bien que la crainte de vous fatiguer m’ait fait taire plus d’une circonstance et plus d’un détail11. CHAPITRE XLII. QUI TRAITE DE CE QUI ARRIVA ENCORE DANS L ’ HOTE LLE RIE , ET DE P L U SI E U R S AUTRES CHOSES DIGNES D’ÊTRE CONNUES. Après ces dernières paroles, le captif se tut, et don Fernand lui dit : « En vérité, seigneur capitaine, la manière dont vous avez raconté ces étranges aventures a été telle, qu’elle égale la nouveauté et l’intérêt des aventures mêmes. Tout y est curieux, extraordinaire, plein d incidents qui surprennent et ravissent ceux qui les entendent ; et nous avons eu tant de plaisir à vous écouter, que, dut le jour de demain nous trouver encore occupés à la même histoire, nous nous réjouirions de l’entendre conter une seconde fois. » Cela dit, Cardénio et tous les autres convives se mirent au service du capi­ taine captif avec des propos si affectueux et si sincères, qu il n eut qu’à s’applaudir de leur bienveillance. Don Fernand lui offrit, entre autres choses, s il voulait revenir avec lui, de faire en sorte que sou frère le marquis fût parrain de Zoraïde ; il lui offrit également de le mettre en état d’arriver dans son pays avec les com­ modités et la considération (pie méritait sa personne. Le captif le remercia cour­ toisement, mais ne voulut accepter aucune de ses offres libérales. Cependant le jour baissait, et quand la nuit fut venue, un carrosse s’arrêta Jl 4 devant la porte de 1 hôtellerie, entouré de quelques hommes à cheval, qui deman­ dèrent à loger. L hôtesse répondit qu il n’y avait pas un pied carré de libre dans toute la maison. « Parbleu! s’écria h un des cavaliers qui avait déjà mis pied à terre, quoi qu il en soit, il y aura bien place pour monsieur l’auditeur1, qui vient dans cette voiture. » A ce nom, 1 hôtesse se troubla : « Sei gneur, reprit-elle, ce qu’il y a, c’est que je n’ai pas de lits. Si Sa Grâce monsieur h auditeur en apporte un, comme je le suppose, qu’il soit le bien­ venu. Mon mari et moi nous quitterons notre chambre, pour que Sa Grâce s’y établisse. — A la bonne heure! » dit l’écuver. En ce moment descendait du carrosse un homme dont le costume annonçait de quel emploi il était revêtu. Sa longue robe aux manches tailladées faisait assez connaître qu’il était auditeur, comme l’avait dit son valet. Il conduisait par la main une jeune fdle d’environ seize ans, en habit de voyage, si élégante, si fraîche et si belle, que sa vue excita l’admiration de tout le monde, au point que, si I on n’eût pas eu sous les yeux Dorothée, Luscinde et Zoraïde, qui se trouvaient ensemble dans 1 hôtellerie, on aurait cru qu’il était difficile de rencon­ trer une beauté comparable à celle de cette jeune personne. Don Quichotte se trouvait présent à l’arrivée de l’auditeur. Dès qu’il le vit entrer avec la demoi­ selle, il lui dit: « C’est en toute assurance que Votre Grâce peut entrer et prendre ses ébats dans ce château. 11 est étroit et assez mal fourni ; mais il n’y a ni gène ni incom­ modité dans ce monde qui ne cèdent aux armes et aux lettres, surtout quand les armes et les lettres ont la beauté pour compagne et pour guide, comme font jus­ tement les lettres de \ otre Grâce dans cette belle damoiselle, devant qui non-seu­ lement les châteaux doivent ouvrir leurs portes, mais les rochers se fendre et les montagnes s’aplanir pour lui livrer passage. Que Votre Grâce, dis-je, entre dans ce paradis : elle y trouvera des étoiles et des astres dignes de faire compagnie au soleil que Votre Grâce conduit par la main ; elle y trouvera les armes à leur poste, et la beauté dans toute son excellence. « L auditeur demeura tout interdit de la harangue de don Quichotte, qu’il se mit à considérer des pieds à la tète, aussi étonné de son aspect que de ses paroles ; et, sans en trouver une seule à lui répondre, il tomba dans une autre surprise quand il vit paraître Luscinde, Dorothée et Zoraïde, qui, à la nouvelle de l’arrivée de nouveaux hôtes, et au récit que leur avait fait 1 hôtesse des attraits de la jeune fdle, étaient accourues pour la voir et lui faire accueil. Don Fernand, Cardénio et le curé firent au seigneur auditeur de plus simples politesses et des offres de meilleur ton. Après quoi il entra dans l’hôtellerie, aussi confondu de ce qu’il voyait (pie de ce qu’il avait entendu, et les beautés de la maison souhaitèrent la bienvenue à la belle voyageuse. Finalement, 1 auditeur reconnut aussitôt qu’il n’y 456 DON QUICHOTTE. DON QUICHOTTE. 457 avait la que des gens de qualité; mais l’aspect, le visage et le maintien de don Quichotte le déconcertaient. Quand ils eurent tous échangé des courtoisies et des offres de service, quand ils eurent reconnu et mesuré les commodités que pré­ sentait 1 hôtellerie , on s’arrêta au parti déjà pris précédemment de faire entrer toutes les dames dans le galetas tant de lois mentionné, tandis que les hommes resteraient dehors pour leur faire garde. L’auditeur consentit volontiers à ce que sa fdle (car la jeune personne l’était en effet) s’en allât avec ces dames, ce quelle fit de très-bon cœur. Avec une partie du chétif lit de l’hôtelier et de celui qu’apportait l’auditeur, elles s’arrangèrent pour la nuit mieux qu elles ne l’avaient espéré. Pour le captif, dès le premier regard jeté sur l’auditeur, le cœur lui avait dit, par de secrets mouvements, que c’était son frère. Il alla questionner l’un des écuyers qui l’accompagnaient, et lui demanda comment s’appelait ce magistrat, et s’il savait quel était son pays. L’écuyer répondit que son maître s’appelait le licencié Juan Perez de A iedma, natif, à ce qu’il avait ouï dire, d’un bourg des montagnes de Léon. Ce récit, joint à ce qu’il voyait, acheva de confirmer le captif dans la pensée que l’auditeur était celui de ses frères qui, par le conseil de leur père, avait suivi la carrière des lettres. Emu et ravi de cette rencontre , il prit à part don Fernand, Cardénio et le curé, pour leur conter ce qui lui arrivait, en les assurant que cet auditeur était bien son frère. L’écuyer lui avait dit également qu’il allait à Mexico, revêtu d’une charge d’auditeur des Indes à l’audience de cette capitale. Enfin, il avait appris que la jeune personne qui l’accompagnait était sa fille, dont la mère, morte en la mettant au monde , avait laissé son mari fort riche par la dot restée en héritage à la fille. Le captif leur demanda conseil sur la manière de se découvrir, ou plutôt d’éprouver d’abord si, lorsqu il se serait découvert, son frère le repousserait, en le voyant pauvre , ou l’accueillerait avec des entrailles fraternelles. « Laissez-moi, dit le curé, le soin de faire cette expérience. D’ailleurs, il n’y a point à douter, seigneur capitaine, que vous ne soyez bien accueilli, car le mérite et la prudence que montre votre frère dans ses manières et son maintien n’indi­ quent point qu’il soit arrogant ou ingrat, et qu’il ne sache pas apprécier les coups de la fortune. — Cependant, reprit le capitaine, je voudrais me faire connaître, non pas brusquement, mais par un détour. — Je vous répète, répliqua le curé, que j ’arrangerai les choses de façon que nous soyons tous satisfaits. » En ce moment, le souper venait d’être servi. Tous les hôtes s’assirent à la table commune, excepté le captif, et les dames, qui soupèrent seules dans leur appartement. Au milieu du repas, le curé prit la parole : « Du même nom que Votre Grâce, seigneur auditeur, dit-il, j ’ai eu un cama­ rade à Constantinople, où je suis resté captif quelques années. Ce camarade était un des plus vaillants soldats, un des meilleurs capitaines qu’il y eût dans toute i — 58 458 DON QUICHOTTE. 1 infanterie espagnole; mais, autant il était brave et plein de cœur, autant il était malheureux. — Et comment s’appelait ce capitaine, seigneur licencié? demanda l’au­ diteur. — Il s’appelait, reprit le curé, Rui2 Perez de Viedma, et il était natif d’un bourg des montagnes de Léon. Il me raconta une aventure qui lui était arrivée avec son père et ses frères, telle que, si elle m’eût été rapportée par un homme moins sincère et moins digne de foi, je l’aurais prise pour nue de ces histoires que les vieilles femmes content l’hiver au coin du feu. Il me dit, en effet, que son père avait divisé sa fortune entre trois fils qu’il avait, en leur donnant certains conseils meilleurs que ceux de Caton. Ce que je puis dire, c’est que le choix qu’avait fait ce gentilhomme de la carrière des armes lui avait si bien réussi, qu’en peu d’années, par sa valeur et sa belle conduite, et sans autre appui que son mérite éclatant, il parvint au grade de capitaine d’infanterie, et se vit en passe d’être promu bientôt à celui de mestre de camp. Mais alors la fortune lui devint contraire; car, justement comme il devait attendre toutes ses faveurs, il éprouva ses rigueurs les plus cruelles. En un mot, il perdit la liberté dans riieureuse et célèbre journée où tant d autres la recouvrèrent, à la bataille de Lépante. Moi, je la perdis à la Goulette, et depuis, par une série d’événements divers, nous fûmes camarades à Constantinople. De là il fut conduit à Alger, où je sais qu’il lui arriva une des plus étranges aventures qui se soient jamais passées au monde. » Le curé, continuant de la sorte, raconta succinctement l’histoire de Zoraïde et du capitaine. A tout ce récit, l’auditeur était si attentif que jamais il n’avait été aussi auditeur qu’en ce moment. Le curé , toutefois , n’alla pas plus loin que le jour où les pirates français dépouillèrent les chrétiens qui montaient la barque ; il s’arrêta à la pauvre et triste condition où son camarade et la belle Moresque étaient restés réduits , ajoutant qu’il ignorait ce qu’ils étaient devenus ; s’ils avaient pu aborder eu Espagne , ou si les Français les avaient emmenés avec eux. Ce que disait le curé était écouté fort attentivement par le capitaine, qui, d’un lieu à l’écart, examinait tous les mouvements que faisait son frère. Celui-ci, quand il vit que le curé avait achevé son histoire, poussa un profond soupir et s’écria, les yeux mouillés de larmes : « Oh ! seigneur, si vous saviez à qui s ’adressent les nouvelles que vous venez de me conter, et comment elles me touchent dans un endroit tellement sensible, qu’en dépit de toute ma réserve et toute ma prudence, elles m’arrachent les pleurs dont vous voyez mes yeux se remplir! Ce capitaine si valeureux, c’est mon frère ainé , lequel, comme doué d’une âme plus forte et de plus hautes pensées que moi et mon autre cadet, choisit le glorieux exercice de la guerre, l une des trois carrières que notre père nous proposa, ainsi que vous le rapporta votre camarade, dans cette histoire qui vous semblait un conte de bonne femme. Moi j’ai suivi la carrière des lettres, ou Dieu et ma diligence m’ont fait arriver à l’emploi dont DON QUICHOTTE. 459 vous me voyez revêtu. Mon frère cadet est au Pérou, si riche que, de ce qu’il nous a envoyé a mon père et à moi, non-seulement il a bien rendu la part de fortune qu il avait emportée, mais qu’il a donné aux mains de mon père le moyen de rassasier leur libéralité naturelle; et j’ai pu moi-même suivre mes études avec plus de décence et de considération, et parvenir plus aisément au poste où je me vois. Mon père vit encore, mais mourant du désir de savoir ce qu’est devenu son fils aîné, et suppliant Dieu, dans de continuelles prières, que la mort ne ferme pas ses yeux (pi il liait vu vivants ceux de son fils. Ce qui m’étonne, c’est que mon frère, sage et avisé comme il est, liait point songé, au milieu de tant de traverses, d afflictions et d’événements heureux, à donner de ses nouvelles à sa famille. Certes, si mon père ou quelqu'un de nous eût connu son sort, il n’aurait pas eu besoin d’attendre le miracle de la canne de jonc pour obtenir son rachat. Maintenant, ce qui cause ma crainte, c’est de savoir si ces Français lui auront rendu la liberté, ou s’ils l’auront mis à mort pour cacher leur vol. Cela sera cause ([lie je continuerai mon voyage, non plus joyeusement comme je lai commencé, mais plein de mélancolie et de tristesse. O mon bon frère, qui pourrait me dire où tu es à présent, pour que j ’aille te chercher et te délivrer de tes peines, fût-ce même au prix des miennes? Oh! qui portera à notre vieux père la nouvelle (pie tu es encore vivant, fusses-tu dans les cachots souterrains les plus profonds de la Berhérie ! car ses richesses, celles de mon frère et les miennes, sauront bien t’en tirer. Et to i, belle et généreuse Zoraïde, que ne puis-je te rendre le bien que tu as fait à mon frère! que ne puis-je assister à la renaissance de ton âme, et à ces noces qui nous combleraient tous de bonheur ! C’était par ces propos et d’autres semblables que l ’auditeur exprimait ses sentiments aux nouvelles qu il recevait de son frère, avec une tendresse si tou­ chante, (pie ceux qui l’écoutaient montraient aussi la part qu’ils prenaient à son affliction. Le curé, voyant quelle heureuse issue avaient eue sa ruse et le désir du capitaine, ne voulut pas les tenir plus longtemps dans la tristesse. Il se leva de table, et entra dans l’appartement ou se trouvait Zoraïde, qu il ramena par la main, suivie de Luscinde, de Dorothée et de la fille de 1 auditeur. Le capitaine attendait encore ce qu’allait faire le curé. Celui-ci le prit de 1 autre main, et, les conduisant tous deux à ses côtés, il revint dans la chambre où étaient 1 auditeur et les autres convives. « Séchez vos larmes, seigneur auditeur, lui dit-il, et que vos désirs soient pleinement comblés. Voici devant vous votre digne frère et votre aimable belle- sœur. Celui-ci, c’est le capitaine Yiedma; celle-là, c’est la belle Moresque dont il a reçu tant de bienfaits; et les pirates français les ont mis dans la pain reté où vous les voyez, pour que vous montriez a leur égard la générosité de Aotre noble cœur. » Le capitaine accourut aussitôt embrasser son frère, qui, dans sa surprise, lui mit d’abord les deux mains sur l’estomac pour l’examiner à distance ; mais , dès 4 6 0 DON QUICHOTTE. fjii il eut achevé de le reconnaître, il le serra si étroitement dans ses bras , en versant des larmes de joie et de tendresse, que la plupart des assistants ne purent retenir les leurs. Quant aux paroles que se dirent les deux (rères et aux senti­ ments qu ils se témoignèrent, à peine, je crois, peut-on les imaginer, à plus forte raison les écrire. Tantôt ils se racontaient brièvement leurs aventures, tantôt ils faisaient éclater la bonne amitié de deux frères; l’auditeur embrassait Zoraïde , puis il lui offrait sa fortune, puis il la faisait embrasser par sa bile; puis la jolie chrétienne et la belle Moresque arrachaient de nouveau, par leurs transports, des larmes à tout le monde. D’un côté, don Quichotte considérait avec attention, et sans mot dire, ces événements étranges, qu’il attribuait tous aux chimères de sa chevalerie errante; de l’autre, on décidait que le capitaine et Zoraïde retourne­ raient avec leur frère à Séville , et qu’ils informeraient leur père de la délivrance et de la rencontre de son bis , pour qu’il accourut, comme il pourrait, aux noces et au baptême de Zoraïde. Il n’était pas possible à l’auditeur de changer de route ou de retarder son voyage, parce, qu’il avait appris qu’à un mois de là une flotte partait de Séville pour la Nouvelle-Espagne, et qu’il lui aurait été fort préjudiciable de perdre cette occasion. Finalement, tout le monde fut ravi et joyeux de l’heureuse aventure du captif, et, comme la nuit avait presque fait les deux tiers de son chemin, chacun résolut d’aller reposer le peu de temps qui restait jusqu’au jour. Don Quichotte s’offrit à faire la garde du château, abn que quelque géant, ou quelque autre félon malintentionné, attiré par l’appât du trésor de beautés que ce château renfermait, ne vint les y troubler. Ceux qui le connaissaient lui ren­ dirent grâce de son offre, et apprirent à l’auditeur l’étrange humeur de don Quichotte, ce qui le divertit beaucoup. Le seul Sancho Panza se désespérait de veiller si tard, et seul il s’arrangea pour la nuit mieux que tous les autres, en se couchant sur les harnais de son âne, qui faillirent lui coûter si cher, comme on le verra dans la suite. Les dames rentrées dans leur appartement, et les hommes s’arrangeant du moins mal qu’il leur fut possible, don Quichotte sortit de l’hôtellerie pour se mettre en sentinelle, et faire, comme il l’avait promis, la garde du château. Or, il arriva qu’au moment où l’aube du jour allait poindre, les dames enten­ dirent tout à coup une voix si douce et si mélodieuse, qu elles se mirent toutes à F écouter attentivement, surtout Dorothée, qui s’était éveillée la première, tandis que dona Clara de Yiedma, la bile de l’auditeur, dormait à ses côtés. Aucune d’elles ne pouvait imaginer quelle était la personne qui chantait si bien ; c’était une voix seule, que n’accompagnait aucun instrument. Il leur semblait qu’on chantait, tantôt dans la cour, tantôt dans l ’écurie. Pendant qu’elles étaient ainsi non moins étonnées qu’attentives, Cardénio s’approcha de la porte de leur appartement : « Si l’on ne dort pas, dit-il, qu’on écoute, et l’on entendra la voix d’un garçon muletier qui de telle sorte chante, qu’il enchante. DON QUICHOTTE 461 — Nous sommes à l’écouter, seigneur, ® répondit Dorothée, et Cardénio s’éloigna. Alors Dorothée, prêtant de plus en plus toute son attention, entendit qu’on chantait les couplets suivants. CHAPITRE XLIII. OÙ L ’ ON RACONTE L ’ A G R É A B L E H IST OIR E DU GARÇON M U L E T I E R , AVEC D’ AUTRES É T R A N G E S ÉVÉ NEM ENT S , A R R IV É S DANS L ’ H Ô T E L L E R I E . « Je suis marinier de l ’Amour, et, sur son océan profond, je navigue sans espérance de rencontrer aucun port. « Je vais à la suite d’une étoile que je découvre de loin, plus belle et plus resplendissante qu’aucune de celles qu’aperçut Palinure1. « Je ne sais point où elle me conduit; aussi navigué-je incertain, ayant lame attentive à la regarder, soucieuse et sans autre souci. « D’importunes précautions, une honnêteté contre l’usage, sont les nuages qui me la cachent, quand je fais le plus d’efforts pour la voir. « O claire* et brillante étoile, dont je me consume à suivre la lumière, l’in­ stant où je te perdrai de vue sera l’instant de ma mort. » Le chanteur en était arrivé la, quand Dorothée vint à penser qu’il serait mal que Clara fût privée d entendre une si belle voix. Elle la secoua légèrement d’un et d’autre côté, et lui dit en l’éveillant : « Pardonne-moi, jeune /ille, si je t’éveille, car je le lais pour que tu aies le plaisii (I entendre la plus charmante voix que tu aies peut-être entendue dans toute ta vie. » Clara, a demi éveillée, se frotta les yeux, et, n’ayant pas compris la première lois ce que lui disait Dorothée, elle la pria de le lui répéter. Celle-ci lui redit la même chose, ce (pii rendit aussitôt Clara fort attentive ; mais à peine eut- elle entendu deux ou trois des vers que continuait à chanter le jeune homme, (pi elle fut prise tout a coup d un tremblement de tous ses membres, comme si elle eut éprouvé un accès de violente lièvre quarte ; e t , se jetant au cou DON QUICHOTTE. 463 de Dorothée : « Ah ! dame de mon ame et de ma vie, s’écria-t-elle, pourquoi m’as-tu réveillée? Le plus grand bien que pouvait me faire la fortune en ce moment, c était de me tenir les yeux et les oreilles fermés pour m’empêcher de voir et d’entendre cet infortuné musicien. — Que dis-tu la, jeune fille ? répondit Dorothée. Pense donc que le chan­ teur est, à ce qu’on dit, un garçon muletier. — C est un seigneur de terres et d’âmes, reprit Clara, et si bien sei­ gneur de la mienne, que, s’il ne veut pas s’en défaire, elle lui restera toute l’éternité. « Dorothée demeura toute surprise des propos passionnés de la jeune personne, trouvant qu’ils surpassaient de beaucoup la portée d intelligence qu’on devait attendre de son â^e.O « \ ous parlez de telle sorte, lui dit-elle, que je ne puis vous comprendre. Expliquez-vous plus clairement : que voulez-vous dire de ces âmes et de ces terres, et de ce musicien dont la voix vous a causé tant d’émotion? Mais non, ne me dites rien à présent ; je ne veux pas, pour m’occuper de vos alarmes, perdre le plaisir que j ’éprouve â écouter le chanteur, qui commence, â ce qu’il me semble, de nouveaux vers et un nouvel air. — Comme il vous plaira, » répondit la fille de l’auditeur; et, pour ne point entendre, elle se boucha les oreilles avec les deux mains. Dorothée s’étonna de nouveau ; mais prêtant toute son attention à la voix du chanteur, elle entendit qu’il continuait de la sorte : « O ma douce espérance, qui, surmontant les obstacles et les impossibilités, suis avec constance la route que tu te traces et t ouvres toi-même, 11e t évanouis point en te voyant â chaque pas près du pas de ta mort. « Ce 11e sont point des indolents qui remportent d honorables triomphes, d’éclatantes victoires; et ceux-lâ 11e parviennent point au bonheur, qui, sans faire face â la fortune, livrent nonchalamment tous leurs sens â la molle oisiveté. car « Que l’amour vende cher ses gloires, c’est grande raison et grande justice, il n’est pas de plus précieux bijou que celui qui se contrôle au titre de son plaisir; et c’est une chose évidente, que ce qui coûte peu ne s estime pas beaucoup. « L’opiniâtreté de l’amour parvient quelquefois à des choses impossibles; ainsi, bien que la mienne poursuive les plus difficiles, toutefois je ne perds pas l’espoir de m’élever de la terre au ciel. » En cet endroit, la voix mit fin à son chant, et Clara recommença ses soupirs. Tout cela enflammait le désir de Dorothée, qui voulait savoir la cause de chants si doux et de pleurs si amers. Aussi s’empressa-t-elle de lui demander une autre lois ce qu elle avait voulu dire. Alors Clara, dans la crainte que Luscinde ne l’entendit, serrant étroitement Dorothée dans ses bras, mit sa bouche si près de l ’oreille de sa compagne, qu’elle pouvait parler avec toute confiance., sans être entendue de nulle autre. « Celui qui chante, ma chère dame, lui dit-elle, est fils d’un gentilhomme du royaume d’Aragon, seigneur de deux seigneuries. 1 1 demeurait en lace de la maison de mon père, à Madrid, et, bien que mon père eût soin de fermer les fenêtres de sa maison avec des rideaux de toile en hiver, et des jalousies en été *, je ne sais comment cela se fit, mais ce jeune gentilhomme, qui faisait ses études, m aperçut, à l’église ou autre part. Finalement, il devint amoureux de moi, et me le fit comprendre des fenêtres de sa maison, avec tant de signes et tant de larmes, que je fus bien obligée de le croire, et même de l’aimer, sans savoir ce qu’il me voulait. Parmi les signes qu’il me faisait, l’un des plus fréquents était de joindre une de ses mains avec 1 autre, pour me faire entendre qu’il se marierait avec moi. Et moi j ’aurais été bien contente qu’il en fût ainsi; mais, seule et sans mère, je ne savais à qui confier mon aventure. Aussi, je le laissais continuer, sans lui accorder aucune faveur, si ce n’est, quand mon père et le sien étaient hors de la maison, de soulever un peu les rideaux ou la jalousie, et de me laisser voir tout entière, ce qui lui faisait tellement fête, qu’il paraissait en devenir fou. Dans ce temps arriva l ’ordre du départ de mon père, que ce jeune homme apprit, mais non de moi, car je ne pus jamais le lui dire. Il tomba malade de chagrin, à ce que j ’imagine, et, le jour que nous partîmes, je ne pus parvenir à le voir pour lui dire adieu, au moins avec les yeux. Mais, au bout de deux jours que nous faisions route, en entrant dans l’auberge d’un village qui est à une journée d’ici, je le vis sur la porte de cette auberge, en habits de garçon muletier, et si bien déguisé que, si je n’avais eu son portrait gravé dans l’âme, il ne m’eût pas été possible de le reconnaître. Je le reconnus, je m’étonnai et je me réjouis. Lui me regarde en cachette de mon père, dont il évite les regards, chaque fois qu’il passe devant moi dans les chemins ou dans les auberges où nous arrivons. Comme je sais qui il est, et que je considère que c’est pour l’amour de moi qu’il fait la route à pied, avec tant de fatigue, je meurs de chagrin, et, partout où il met les pieds, moi je mets les yeux. Je ne sais pas quelle est son intention en venant de la sorte, ni comment il a pu s’échapper de la maison de son père, 404 DON QUICHOTTE. qui 1 aime passionnément, parce que c’est son unique héritier, et qu’il mérite d ailleurs d être aime, comme Votre Grâce en jugera dès qu elle pourra le voir. Je puis vous dire encore que toutes ces choses qu’il chante, il les tire de sa tète, car j ai oui dire qu il est grand poète et étudiant. Et de plus, chaque fois que je le vois ou que je 1 entends, je tremble de la tête aux pieds, dans la crainte que mon père ne le reconnaisse et ne vienne à deviner nos désirs. De ma vie je ne lui ai dit une parole, et pourtant je 1 aime de telle sorte que je ne peux vivre sans lui. Voilà, ma chère dame, tout ce que je puis vous dire de ce musicien, dont la voix vous a si fort satisfaite, et par laquelle vous reconnaîtrez bien qu’il n’est pas garçon muletier, comme vous dites, mais seigneur d’âmes et de terres , comme je vous ai dit. — Cest assez, dona Clara, s’écria Dorothée en lui donnant mille baisers, c’est assez, dis-je. Attendez que le nouveau jour paraisse, car j’espère, avec l’aide de Dieu, conduire vos affaires de telle sorte qu elles aient une aussi heureuse fin que le méri­ tent de si honnêtes commencements. — Hélas! ma bonne dame, reprit dona Clara, quelle fin se peut-il espérer, quand son père est si noble et si riche qu’il lui semblera que je ne suis pas digne, je ne dis pas d’être femme, mais servante de son fils P et quant à me marier en cachette de mon père, je ne le ferais pas pour tout ce que renferme le monde. Je voudrais seulement que ce jeune homme me laissât et s’en retournât chez lui ; peut-être qu’en ne le voyant plus, et lorsque nous serons séparés par la grande distance du chemin qui me reste à faire, la peine que j ’éprouve maintenant s’adou­ cira quelque peu, bien que je puisse dire que ce remède ne me fera pas grand effet. Et pourtant, je ne sais comment le diable s’en est mêlé, ni par où m’est entré cet amour que j ’ai pour lui, étant, moi, si jeune fille, et lui, si jeune garçon : car, en vérité , je crois que nous sommes du même âge , et je n’ai pas encore mes seize ans accomplis; du moins, à ce que dit mon père, je ne les aurai que le jour de la Saint-Michel. » Dorothée ne put s’empêcher de rire en voyant combien dona Clara parlait encore en enfant. « Reposons, lui dit-elle, pendant le peu qui reste de la nuit; Dieu nous enverra le jour, et nous en profiterons, ou je n aurais ni mains ni langue a mon service. » Elles s’endormirent après cet entretien, et dans toute l’hôtellerie régnait le plus profond silence. Il n’y avait d’éveillé que la fille de l’hôtesse et sa servante Mari- tornes, lesquelles sachant déjà de quel pied clochait don Quichotte, et qu il était a faire sentinelle autour de la maison, armé de pied en cap et à cheval, résolurent entre elles de lui jouer quelque tour, ou du moins de passer un peu le temps a écouter ses extravagances. Or, il faut savoir qu’il n’y avait pas, dans toute l'hôtellerie, une seule fenêtre qui donnât sur les champs, mais uniquement une lucarne de gieniei pai laquelle on jetait la paille dehors. Cest a cette lucarne que tinrent se mettre les deux senn- i — 59 DON QUICHOTTE. 465 demoiselles. Elles virent que Quichotte était à cheval, immobile et appuyé sur le bois de sa lance, poussant de temps à autre de si profonds et de si lamentables soupirs , qu’on eût dit qu’à chacun d’eux son âme allait s’arracher. Elles entendirent aussi qu’il disait d’une voix douce, tendre et amoureuse : « O ma dame Dulcinée du Tohoso, extrême de toute beauté, comble de l’esprit, hiite de la raison, archives des «races, dépôt des vertus, et finalement, abrégé de tout ce qu’il y a dans le monde de bon, d honnête et de délectable, que fait en ce moment Ta Grâce? Aurais-tu, par hasard, souvenance de ton chevalier captif, qui, seulement pour te servir, à tant de périls s’est volontairement exposé ? Oh ! donne-moi de ses nouvelles , astre aux trois visages4, qui peut-être, envieux du sien , t’occupes à présent à la regarder, soit qu’elle se promène en quelque galerie de ses palais somptueux, soit qu’appuyée sur quelque balcon, elle considère quel moyen s’offre d adoucir, sans péril pour sa grandeur et sa chasteté, la tempête qu’éprouve à cause d’elle mon cœur affligé, ou quelle félicité elle doit à mes peines , quel repos à mes fatigues, quelle récompense à mes services, et, finale­ ment, quelle vie à ma mort. Et toi, soleil qui te liâtes sans doute de seller tes coursiers pour te lever de bon matin et venir revoir ma dame, je t’en supplie, dès que tu la verras, salue-la de ma part; mais garde-toi bien, en la saluant, de lui donner un baiser de paix sur le visage; je serais plus jaloux de toi que tu ne le fus de cette légère ingrate qui te fit tant courir et tant suer dans les plaines de Tlies- salie, ou sur les rives du Penée ’, car je ne me rappelle pas bien où tu courus alors, amoureux et jaloux. » Don Quichotte en était là de son touchant monologue, quand la fille de l’hôtesse se mit à l’appeler du bout des lèvres, et lui dit enfin : « Mon bon seigneur, ayez la bonté , s’il vous plait, de vous approcher d’ici. » A ces signes et à ces paroles, don Quichotte tourna la tête, et vit, à la clarté de la lune, qui brillait alors de tout son éclat, qu’on l’appelait à la lucarne, qui lui semblait une fenêtre , et même avec des barreaux dorés, comme devait les avoir un aussi riche château que lui paraissait lhôtellerie; puis, au même instant, il se per­ suada, dans sa folle imagination, que la jolie damoiselle, fdle de la dame de ce château, vaincue par l’amour dont elle s’était éprise pour lui , venait, comme l’autre fois, le tenter et le solliciter. Dans cette pensée, pour ne pas se montrer ingrat et discourtois, il tourna la bride à Rossinante, et s’approcha de la lucarne. Dès qu’il eut aperçu les deux jeunes fdles : « Je vous plains sincèrement, dit-il, ô charmante dame, d’avoir placé vos pensées amoureuses en un lieu où l’on ne peut y répondre comme le méritent votre grâce et vos attraits. Mais vous ne devez pas en imputer la faute à ce misé­ rable chevalier errant, que l’amour tient dans l’impossibilité de rendre les armes à nulle autre qu’à celle qu’il a faite, au moment où ses yeux la virent, maîtresse absolue de son âme. Pardonnez-moi donc , aimable damoiselle, et retirez-vous dans 466 DON QUICHOTTE. DON QUICHOTTE 467 vos appartements, sans vouloir, en me témoignant plus clairement vos désirs, que je me montre encore plus ingrat; et, si l’amour que vous me portez vous fait trouver en moi quelque chose en quoi je puisse vous satisfaire, pourvu que ce ne soit pas 1 amour lui-même, demandez-la-moi; et je jure, par cette douce ennemie dont je pleure 1 absence, de vous la donner incontinent, dussiez-vous me demander une mèche des cheveux de Méduse, qui n’étaient que des couleuvres, ou même des rayons du soleil enfermés dans une fiole6. — Ce n est pas de tout cela qu’a besoin ma maîtresse, seigneur chevalier, dit alors Maritornés. — Eh bien, discrète duègne, répondit don Quichotte, de quoi donc votre maîtresse a-t-elle besoin? — Seulement dune de vos belles mains, répondit Maritornes, afin de pou­ voir rassasier sur elle l’extrême désir qui l’a conduite à cette lucarne , telle­ ment au péril de son honneur, que si le seigneur son père l’eut entendue, il en aurait fait un tel hachis que la plus grosse tranche de toute sa personne eut été l’oreille. — Je voudrais bien voir cela, reprit don Quichotte ; mais il s’en gardera bien, s’il ne veut faire la fin la plus désastreuse que fit jamais père au monde, pour avoir porté la main sur les membres délicats de son amoureuse fille. « Maritornes pensa bien que, sans nulle doute, don Quichotte donnerait la main qui lui était demandée, et réfléchissant à ce qu’elle devait faire, elle quitta la lucarne et descendit à l’écurie, où elle prit le licou de l ’âne de Sancho ; puis elle remonta rapidement au grenier, dans l’instant où don Quichotte s’était levé tout debout sur la selle de Rossinante pour atteindre à la fenêtre grillée où il s’imaginait qu’était la demoiselle au cœur blessé. En lui tendant la main : « Prenez, madame, lui dit-il, prenez cette main, ou plutôt ce bourreau des malfaiteurs du monde; prenez cette main, dis-je, qu’aucune main de femme na touchée, pas même celle de la beauté qui a pris de tout mon corps entière pos­ session. Je ne vous la donne pas pour que vous la baisiez, mais pour que vous regardiez la contexture des nerfs, l’entrelacement des muscles , la largeur et 1 épais­ seur des veines, d’où vous jugerez quelle doit être la force du bras auquel appartient une telle main. — C’est ce que nous allons voir, » dit Maritornes ; et faisant du licou un nœud coulant, elle le lui passa autour du poignet; puis quittant aussitôt la lucarne, elle attacha solidement l’autre bout au verrou de la porte du grenier. Don Quichotte sentit à son poignet la dureté du cordeau. « Il me semble, dit-il, que Votre Grâce m’égratigne plutôt qu elle ne me caresse la main; ne la traitez pas si durement, car elle n est point coupable du mal que vous fait ma volonté, et il ne serait pas bien non plus que vous vengeassiez sur une si petite partie de ma personne toute la grandeur de votre dépit. Faites attention d’ailleurs que qui aime bien ne se venge pas si méchamment. « Mais tous ces propos de don Quichotte, personne ne les écoutait plus, car dès que Maritornes l’eut attaché, elle et l’autre fdle se sauvèrent mourant de rire , et le laissèrent si bien pris au piège, qu’il lui lut impossible de se dégager.u o Il était donc, comme on l’a dit, tout debout sur le dos de Rossinante, le bras passé dans la lucarne, et attaché par le poignet au verrou de la porte; ayant une frayeur extrême que son cheval, en s’écartant d’un coté ou de 1 autre, ne le laissât pendu par le bras. Aussi n osait-il faire aucun mouvement, bien que le calme et la patience de Rossinante lui promissent qu’il serait tout un siècle sans remuer. Finalement, quand don Quichotte se vit bien attaché, et que les dames étaient parties , il se mit à imaginer que tout cela se faisait par voie d’en­ chantement, comme la fois passée , lorsque, dans ce même château , ce More enchanté de muletier le roua de coups. Il maudissait donc tout bas son peu de prudence et de réflexion, puisque, après être sorti si mal, la première fois, des épreuves de ce château, il s’était aventuré à y rentrer encore, tandis qu’il est de notoriété parmi les chevaliers errants que, lorsqu'ils ont éprouvé une aventure et qu ils n ’y ont pas réussi, c’est signe qu elle n’est point gardée pour eux, mais pour d autres ; et dès lors ils ne sont nullement tenus de l’éprouver une seconde fois. Néanmoins, il tirait son bras pour voir s’il pourrait le dégager ; mais le nœud était si bien fait, que toutes ses tentatives furent vaines. Il est vrai qu’il tirait avec ménagement, de peur que Rossinante ne remuât, et, bien qu’il eût voulu se rasseoir en selle, il fallait rester debout ou s’arracher la main. C’est alors qu’il se mit à désirer l ’épée d’Amadis, contre laquelle ne prévalait aucun en­ chantement ; c’est alors qu’il maudit son étoile, qu’il mesura dans toute son étendue la faute que ferait au monde son absence tout le temps qu’il demeurerait enchanté, car il croyait l ’être bien réellement; c’est alors qu’il se souvint plus que jamais de sa bien-aimée Dulcinée du Toboso ; qu’il appela son bon écuyer Sancho Panza, lequel, étendu sur le bât de son âne et enseveli dans le sommeil, ne se rappelait guère en ce moment la mère qui l’avait enfanté; c’est alors qu’il appela à son aide les sages Alquife et Lirgandée; qu’il invoqua sa bonne amie Urgande, pour qu’elle vint le secourir. Finalement, l’aube du jour le surprit, si confondu, si désespéré, qu’il mugissait comme un taureau, n ’espérant plus que le jour remédiât à son affliction , car il la tenait pour éternelle, se tenant pour enchanté. Ce qui lui donnait surtout cette pensée, c’était de voir que Rossinante ne remuait ni peu ni beaucoup. Aussi croyait-il que de la sorte, sans manger, sans boire, sans dormir, ils allaient rester, lui et sou cheval, jusqu’à ce que cette méchante influence des étoiles se fût passée, ou qu’un autre plus savant enchanteur le désenchantât. Mais il se trompa grandement dans sa croyance. En effet, à peine le jour commençait-il à poindre, que quatre hommes à cheval arrivèrent à l’hôtellerie , 468 DON QUICHOTTE. L E S D E U X P I E P S M A N Q U È R E N T A DON Q U ICH O T TE . DON QUICHOTTE. 471 bien tenus, bien équipés, et portant leurs eseopettes pendues à l’arçon. Ils frap­ pèrent a grands coups a la porte de 1 hôtellerie, qui n était pas encore ouverte. Mais don Quichotte, les apercevant de la place où il ne cessait de faire sentinelle, leur cria d’une voix haute et arrogante : « Chevaliers, ou écuyers, ou qui que vous soyez, vous avez tort de frapper aux portes de ce château, car il est clair qu’à de telles heures ceux qui l’habitent sont endormis ; et d ailleurs on n a pas coutume d ouvrir les forteresses avant que le soleil étende ses rayons sur la terre entière. Éloignez-vous un peu, et attendez que le jour ait paru ; nous verrons alors s il convient ou non de vous ouvrir. Quelle diable de forteresse ou de château y a-t-il ici, dit l’un des cavaliers, pour nous obliger a tant de cérémonies? Si vous êtes l’aubergiste, faites-nous oin rir ; nous sommes des voyageurs, et nous ne demandons qu’à donner de l orge à nos montures pour continuer notre chemin, car nous sommes pressés. — Vous semble-t-il, chevalier, que j ’aie la mine d’un aubergiste? répondit don Quichotte. — Je ne sais de quoi vous avez la mine, reprit l’autre ; mais je sais que vous dites une sottise en appelant château cette hôtellerie. — C est un château, répliqua don Quichotte, et même des meilleurs de cette province, et il y a dedans telle personne qui a porté sceptre à la main et couronne sur la tête. — Ce serait mieux au rebours, reprit le voyageur, le sceptre sur la tête et la couronne à la main. Sans doute, si nous venons au fait, il y aura là dedans quelque troupe de comédiens, parmi lesquels sont communs ces sceptres et ces couronnes que vous dites ; car, dans une hôtellerie si chétive et où l’on garde un si grand silence, je ne crois guère qu’il s’y héberge des gens à sceptre et à couronne. — Vous savez peu des choses de ce monde, répliqua don Quichotte, puisque vous ignorez les événements qui se passent dans la chevalerie errante. « Mais les compagnons du questionneur, s’ennuyant du dialogue qu’il conti­ nuait avec don Quichotte, se remirent à frapper à la porte avec tant de furie, que l’hôtelier s’éveilla, ainsi que tous les gens de sa maison, et qu’il se leva pour demander qui frappait. En ce moment, il arriva qu’un des chevaux qu’amenaient les quatre cavaliers vint flairer Rossinante, qui, tout triste et les oreilles basses, soutenait sans bouger le corps allongé de son maître ; et, comme enfin il était de chair, bien qu’il parût de bois, il ne laissa pas de se ravigoter, et flaira à son tour l’animal qui venait lui faire des caresses. Mais à peine eut-il fait le moindre mouvement que les deux pieds manquèrent à don Quichotte, qui, glissant de la selle, fût tombé à terre s’il n’eût été pendu par le bras. Sa chute lui causa une si vive douleur qu’il crut, ou qu’on lui coupait le poignet, ou que son bras s’arrachait. Il était, en effet, resté si près de terre, qu’avec la pointe des pieds il baisait celle des herbes; et 472 DON QUICHOTTE. c’était pour son mal, car, en voyant le peu qui lui manquait pour mettre les pieds à plat, il s’allongeait et se tourmentait de toutes ses forces pour atteindre la terre. Ainsi les malheureux qui souffrent la torture de la poulie7 accroissent eux-mêmes leur supplice en s’efforçant de s’allonger, trompés par l’espérance de toucher enfin le sol. CHAPITRE XLIY. OÙ SE POURSUIVENT ENCORE LES ÉVÉNEMENTS INOUÏS DE L ’HOTELLERIE. Enfin, aux cris perçants que jetait don Quichotte, ihôte, ouvrant à la hâte les portes de f hôtellerie, sortit tout effaré pour voir cjni criait de la sorte, et ceux qui étaient dehors accoururent aussi. Maritornes, que le même bruit avait éveillée, imaginant aussitôt ce que ce pouvait être, monta au grenier, et détacha, sans que personne la vit, le licou qui tenait don Quichotte. Le chevalier tomba par terre à la vue de l’hôte et des voyageurs, qui, s’approchant de lui tous ensemble, lui demandèrent ce qu’il avait pour jeter de semblables cris. Don Quichotte, sans répondre un mot, s’ôta le cordeau du poignet, se releva, monta sur Rossinante, embrassa son écu, mit sa lance en arrêt, et s’étant éloigné pour prendre du champ, revint au petit galop, en disant : « Quiconque dira que j ’ai été à juste titre enchanté, pourvu que madame la princesse Micomicona m’en accorde la permission, je lui donne un démenti, et je le défie en combat singulier. » Les nouveaux venus restèrent tout ébahis à ces paroles; mais l hôtelier les tira de cette surprise en leur disant qui était don Quichotte, et qu’il 11e fallait faire aucun cas de lui, puisqu’il avait perdu le jugement. 1 — r,o 474 DON QUICHOTTE. Ils demandèrent à F hôtelier si par hasard il ne serait pas arrivé dans sa maison un jeune homme de quinze à seize ans, vêtu en garçon muletier, de telle taille et de tel visage, donnant enfin tout le signalement de l’amant de dona Clara. L hôte­ lier répondit qu’il y avait tant de monde dans l hôtellerie, qu’il n’avait pas pris garde au jeune homme qu’on demandait. Mais l’un des cavaliers, ayant aperçu le carrosse de l’auditeur, s’écria : « 11 est ici, sans aucun doute, car voilà le carrosse qu’on dit qu’il accom­ pagne. Qu’un de nous reste à la porte, et que les autres entrent pour le chercher. Encore sera-t-il bon qu’un de nous lasse aussi la ronde autour de 1 hôtellerie, afin qu il ne se sauve point par-dessus les murs de la cour. — C est ce qu’on va faire, « répondit un des cavaliers; et, tandis que deux d’entre eux pénétraient dans la maison , un autre resta à la porte, et le dernier alla faire le tour de 1 hôtellerie. L hôtelier voyait tout cela sans pouvoir deviner à quel propos se prenaient ces mesures , bien qu’il crût que ces gens cherchaient le jeune homme dont ils lui avaient donné le signalement.O Cependant le jour arrivait, e t , à sa venue, ainsi qu’au tapage qu’avait fait don Quichotte, tout le monde s’était éveillé, surtout dona Clara et Dorothée , qui, l’une par l’émotion d’avoir son amant si près d’elle, l’autre par le désir de le voir, n’avaient guère pu dormir de toute la nuit. Don Quichotte, voyant qu’aucun des voyageurs ne faisait cas de lui et ne daignait seulement répondre à son défi, se sentait suffoqué de dépit et de rage; et certes, s’il eût trouvé, dans les règlements de sa chevalerie, qu’un chevalier pût dûment entreprendre une autre entreprise, ayant donné sa parole et sa foi de ne se mêler d’aucune autre jusqu’à ce qu’il eût achevé celle qu’il avait promis de mettre à fin, il les aurait attaqués tous, et les aurait bien lait répondre, bon gré mal gré. Mais comme il lui semblait tout à fait inconvenant de se jeter dans une entreprise nouvelle avant d’avoir replacé Mieomicona sur son trône, il lui fallut se taire et se tenir tranquille , attendant, les bras croisés, où aboutiraient les démarches de ces voyageurs. Un de ceux-ci trouva le jeune homme qu’il cherchait, dormant à côté d’un garçon de mules, et ne songeant guère, ni qu’on le cherchât, ni surtout qu’on dût le trouver. L ’homme le secoua par le bras, et lui dit : « Assurément, seigneur don Luis, l’habit que vous portez sied bien à qui vous êtes ! et le lit où je vous trouve ne répond pas moins à la façon dont vous a choyé votre mère ! » Le jeune homme frotta ses yeux endormis, et, regardant avec attention celui qui le secouait, il reconnut aussitôt que c’était un serviteur de son père. Cette vue le troubla de telle sorte qu’il ne put de quelque temps parvenir à répondre un mot. Le domestique continua : « Ce qui vous reste à faire, seigneur don Luis, c’est de vous résigner patiem­ ment, et de reprendre le chemin de la maison, si Votre Grâce ne veut pas que son DON QUICHOTTE. 47o pcre, mon seigneur, prenne celui de l’autre monde; car on ne peut attendre autre chose de la peine que lui cause votre absence. — Mais comment mon père a-t-il su, interrompit don Luis, que j’avais pris ce chemin, et en cet équipage ? — C est un étudiant, répondit le valet, à qui vous avez confié votre dessein, qui a tout découvert, ému de pitié à la vue du chagrin que montra votre père quand il ne vous trouva plus. Il dépêcha aussitôt quatre de ses domestiques à votre recherche, et nous sommes tous quatre ici à votre service, plus contents qu’on ne peut l’imaginer de la bonne œuvre que nous aurons faite en vous rame­ nant aux yeux qui vous aiment si tendrement. — Ce sera, répondit don Luis, comme je voudrai, ou comme en ordonnera le ciel. — Que pouvez-vous vouloir, répliqua l’autre, ou que peut ordonner le ciel, si ce n’est de consentir à ce que vous reveniez? Toute autre chose est impossible. « Le garçon muletier auprès duquel était couché don Luis avait entendu tout cet entretien; et, s’étant levé, il alla dire ce qui se passait à don Fernand, à Cardénio et aux autres, qui venaient de s’habiller. Il leur conta comment cet homme appelait ce jeune garçon par le titre de don, comment il voulait le ramener à la maison de son père et comment l’autre ne le voulait pas. A cette nouvelle, et sachant déjà du jeune homme ce qu’en annonçait la belle voix que le ciel lui avait donnée, ils eurent tous un grand désir de savoir plus en détail qui il était, et même de l’assister si on voulait lui faire quelque violence. Ils se dirigèrent donc du côté où il était encore, parlant et disputant avec son domestique. En ce moment, Dorothée sortit de sa chambre, et derrière elle doua Clara toute troublée. Prenant à part Cardénio, Dorothée lui conta brièvement l’histoire du musicien et de doua Clara. À son tour, Cardénio lui annonça 1 arrivée des gens de son père qui venaient le chercher; mais il ne dit pas cette nouvelle a voix si basse que doua Clara ne put l’entendre, ce qui la mit tellement hors d’elle-même, que, si Dorothée ne l’eût soutenue, elle se laissait tomber a terre. Cardénio engagea Dorothée à la ramener dans sa chambre, ajoutant qu il allait faire en sorte cl arranger tout cela, et les deux amies suivirent son conseil. Au même instant, les quatre cavaliers venus à la recherche de don Luis étaient entrés dans l’hôtellerie, et, le tenant au milieu d’eux, essayaient de lui persuader de revenir sur-le-champ consoler son père. Il répondit (pi il 11e pouvait en aucune façon suivre leur avis avant d avoir termine une affaire ou il y allait de sa vie, de son honneur et de son àme. Les domestiques le pressèrent alors davantage, disant qu’ils 11e reviendraient pas sans fui, et qu ils le ramèneraient, meme contre son gre « Vous ne me ramènerez que mort, répliqua don Luis; aussi bien, de quelque manière que vous m emmeniez, ce sera toujours m emmener sans vie. » Cependant le bruit de la querelle avait attire la plupart de ceux (pu sc tiou- vaient dans l’hôtellerie, notamment Cardénio, don fernand, ses compagnons, 476 DON QUICHOTTE. l’auditeur, le curé, le barbier et don Quichotte, auquel il avait semblé qu’il n’était pas nécessaire de garder plus longtemps le château. Cardénio, qui connaissait déjà 1 histoire du garçon muletier, demanda à ceux (pii voulaient l’entraîner de force quel motif ils avaient d’emmener ce jeune homme contre sa volonté. « Notre motif, répondit l’un des quatre, c’est de rendre la vie au père de ce gentilhomme, que son absence met en péril de la perdre. — 1 1 est inutile, interrompit don Luis, de rendre ici compte de mes affaires. Je suis libre, et je m’en irai s’il me plaît; sinon, aucun de vous ne me fera violence. — C’est la raison qui vous la fera, répondit l’homme; et si elle ne suffit pas à ̂otre Grâce , elle nous suffira à nous, pour faire ce pour quoi nous sommes venus, et à quoi nous sommes tenus. « — Sachons la chose à fond, » dit l’auditeur. M ais l’homme qui le reconnut pour un voisin de sa maison, répondit aussitôt : « Est-ce que Votre Grâce, seigneur auditeur, ne reconnaît pas ce gentilhomme ? c est le fils de votre voisin, qui s est échappé de la maison de son père, dans ce costume si peu convenable à sa naissance, comme Votre Grâce peut s’en assurer. « L ’auditeur se mit alors à le considérer plus attentivement, et l’ayant reconnu, il le prit dans ses bras : « Quel enfantillage est-ce là, seigneur don Luis, lui dit-il, ou quels motils si puissants vous ont fait partir de la sorte, dans cet équipage qui sied si mal à votre qualité? » Le jeune homme sentit les larmes lui venir aux yeux; il ne put répondre un seul mot à l’auditeur, qui dit aux quatre domestiques de se calmer, et qu’il arran­ gerait 1 affaire; puis, prenant don Luis par la main, il le conduisit à part pour I interroger sur son escapade. Tandis qu’il lui faisait cette question et d’autres encore, on entendit de grands cris à la porte de 1 hôtellerie. Voici quelle en était la cause : deux hôtes (pii s’étaient hébergés cette nuit dans la maison, voyant que tout le monde était occupé à savoir ce (pie cherchaient les quatre cavaliers, avaient tenté de déguerpir sans payer ce qu ils devaient. Mais l’hotelier, (pii était plus attentif à ses affaires qu’à celles d’autrui, les arrêta au seuil de la porte, et leur demanda l’écot, en gourmandant leur malhonnête intention avec de telles paroles qu’il finit par les exciter à lui répondre avec les poings fermés. Ils commencèrent donc à le gourmer de telle sorte (pie le pauvre hôtelier lut contraint de crier au secours. L hôtesse et sa fille ne virent personne plus inoccupé et plus à portée de le secourir que don Quichotte, auquel la fille de fhôtesse accourut dire : « Secourez vite, seigneur chevalier, par la vertu que Dieu vous a donnée, secourez vite mon pauvre père, que ces deux méchants hommes sont à battre comme plâtre. » A cela don Quichotte répondit d’une voix lente et du plus grand sang-froid : « Votre pétition, belle damoiselle, ne peut être accueillie en ce moment : je 477 suis dans I impossibilité de m entremettre en aucune autre aventure jusqu’à ce que j’aie mis fin à celle où m’a engagé ma parole. Mais ce que je puis faire pour Aolre service, le voici : courez, et dites à votre père qu’il se soutienne dans cette bataille le mieux qu il pourra, et qu’il ne se laisse vaincre en aucune façon, tan­ dis que j irai demander a la princesse Micomicona la permission de le secourir en son angoisse; si elle me la donne, soyez certaine que je saurai bien l’en tirer. /Vli! pécheresse que je suis, s’écria Maritornes, qui se trouvait là; avant que \ otie Giace ait obtenu cette permission, mon maître sera dans l autre monde. Eli bien! madame, reprit don Quichotte, faites que j ’obtienne cette fier- mission dont j ai besoin. Dès que je l’aurai, il importera peu qu’il soit dans 1 autie monde, car je 1 en tirerai, en dépit de ce monde-ci, qui voudrait v trouver a redire, ou du moins je tirerai telle vengeance de ceux qui l’y auront envoyé, que vous en serez plus que médiocrement satisfaite. « Et, sans parler davantage, il alla se mettre à deux genoux devant Dorothée, pour lui demander, avec des expressions chevaleresques et errantes, que Sa Gran­ deur daignat lui donner permission de courir et de secourir le châtelain de ce chateau qui se trouvait en une grave extrémité. La princesse la lui donna de bon cœur, et aussitôt embrassant son éeu et mettant l’épée à la main, il accourut à la porte de 1 hôtellerie, où les deux hôtes étaient encore à malmener E hôtelier. Mais, dès qu il arriva, il s arrêta tout court et se tint immobile, malgré les reproches de Maritornes et de 1 hôtesse, qui lui demandaient qu’est-ce qui le retenait en place, au lieu de secourir leur maître et mari. rc Ce qui me retient? répondit don Quichotte; c’est qu’il ne m’est pas permis de mettre l’épée à la main contre des gens de bas étage; mais appelez mon écuyer Sancho, c’est lui que regarde cette défense et cette vengeance. » Voilà ce qui se passait à la porte de l’hôtellerie, où roulaient les coups de poing et les gourmades, le tout au préjudice de l’hôtelier et à la rage de Mari­ tornes, de l liôtesse et de sa fille, qui se désespéraient de la lâcheté de don Qui­ chotte et du mauvais quart d heure que passait leur maître, père et mari. Mais laissons-le en cet état, car sans doute quelqu’un viendra le secourir; sinon, tant pis pour celui qui se hasarde à plus que ses forces ne permettent : qu’il souffre et ne dise mot. Revenons maintenant, à cinquante pas en arrière, voir ce que don Luis répondit à l’auditeur, que nous avons laissé l’ayant pris à part pour lui demander la cause de son voyage, à pied et dans un si vil équipage. Le jeune homme, lui saisissant les mains avec force, comme si quelque grande affliction lui eut serré le cœur, et versant un torrent de larmes, lui répondit : « Je ne sais, mon seigneur, vous dire autre chose, si ce n’est que, le jour où le ciel a voulu et où notre voisinage a permis que je visse doua Clara, votre fille et ma dame, dès cet instant je l’ai faite maîtresse de ma volonté ; et si la vôtre, mon véritable seigneur et père, n’y met obstacle, aujourd hui même elle sera mon épouse. C’est pour elle que j’ai abandonné la maison de mon père, pour elle que j ’ai pris ce costume, afin de la suivre partout où elle irait comme la flèche suit le DON QUICHOTTE. 4 78 DON QUICHOTTE. but, et le marinier l’étoile polaire. Elle ne sait de mes désirs rien de plus que n’ont pu lui en faire entendre les pleurs qu elle a vus de loin couler de mes yeux. Vous connaissez déjà, seigneur, la fortune et la noblesse de mes parents, vous savez que je suis leur unique héritier. Si ces avantages vous semblent suffisants pour que vous vous hasardiez à me rendre complètement heureux, agréez-moi dès maintenant pour votre fils. Que si mon père, occupé d autres vues personnelles, n était point satisfait du bien que j ’ai su trouver pour moi, le temps n’a pas moins de force pour changer les volontés humaines que les choses de ce monde. » A ces mots, l’amoureux jeune homme cessa de parler, et l’auditeur demeura non moins surpris de la manière délicate et touchante dont il lui avait découvert ses pensées, qu indécis sur le parti qu’il devait prendre dans une affaire si soudaine et si grave. Tout ce qu’il put lui répondre, ce fut qu’il se calmât pour le mo­ ment, et qu il obtint que ses domestiques ne l’emmenassent pas ce jour même, afin d’avoir le temps de considérer ce (pii conviendrait mieux à chacun. Don Luis voulut par force lui baiser les mains, et même les baigna de ses larmes, chose qui aurait attendri un cœur de pierre, et non pas seulement celui de l’auditeur, qui, en homme habile, avait vu du premier coup d’œil combien ce mariage était avan­ tageux à sa fille. Toutefois, il aurait voulu, si c’eut été possible, l’effectuer avec le consentement du père de don Luis, qu’il savait prétendre à faire de son fils un seigneur titre.O En ce moment, les licites querelleurs avaient fait la paix avec l’hôtelier, après avoir consenti, plutôt par la persuasion et les bons propos de don Quichotte que par ses menaces, à lui payer ce qu’il demandait; d’un autre côté, les domestiques de don Luis attendaient patiemment la fin de son entretien avec l’auditeur et la résolution de leur maître, quand le diable, qui ne dort jamais, fit entrer à cette heure même dans 1 hôtellerie le barbier auquel don Quichotte avait enlevé l’armet de Mambrin, et Sancho Panza les harnais de son âne, pour les troquer contre ceux du sien. Ce barbier, menant son âne à l’écurie,’ vit Sancho qui raccommo­ dait je ne sais quoi de son bât. Dès qu’il vit ce bât, il le reconnut, et, prenant bravement Sancho par le collet, il lui dit : « Ah! don larron, je vous tiens ici; rendez-moi vite mon plat à barbe, et mon bât, et tous les harnais que vous m’avez volés. » Sancho, qui se vit prendre à la gorge si à l’improviste, et (pii entendit les injures qu’on lui disait, saisit le bât d’une main, et de l’autre donna une telle gourmade au barbier, qu’il lui mit les mâchoires en sang. Mais, néanmoins, le barbier ne lâchait pas prise et tenait bon son bât; au contraire, il éleva la voix de telle sorte, que tous les gens de l’hôtellerie accoururent au bruit et à la bataille. « Au nom du roi et de la justice, criait-il, parce (pie je reprends mon bien, il veut me tuer, ce larron, voleur de grands chemins. — Tu en as menti, répondit Sancho, je ne suis pas voleur de grands chemins; et c’est de bonne guerre que mon seigneur don Quichotte a gagné ces dépouilles. » Celui-ci, qui était promptement accouru, se trouvait déjà présent à la que- 1 elle, enchanté de voir avec quelle vigueur son écuyer prenait la défensive et 1 offensive. 11 le tint même désormais pour homme de cœur, et se proposa, dans le fond de son ame, de 1 armer chevalier à la première occasion qui s’offri- îait, pensant que 1 ordre de chevalerie serait fort bien placé sur sa tète. Parmi toutes les choses que le barhier débitait dans le courant de la dispute, il vint à dire : « Ce bat est a moi, comme la mort que je dois à Dieu, et je le connais comme si je lavais mis au monde; et voilà mon âne qui est dans l’étable, qui ne me laissera pas mentir. Sinon, qu on lui essaye le bat, et, s il ne lui va pas comme un gant, je passerai pour infâme. Et il y a plus, c’est que le même jour qu ils me 1 ont pris, ils m’ont enlevé aussi un plat à barbe de rosette, tout neuf, qui n avait pas encore été étrenné de sa vie, et qui m’avait coûté un bel et bon écu. a En cet endroit don Quichotte ne put se retenir; il se mit entre les deux combattants, les sépara, et, déposant le bât par terre pour que tout le monde le vît jusqu’à ce que la vérité fût reconnue, il s’écria : « \ os Grâces vont voir clairement et manifestement l’erreur ou est ce bon écuyer quand il appelle plat à barbe ce qui est, fut et sera l’armet de Mambrin, que je lui ai enlevé de bonne guerre, et dont je me suis rendu maître en tout bien tout honneur. Quant au bât, je ne m’en mêle point; et tout ce que je peux dire, c’est que mon écuyer Sanclio me demanda permission pour oter les harna­ chements du cheval de ce poltron vaincu, et pour en parer le sien. Je lui donnai la permission, il prit les harnais, et de ce que la selle s’est changée en bât, je ne puis donner d’autre raison que l’ordinaire, c’est-à-dire que ces métamorphoses se voient dans les événements de la chevalerie. Pour preuve et confirmation de ce que j ’avance, cours vite, mon fils Sanclio, apporte ici l’armet que ce brave homme dit être un plat à barbe. — Pardine, seigneur, répliqua Sanclio, si nous n’avons pas d’autre preuve à faire valoir pour nous justifier que celle qu offre A otre Grâce, nous voilà frais. Aussi plat à barbe est l’armet de Mambrin que la selle de ce bon homme est bât. — Fais ce que je te commande, reprit don Quichotte; peut-être que toutes les choses qui arrivent en ce château ne doivent pas se passer par voie d’en­ chantement. » Sanclio alla chercher le plat à barbe, l’apporta, et, dès que don Quichotte le lui eût pris des mains, il s’écria : « Regardez un peu, seigneurs : de quel front cet écuyer pourra-t-il dire que ceci est un plat à barbe, et non l’armet que j ai nommé? Et je jure, par l’ordre de chevalerie dont je fais profession, que cet armet est tel que je l’ai pris, sans en avoir ôté, sans y avoir ajouté la moindre chose. — En cela, interrompit Sanclio, il n’y a pas le plus petit doute : car, depuis DON QUICHOTTE. 479 4 8 0 DON QUICHOTTE. que mon seigneur 1 a gagné jusqu’à cette heure, il n’a livré avec lui qi bataille, lorsqu'il délivra ces malheureux enchaînés; et, ma foi, sans de ce plat-armet, il aurait passé un mauvais moment, car, dans cette pierres pleuraient à verse. » une seu’e l’assistance mélée, les CHAPITRE XL Y. O Ù L ’ O N A C H È V E D ’ É C L A I R C I R L E S D O U T E S À P R O P O S D U B A T E T D E L ’ A R M E T D E M A M B R I N , A V E C D ’ A U T R E S A V E N T U R E S A R R I V É E S E N T O U T E V É R I T É . « Que vous semble, seigneurs, s’écria le barbier, de ce qu’affirment ces gen­ tilshommes, puisqu’ils s’opiniâtrent à dire que ceci n’est pas un plat à barbe, mais un armet ? — Et qui dira le contraire, interrompit don Quichotte, je lui ferai savoir qu’il ment, s il est chevalier, et, s il est écuyer, qu’il en a menti mille fois. » Notre barbier, maître Nicolas, qui se trouvait présent à la bagarre, connaissant si bien 1 humeur de don Quichotte, voulut exciter encore son extravagance, et pousser plus loin la plaisanterie, pour donner de quoi rire à tout le monde. Il dit donc, parlant à l’autre barbier : « Seigneur barbier, ou qui que vous soyez, sachez que je suis du même état que vous; que j’ai reçu, il y a plus de vingt ans, mon diplôme d’examen, et que je connais parfaitement tous les instruments et ustensiles du métier de la barbe, sans en excepter un seul ; sachez de plus que, dans le temps de ma jeunesse, j ’ai été soldat, et que je ne connais pas moins bien ce que c’est qu’un armet, un I — 61 482 DON QUICHOTTE. morion, une salade, et autres choses relatives à la milice, c’est-à-dire aux espèces d armes que portent les soldats. Et je dis maintenant, sauf meilleur avis, car je m’en remets toujours à- celui d’un meilleur entendement, (pie cette pièce qui est ici devant nous, et que ce bon seigneur tient à la main, non-seulement n’est pas un plat à barbe de barbier, mais qu elle est aussi loin de letre que le blanc est loin du noir, et la vérité du mensonge. Et je dis aussi que bien que ce soit un armet, ce n’est pas un armet entier. — Non certes, s’écria don Quichotte, car il lui manque une moitié, (pii est la mentonnière. — C’est cela justement, » ajouta le curé, qui avait compris l’intention de son ami, maître Nicolas ; et leur avis fut aussitôt confirmé par Cardénio, don Fernand et ses compagnons. L ’auditeur lui-même, s’il n’eùt été si préoccupé de l’aventure de don Luis, aurait aidé, pour sa part, • à la plaisanterie ; mais les choses sérieuses auxquelles il pensait l’avaient tellement absorbé, qu’il ne faisait guère attention à ces badinages. « Sainte 4 ierge î s’écria en ce moment le barbier mystifié, est-il possible que tant d honnêtes gens disent (pie ceci n'est pas un plat à barbe, mais un armet ! \ oilà de quoi jeter dans l’étonnement toute une université, si savante qu’elle soit. À ce train-là, si ce plat à barbe est un armet, ce bât d’âne doit être aussi une selle de cheval, comme ce seigneur l’a prétendu. — A moi, il me parait un bât, reprit don Quichotte ; mais j ’ai déjà dit que je ne me mêlais point de cela. — Que ce soit un bât ou une selle, dit le curé, c’est au seigneur don Qui­ chotte à le décider; car, en affaire de chevalerie, ces seigneurs et moi nous lui cédons la palme. — Pardieu, mes seigneurs, s’écria don Quichotte, de si étranges aventures me sont arrivées dans ce château, en deux fois que j’y fus hébergé, que je n’ose plus rien décider affirmativement sur les questions qu’on me ferait à propos de ce qu’il renferme ; car je m’imagine que tout ce qui s’y passe se règle par voie d’enchan­ tement. La première fois, je liis fort ennuyé des visites d’un More enchanté qui se promène en ce château, et Sanclio n’eut guère plus à se louer des gens de sa suite; puis, hier soir, je suis resté pendu par ce bras presque deux heures entières sans savoir pourquoi ni comment j ’étais tombé dans cette disgrâce. Ainsi, me mettre à présent, au milieu d’une telle confusion, à donner mon avis, ce serait m’exposer à un jugement téméraire. En ce qui touche cette singulière prétention de vouloir que ceci soit un plat à barbe et non un armet, j ’ai déjà répondu; mais quant à déclarer si cela est un bât ou une selle, je n’ose point rendre une sentence défi­ nitive, et j’aime mieux laisser la question au bon sens de \ os Grâces. Peut-être que, n’étant point armés chevaliers comme moi, vous n’aurez rien à démêler avec les enchantements de céans, et qu’ayant les intelligences parfaitement libres, vous pourrez juger des choses de ce château comme elles sont en réalité, et non comme elles me paraissent. Il n y a pas de doute, répondit à cela don Fernand; le seigneur don Qui­ chotte a parlé comme un oracle, et c’est «à nous qu’appartient la solution de cette difficulté; et, pour quelle soit rendue avec plus de certitude, je vais recueillir en secret les voix de ces seigneurs, et du résultat de ce vote je rendrai un compte exact et fidèle. » Pour ceux qui connaissaient l’humeur de don Quichotte, toute cette comédie était une intarissable matière à rire ; mais ceux qui n’étaient pas au fait n’y voyaient que la plus grande bêtise du monde, surtout les quatre domestiques de don Luis, et don Luis lui-même, ainsi que trois autres voyageurs qui venaient par hasard d arriver a 1 hôtellerie, et qui paraissaient des archers de la Sainte-! lermandad, comme ils l’étaient en effet. Mais celui qui se désespérait le plus, c’était le barbier, dont le plat a barbe s’était changé, devant ses yeux, en armet de Mambrin, et dont le bât, à ce qu’il pensait bien, allait sans aucun doute se changer aussi en un riche harnais de cheval. Tous les autres spectateurs riaient de voir don Fernand qui allait prendre les voix de l’un à l’autre, leur parlant tout bas à l’oreille, pour qu’ils déclarassent en secret si ce beau bijou sur lequel on avait tant disputé était un bât ou une selle. Après qu’il eut recueilli les votes de tous ceux qui connaissaient don Qui­ chotte, il dit â haute voix : « Le cas est, brave homme, que je suis vraiment fatigué de prendre tant d’avis, car je ne demande à personne ce que je désire savoir, qu’on ne me réponde aussitôt qu’il y a folie à dire que ce soit un bât d’âne, et que c’est une selle de cheval, et même d’un cheval de race. Ainsi, prenez patience, car en dépit de vous et de votre âne, ceci est une selle, et non un bât, et vous avez fort mal prouvé votre allégation. — Que je perde ma place en paradis, s’écria le pauvre barbier, si toutes 4 os Grâces ne se trompent pas ; et que mon âme paraisse aussi bien devant Dieu que ce bât me parait un bât, et non une selle! Mais, ainsi vont les lois1— et je ne dis rien de plus. Et pourtant je ne suis pas ivre, en vérité, car je n’ai pas même rompu le jeûne aujourd’hui, si ce n’est par mes péchés. » Les naïvetés que débitait le barbier ne faisaient pas moins rire que les extra­ vagances de don Quichotte, lequel dit en ce moment : « Ce qu’il y a de mieux à faire ici, c’est que chacun reprenne son bien ; et, comme on dit : ce que Dieu t’a donné, que saint Pierre le bénisse. » Alors, un des quatre domestiques s’approchant : « Si ce n’est pas, dit-il, un tour fait à plaisir, je ne puis me persuader que des hommes d’aussi sage entendement que le sont ou le paraissent tous ceux qui se trouvent ici, osent bien dire et affirmer (pie cela n est point un bat ni ceci un plat à barbe. Mais comme je vois qu’on l’affirme et qu’on le prétend, je m’imagine qu’il y a quelque mystère dans cet entetement a dire une chose si opposée à ce que nous démontrent la vérité et l’expérience même. Car je jure bien (et son jurement était â pleine bouche) que tous ceux qui vivent dans le monde DON QUICHOTTE. 483 à 1 heure qu il est ne me feraient pas confesser que cela est autre chose qu’un plat à barbe de barbier, et ceci un bat d’âne. — Ce pourrait être un bât de bourrique, interrompit le curé. — Tout de même, reprit le domestique ; ce n est pas là qu’est la question, mais à savoir si c’est un bât, oui ou non, comme Vos Grâces le prétendent. » A ces propos, un des archers nouveaux venus dans 1 hôtellerie, qui avait en­ tendu la fin de la querelle, ne put retenir son dépit et sa mauvaise humeur. « C’est un bât, s’écria-t-il, comme mon père est un homme, et qui a dit ou dira le contraire doit être aviné comme une grappe de raisin. — Tu en as menti comme un maraud de vilain, » répondit don Quichotte. Et levant sa lance, qu’il ne quittait jamais, il lui en déchargea un tel coup sur la tète, que, si l’archer ne se fût détourné, il l’étendait tout de son long. La lance se brisa par terre, et les autres archers, voyant maltraiter leur camarade, élevèrent la voix pour demander main-forte à la Sainte-Hermandad. L ’hôtelier, qui était de la confrérie, courut chercher sa verge et son épée, et se rangea aux côtés de ses compagnons; les domestiques de don Luis entourèrent leur maître, pour qu il ne put s’échapper à la faveur du tumulte ; le barbier, voyant la maison sens dessus dessous, alla reprendre son bât, que Sancho ne lâchait pas d’un ongle ; don Quichotte mit l épée à la main, et fondit sur les archers ; don Luis criait à ses valets de le laisser, et d’aller secourir don Quichotte, ainsi que don Fer­ nand et Cardénio, qui avaient pris sa défense ; le curé haranguait de tous ses poumons, 1 hè>tesse jetait des cris, sa fille soupirait, Maritornes pleurait, Dorothée était interdite, Luscinde épouvantée, et dona Clara évanouie. Le barbier gourniait Sancho, Sancho rossait le barbier ; don Luis, qu’un de ses valets osa saisir par le br as pour qu il ne se sauvât pas, lui donna un coup de poing qui lui mit les mâchoires en sang ; l’auditeur le défendait ; don Fernand tenait un des archers sous ses talons, et lui mesurait le corps avec les pieds tout à son aise ; l’hôtelier criait de nouveau pour demander main-forte à la Sainte-Hermandad; enfin, l’hôtel­ lerie n’était que pleurs, sanglots, cris, terreurs, alarmes, disgrâces, coups d épée, coups de poing, coups de pied, coups de bâton, meurtrissures et effusion de sang. Tout à coup, au milieu de cette confusion, de ce labyrinthe, de ce chaos, une idée frappe 1 imagination de don Quichotte : il se croit, de but en blanc, transporté au camp d’Àgramant2; et, d’une voix de tonnerre qui ébranlait l’hôtellerie : « Que tout le monde s’arrête, s’écrie-t-il, que tout le monde dépose les armes, que tout le monde s’apaise, que tout le monde m’écoute, si tout le monde veut rester en vie. » A ces cris, en effet, tout le monde s’arrêta, et lui poursuivit de la sorte : « Ne vous ai-je pas dit, seigneurs, (pie ce château était enchanté, et qu’une légion de diables l’habitait? En preuve de cela, je veux (pie vous voyiez par vos propres veux comment est passée et s’est transportée parmi nous la discorde du camp d Agramant. Regardez : ici on combat pour F épée, là pour le cheval, de ce 484 DON QUICHOTTE. 485 côté pour 1 aigle blanche, de celui-ci pour l’armet, et J;ous nous nous battons, et tous sans nous entendre. Venez ici, seigneur auditeur, et vous aussi, seigneur cure ; que 1 un serve de roi Agramant, et l’autre de roi Sobrin, et mettez-nous en paix : car, au nom du Dieu tout-puissant, c’est une grande vilenie que tant de gens de qualité, comme nous sommes ici, s’entre-tuent pour de si piètres motifs. » Les archers, qui n’entendaient rien à la rhétorique de don Quichotte et qui se voyaient fort malmenés par don Fernand, Cardénio et leurs compagnons, ne voulaient pas se calmer. Le barbier, oui, car, dans la bataille, on lui avait mis en pièces aussi bien la barbe que le bât. Sancho, en bon serviteur, obéit au premier mot* de son maître; les quatre domestiques de don Luis se tinrent également tran­ quilles, voyant combien peu ils gagnaient à ne pas l’être; le seul hôtelier s’obsti­ nait à prétendre qu’il fallait châtier les impertinences de ce fou, qui, à chaque pas, troublait et bouleversait la maison. En définitive, le tapage s’apaisa pour le moment, le bât resta selle jusqu’au jour du jugement dernier, le plat à barbe armet, et 1 hôtellerie château, dans l’imagination de don Quichotte. Le calme enfin rétabli, et la paix faite à l’instigation persuasive de l’auditeur et du curé, les domestiques de don Luis revinrent à la charge pour remmener à l’instant même; et, tandis qu’il se débattait avec eux, F auditeur consulta don Fernand, Cardénio et le curé sur le parti qu’il devait prendre en une telle occur­ rence, après leur avoir conté la confidence que don Luis venait de lui faire. A la fin, on décida que don Fernand se fit connaître aux domestiques de don Luis, et qu’il leur dit que c’était son plaisir d’emmener ce jeune homme en Andalousie, où son frère le marquis le recevrait comme il méritait de l étre, parce qu’il était facile de voir, à T intention de don Luis, qu’il se laisserait plutôt mettre en mor­ ceaux que de retourner cette fois auprès de son père. Quand les quatre domes­ tiques connurent la qualité de don Fernand et la résolution de don Luis, ils résolurent que trois d’entre eux retourneraient conter à son père ce qui s’était passé, tandis (pie l’autre resterait avec don Luis pour le servir, et qu’il ne le perdrait point de vue que les autres ne fussent revenus le chercher, ou qu on ne sut ce qu’ordonnerait son père. C’est ainsi que s’apaisèrent ce monceau de querelles par l’autorité d Agramant et la prudence du roi Sobrin. Mais quand le démon, ennemi de la concorde et rival de la paix, se vit méprisé et bafoué; quand il reconnut le peu de fruit qu’il avait retiré de les avoir enfermés tous dans ce labyrinthe inextricable, il résolut de tenter encore une fois la fortune en suscitant de nouveaux troubles et de nouvelles disputes. Or, il arriva que les archers avaient quitté la partie parce qu ils eurent vent de la qualité de ceux contre lesquels ils combattaient, et qu’ils s’étaient retirés de la mêlée, reconnaissant bien que, quoi qu’il arrivât, ils auraient a porter les coups; mais 1 un deux, eelui-la meme que don lernand avait si bien moulu sous ses talons, vint à se rappeler que, parmi divers mandats dont il était porteur pour DON QUICHOTTE. 4 SG DON QUICHOTTE. arrêter des délinquants, il - s en trouvait un contre don Quichotte, que la Sainte- Hermandad avait ordonné de saisir par corps, à propos de la délivrance des galériens, comme Sancho l’avait craint avec tant de raison. Frappé de cette idée, 1 archer voulut vérifier si le signalement donné dans le mandat d’arrêt cadrait bien avec celui de don Quichotte. Il tira de son sein un rouleau de parchemin, trouva le papier qu’il cherchait ; et, se mettant à lire très-posément, car il n’était pas fort lecteur, à chaque mot qu’il épelait, il jetait les yeux sur don Quichotte, et com­ parait le signalement du mandat avec le visage du chevalier. Il reconnut que, sans nul doute, c’était bien lui (pie désignait le mandat. A peine s’en fut-il assuré que, serrant son rouleau de parchemin, il prit le mandat de la main gauche, et de la droite empoigna don Quichotte au collet3, si fortement qu’il ne lui laissait pas prendre haleine. En même temps il criait à haute voix : « Main-forte à la Sainte-Hermandad ! et, pour qu’on voie que cette fois-ci je la demande sérieusement, on n’a qu’à lire ce mandat, où il est ordonné d’arrêter ce voleur de grands chemins. » Le curé prit le mandat, et reconnut qu’effectivement l’archer disait vrai, et que le signalement s’appliquait à don Quichotte. Quand celui-ci se vit maltraiter par ce coquin de manant, enflammé de colère au point que les os du corps lui craquaient, il saisit du mieux qu’il put, avec ses deux mains, l’archer à la gorge, lequel, si ses camarades ne f eussent secouru, aurait plutôt laissé la vie que don Quichotte n’eût lâché prise. L hôtelier, qui devait forcément donner assistance à ceux de son office, accourut aussitôt leur prêter main-forte. L hôtesse, en voyant de nouveau son mari fourré dans les querelles, jeta de nouveau les hauts cris, et ce bruit lui amena Maritornes et sa fille, qui l’aidèrent à demander le secours du ciel et de tous ceux qui se trouvaient là. Sancho s’écria, à la vue de ce qui se passait : « Vive le seigneur ! rien de plus vrai que ce que dit mon maître des enchan­ tements de ce château, car il est impossible d’y vivre une heure en paix. « Don Fernand sépara l’archer de don Quichotte, et, fort à la satisfaction de tous deux, il leur fit mutuellement lâcher prise, car ils accrochaient les ongles de toute leur force, l’un dans le collet du pourpoint de l’autre, et l’autre à la gorge du premier. Mais toutefois la quadrille des archers ne cessait de réclamer leur détenu; ils criaient qu’on le leur livrât pieds et poings liés, puisque ainsi l’exigeait le service du roi et de la Sainte-Hermandad, au nom desquels ils demandaient secours et main-forte pour arrêter ce brigand, ce voleur de grands chemins et de petits sentiers. Don Quichotte souriait dédaigneusement à ces propos, et, gardant toute sa gravité, il se contenta de répondre : « Approchez, venez ici, canaille mal née et mal-apprise. Rendre la liberté à ceux qu’on tient à la chaîne, délivrer les prisonniers, relever ceux (pii sont à terre, secourir les misérables et soulager les nécessiteux, c’est là ce que vous appelez voler sur les grands chemins! Ah! race infâme, race indigne, par la bassesse de votre intelligence, que le ciel vous révèle la valeur que renferme en soi la chevalerie DON QUICHOTTE. 487 errante, et vous laisse seulement comprendre le péché que vous commettez en refusant votre respect à la présence, que dis-je, à l’ombre de tout chevalier errant! Venez ici, larrons en quadrilles plutôt qu’archers de maréchaussée, détrousseurs de passants avec licence, de la Sainte-Hermandad ; dites-moi, quel est donc l’ignorant qui a signé un mandat d’arrêt contre un chevalier tel que moi? Qui ne sait pas que les chevaliers errants sont hors de toute juridiction criminelle, qu’ils n’ont de loi que leur épée, de règlements (pie leurs prouesses, de code souverain que leur volonté? Quel est donc l'imbécile, dis-je encore, qui peut ignorer qu aucunes lettres de noblesse ne confèrent autant d immunités et de privilèges que n’en acquiert un che­ valier errant le jour où il est armé chevalier et s’adonne au dur exercice de la cheva­ lerie? Quel chevalier errant a jamais payé gabelle, corvées, dîmes, octrois, douanes, chaîne de route ou bac de rivière? Quel tailleur lui a demandé la façon d’un habit? Quel châtelain, l’ayant recueilli dans son château, lui a fait payer l’écot de la couchée ? Quel roi ne l’a fait asseoir à sa table ? Quelle demoiselle ne s’est éprise de lui, et ne lui a livré, avec soumission, le trésor de ses charmes? Enfin, quel chevalier errant vit-on, voit-on et verra-t-on jamais dans le monde, qui liait assez de force et de courage pour donner à lui seul quatre cents coups de bâton à quatre cents archers en quadrilles qui oseraient lui tenir fête? » CHAPITRE XLYI. DE LA NOTABLE AVENTURE DES A RC H ERS DE LA S AIN TE -H ER MA ND AD, ET DE LA G R A N D E FÉROCITÉ DE NOTRE BON AMI DON Q U I C H O T T E 1. Tandis que don Quichotte débitait cette harangue, le curé s’occupait à faire entendre aux archers que don Quichotte avait l’esprit à F envers, comme ils le voyaient bien à ses paroles et à ses œuvres, et qu’ainsi rien ne les obligeait à pousser plus loin l’affaire, puisque, parvinssent-ils à le prendre et à l’emmener, il faudrait bien incontinent le relâcher en qualité de fou. Mais F homme au mandat répondit que ce n’était point à lui à juger de la folie de don Quichotte; qu’il devait seule­ ment exécuter ce que lui commandaient ses supérieurs, et que, le fou une fois arrêté, on pourrait le relâcher trois cents autres fois. « Néanmoins, reprit le curé, ce n’est pas cette fois-ci que vous devez l’em­ mener, et, si je ne me trompe, il n’est pas d’humeur à se laisser faire. « Finalement, le curé sut leur parler et les persuader si bien, et don Quichotte sut faire tant d extravagances, que les archers auraient été plus fous que lui s ils n’eussent reconnu sa folie. Ils prirent donc le parti de s’apaiser, et se firent même médiateurs entre le barbier et Sancho Panza, qui continuaient encore leur DON QUICHOTTE. 480 querelle avec une implacable rancune. À la fin, comme membres de la justice, ils arrangèrent le procès en amiables compositeurs, de telle façon que les deux: parties restèrent satisfaites, sinon complètement, du moins en quelque chose, car il fut décidé que 1 échange des bats aurait lieu, mais non celui des sangles et des licous. Quant a 1 affaire de 1 armet de Mambrin, le curé, en grande cachette et sans que don Quichotte s en aperçut, donna huit réaux du plat à barbe, et le barbier lui en fit un récépissé en bonne forme, par lequel il promettait de renoncer à toute réclamation, pour le présent et dans les siècles des siècles, amen. Lue fois ces deux querelles apaisées (c’étaient les plus envenimées et les plus importantes), il ne restait plus qu’à obtenir des valets de don Luis que trois d entre eux s en retournassent, et que l’autre demeurât pour accompagner leur maître où don Fernand voudrait l’emmener. Mais le destin moins rigoureux et la fortune O plus propice, ayant commencé de prendre parti pour les amants et les braves de rhotellerie, voulurent mener la chose à bonne fin. Les valets de don Luis se résignèrent à tout ce qu’il voulut, ce qui donna tant de joie à doua Clara, que personne ne l’aurait alors regardée au visage sans y lire l’allégresse de son âme. Zoraïde, sans comprendre parfaitement tous les événements qui se passaient sous ses yeux, s’attristait ou se réjouissait suivant ce qu elle observait sur les traits de chacun, et notamment de son capitaine espagnol, sur qui elle avait les yeux fixés et l’âme attachée. Pour l’hôtelier, auquel n avaient point échappe le cadeau et la récompense qu’avait reçus le barbier, il réclama bécot de don Quichotte, ainsi que le dommage de ses outres et la perte de son vin, jurant que ni Rossinante ni l’âne de Sanclio ne sortiraient de l’hôtellerie qu’on ne lui eût tout payé, jusqu’à la dernière obole. Tout cela fut encore arrangé par le curé, et payé par don Fernand, bien que l’auditeur en eût aussi offert le payement de fort bonne grâce. Enfin la paix et la tranquillité furent si complètement rétablies, que l hô­ tellerie ne ressemblait plus, comme l’avait dit don Quichotte, à la discorde du camp d’Agramant, mais à la paix universelle du règne d Oetavien, et la commune opinion fut qu’il fallait en rendre grâces aux bonnes intentions du curé, secon­ dées par sa haute éloquence, ainsi qu’à 1 incomparable libéralité de don Fernand. Quand don Quichotte se vit ainsi libre et débarrassé de toutes ces querelles , tant de son écuyer que des siennes propres, il lui sembla qu il était temps de poursuivre son voyage et de mettre fin à cette grande aventure, pour laquelle il fut appelé et élu. H alla donc, avec une ferme résolution, plier les genoux devant Dorothée, qui ne voulut pas lui laisser dire un mot jusqu’à ce qu il se fut relevé. Pour lui obéir, il se tint debout et lui dit : « C’est un commun adage, ô belle princesse, que la diligence est la mère de la bonne fortune; et l’expérience a montré, en des cas nombreux et graves, que l’empressement du plaideur mène a bonne fin le procès douteux. Mais en aucune chose cette vérité n’éclate mieux que dans celle de la guerre, où la célé­ rité et la promptitude, prévenant les desseins de 1 ennemi, remportent la victoire, avant même qu’il se soit mis en défense, lout ce que je dis la, haute et précieuse I — 490 DON QUICHOTTE. dame, c’est parce qu’il me semble que notre séjour dans ce château n’est plus d’aucune utilité, tandis qu’il pourrait nous devenir si nuisible, que nous eussions quelque jour à nous en repentir; car, enfin, qui sait si, par le moyen d’habiles espions, votre ennemi le géant n’aura point appris que je vais l’exterminer, et s il n’aura pu, favorisé par le temps que nous lui laissons, se fortifier dans quelque citadelle inexpugnable, contre laquelle ne prévaudront ni mes poursuites ni la force de mon infatigable bras? Ainsi donc, princesse, prévenons, comme je l’ai dit, ses desseins par notre diligence, et partons incontinent à la bonne aventure, car Votre Grandeur ne tardera pas plus à l’avoir telle quelle la désire, que je ne tarderai a me trouver en face de votre ennemi. » Don Quichotte se tut à ces mots, et attendit gravement la réponse de la belle infante. Celle-ci, prenant des airs de princesse accommodés au style de don Qui­ chotte, lui répondit en ces termes : « Je vous rends grâces, seigneur chevalier, du désir que vous montrez de me prêter faveur en ma grande affliction; c’est agir en chevalier auquel il appartient de protéger les orphelins et de secourir les nécessiteux. Et plaise au ciel que notre commun souhait s’accomplisse, pour que vous confessiez qu’il y a dans le monde des femmes reconnaissantes! Quant à mon départ, qu’il ait lieu sur-le-champ, car je liai de volonté que la vôtre. Disposez de moi selon votre bon plaisir; celle qui vous a remis une fois la défense de sa personne, et qui a confié à votre bras la restauration de ses droits royaux, 11e peut vouloir aller contre ce qu’ordonne votre prudence. — A la main de Dieu! s’écria don Quichotte; puisqu’une princesse s’humilie devant moi, je ne veux pas perdre l’occasion de la relever, et de la remettre sur son trône héréditaire. Partons sur-le-champ, car le désir et l’éloignement m’épe- ronnent, et, comme on dit, le péril est dans le retard. Et puisque le ciel n’a pu créer, ni l’enfer vomir aucun être qui m’épouvante ou m’intimide, selle vite, Sanclio, selle Rossinante, ton âne et le palefroi de la reine; prenons congé du châtelain et de ces seigneurs, et quittons ces lieux au plus vite. » Sanclio, (pii était présent à toute la scène, s’écria, en hochant la tète de droite et de gauche « Ah ! seigneur, seigneur, il y a plus de mal au hameau que n’en imagine le bedeau, soit dit sans offenser les honnêtes coiffes. — Quel mal, interrompit don Quichotte, peut-il y avoir en aucun hameau et dans toutes les villes du monde réunies, qui puisse atteindre ma réputation, manant que tu es? — Si Votre Grâce se lâche, dit Sanclio, je me tairai et me dispenserai de dire ce que je dois lui révéler en bon écuyer, ce que tout bon serviteur doit dire à son maître. — Dis ce (pie tu voudras, répondit don Quichotte, pourvu que tes paroles 11’aient point pour objet de m intimider ; si tu as peur, lais comme (pii tu es : moi, qui suis sans crainte, je ferai comme qui je suis. O r .H E V A T .I E R D K T.A T R T S T F .-F I G F R E , N ’ f îP R O U V E A U C U N D É C O N F O R T D E D A P R I S O N O U D ’ O N T 'E M P O R T E . DON QUICHOTTE. 403 Ce n est pas cela, par les péchés que j ’ai commis devant Dieu! repartit Sancho; ce qu il y a, c est que je tiens pour certain et pour dûment vérifié que cette dame, qui se dit être reine du grand royaume de Micomicon, ne l’est pas plus que ma mère. Car si elle était ce quelle dit, elle n’irait pas se becquetant avec quelqu un de la compagnie dès qu’on tourne la tète, et à chaque coin de mur. » A ce propos de Sancho, Dorothée rougit jusqu’au blanc des yeux : car il était bien vrai que, maintes fois et en cachette, son époux don Fernand avait touché avec les lèvres un à-compte sur le prix que méritaient ses désirs. Sancho l’avait surprise, et il lui avait paru qu’une telle familiarité était plutôt d’une courtisane que de la reine d’un si grand royaume. Dorothée ne trouva pas un mot à lui répondre, et le laissa continuer : « Je vous dis cela, seigneur, ajouta-t-il, parce que, à la fin des fins , quand nous aurons fait tant de voyages, quand nous aurons passé de mauvaises nuits et de pires journées, si ce gaillard qui se divertit dans cette hôtellerie vient cueillir le fruit de nos travaux, pour quoi faire, ma foi, me tant dépêcher à seller Rossi­ nante, à bâter le grison et à brider le palefroi? Il vaut mieux rester tranquilles, et que chaque femelle fde sa quenouille, et allons-nous-en dîner. » Miséricorde ! quelle effroyable colère ressentit don Quichotte quand il entendit les insolentes paroles de son écuyer ! elle fut telle que , lançant des flammes par les yeux, il s’écria d’une voix précipitée et d’une langue (pie faisait bégayer la rage : « O manant, ô brutal, effronté, impudent, téméraire, calomniateur et blas­ phémateur ! Comment oses-tu prononcer de telles paroles en ma présence et devant ces illustres dames? Comment oses-tu mettre de telles infamies dans ta stupide imagination? Ya-t’en loin de moi, monstre de nature, dépositaire de mensonges, réceptacle de fourberies, inventeur de méchancetés, publicateur de sottises, ennemi du respect qu’on doit aux royales personnes ; va-t’en, 11e parais plus devant moi, sous peine de ma colère. » En disant cela, il fronça les sourcils, enfla les joues, regarda de travers, frappa la terre du pied droit, signes évidents de la rage qui lui rongeait les entrailles. A ces paroles, à ces gestes furieux, Sancho demeura si atterré, si tremblant, qu il aurait voulu qu’en cet instant même la terre se fût ouverte sous ses pieds pour l’en­ gloutir. Il ne sut faire autre chose que se retourner bien vite , et s’éloigner de la présence de son courroucé seigneur. Mais la discrète Dorothée, qui connaissait si bien maintenant l’humeur de don Quichotte, dit aussitôt pour calmer sa colère : « Ne vous fâchez point, seigneur chevalier de la Triste-Figure, des imperti­ nences qu’a dites votre bon écuyer; peut-etre 11e les a-t-il pas dites sans motif, et l’on ne peut soupçonner sa conscience chrétienne d’avoir porté faux témoignage contre personne. Il faut donc croire, sans conserver le moindre doute a ce sujet, que, puisqu’en ce château, comme vous le dites, seigneur chevalier, toutes choses vont et se passent à la façon des enchantements, il peut bien arriver que Sancho 494 DON QUICHOTTE. ait vu par cette voie diabolique ce qu’il dit avoir vu de si contraire et de si offensant à ma vertu. — Par le Dieu tout-puissant ! s’écria don Quichotte, je jure que Votre Gran­ deur a touché le but. Oui, c’est quelque mauvaise vision qui est arrivée à ce pé­ cheur de Sanclio, pour lui faire voir ce qu’il était impossible qu’il vît autrement que par des sortilèges. Je connais trop bien la bonté et 1 innocence de ce malheu­ reux, pour croire qu’il sache porter faux témoignage contre personne. — Voilà ce qui est et ce qui sera, reprit don Fernand; dès lors, seigneur don Quichotte, vous devez lui pardonner et le rappeler au giron de Votre Grâce, sicut erat in principio, avant que ses maudites visions lui eussent tourné l’esprit. » Don Quichotte ayant répondu qu’il lui pardonnait, le curé alla quérir Sancho, lequel vint humblement se mettre à genoux devant son maître et lui demander sa main. L’autre se la laissa prendre et baiser, puis il lui donna sa bénédiction, et lui dit : « Maintenant, mon fds Sancho, tu achèveras de reconnaître à quel point était vrai ce (pie je t’ai dit mainte et mainte fois, que toutes les choses de ce château arrivent par voie d’enchantement. — Je le crois sans peine, répondit Sancho, excepté toutefois l’histoire de la couverture, qui est réellement arrivée par voie ordinaire. — N’en crois rien, répliqua don Quichotte; s’il en était ainsi, je t’aurais alors vengé et je te vengerais encore à présent. Mais ni alors, ni à présent, je n’ai pu voir sur qui tirer vengeance de ton outrage. » Tous les assistants voulurent savoir ce que c’était (pie cette histoire de la cou­ verture, et l’hôtelier leur conta de point en point les voyages aériens de Sancho Panza, ce qui les fit beaucoup rire, et ce qui n’aurait pas moins lâché Sancho, si son maître ne lui eût affirmé de nouveau que c’était un pur enchantement. Toute­ fois la simplicité de Sancho n’alla jamais jusqu’au point de douter (pie ce ne fût une vérité démontrée, sans mélange d’aucune supercherie, qu’il avait été bien et dûment berné par des personnages de chair et d’os, et non par des fantômes de rêve et d imagination, comme le croyait et l’affirmait son seigneur. Il \ avait déjà deux jours ([lie tous les membres de cette illustre société habi­ taient l’hôtellerie, et, comme il leur parut qu’il était bien temps de partir, ils cherchèrent un moyen pour que, sans que Dorothée et don Fernand prissent la peine d’accompagner don Quichotte jusqu’à son village en continuant la délivrance de la reine Micomicona, le curé et le barbier pussent l’y conduire, comme ils le désiraient, et tenter la guérison de sa folie. Ce qu’on arrêta d’un commun accord, ce fut de faire prix avec le charretier d’une charrette à bœufs, que le hasard fit passer par là, pour qu’il l’emmenât de la manière suivante : On fit une espèce de cage avec des bâtons entrelacés, ou don Quichotte pût tenir a laise; puis aussitôt, sur l’avis du curé, don Fernand avec ses compagnons, les valets de don Luis, et les archers réunis à l’hôte, se couvrirent tous le visage, et se dégui­ sèrent, celui-ci d’une façon, celui-là d’une autre, de manière qu’ils parussent à L O R S Q U E D O N Q U IC H O T TE S E V IT E N G A G É D E CETTE F A Ç O N ___ DON QUICHOTTE. 497 tlon Quichotte d autres gens que ceux qu’il avait vus dans ce château. Cela fait, ils entrèrent en grand silence dans la chambre ou il était couché, se reposant des alei tes passées. Ils s approchèrent du pauvre chevalier, qui dormait paisible­ ment , sans méfiance dune telle aventure, et, le saisissant tous ensemble, ils lui üè1 eut si bien les mains et les pieds, que, lorsqu il s’éveilla en sursaut, il ne put ni remuer, ni faire autre chose que de s’étonner et de s’extasier en voyant devant lui de si étranges figures. Il tomba sur-le-champ dans la croyance que son extra­ vagante imagination lui rappelait sans cesse : il se persuada que tous ces person­ nages étaient des fantômes de ce château enchanté, et que, sans nul doute, il était enchanté lui-même, puisqu’il ne pouvait ni bouger ni se défendre. C’était justement ainsi que le curé, inventeur de la ruse et de la machination, avait pensé que la chose arriverait. De tous les assistants , le seul Sancho avait conservé son même bon sens et sa même figure; et, quoiqu’il s’en fallut de fort peu qu’il ne partageât la maladie de son maitre, il 11e laissa pourtant pas de reconnaître (pii étaient tous ces personnages contrefaits. Mais il n’osa pas découdre les lèvres avant d’avoir vu comment se termineraient cet assaut et cette arrestation de son seigneur, lequel n’avait pas plus envie de dire mot, dans l’attente du résultat qu’aurait sa disgrâce. Ce résultat fut qu’on apporta la cage auprès de son lit, qu’on h enferma dedans, et qu’on cloua les madriers si solidement qu’il aurait fallu plus de deux tours de reins pour les briser. On le prit ensuite à dos d’homme, et, lorsqu’il sortait de l’appartement, 011 entendit une voix effroyable, autant du moins que put la faire le barbier, non celui du bât, mais l’autre, qui parlait de la sorte : « O chevalier de la Triste-Figure, n’éprouve aucun déconfort de la prison où l’on t’emporte; il doit en être ainsi pour que tu achèves plus promptement 1 aven­ ture que ton grand cœur t’a fait entreprendre, laquelle aventure se terminera quand le terrible lion manehois et la blanche colombe tobosine gâteront dans le même nid, après avoir courbé leurs fronts superbes sous le joug léger d un doux hyménée. De cette union inouïe sortiront, aux regards du monde étonné, les vail­ lants lionceaux qui hériteront des griffes rapaces d’un père valeureux. Cela doit arriver avant que le dieu qui poursuit la nymphe fugitive ait, dans son cours rapide et naturel , rendu deux fois visite aux brillantes images du Zodiaque. Et toi, ô le plus noble et le plus obéissant écuyer (pii eut jamais 1 épée a la ceinture, la barbe au menton et l’odorat aux narines, 11e te laisse pas troubler et évanouir en voyant enlever sous tes yeux mêmes la fleur de la chevalerie errante. Bientôt, s il plaît au grand harmonisateur des mondes , tu te verras emporté si haut , que tu 11e pourras plus te reconnaître , et qu ainsi seront accomplies les promesses de ton bon seigneur. Je t’assure même, au nom de la sage Mentironiana , (pie tes gages te seront payés, comme tu le verras a 1 œuvre. Suis donc les traces du vaillant et enchanté chevalier, car il convient (pie tu ailles jusqu’à l’endroit où vous ferez halte ensemble, et, puisqu’il 11e m est pas permis d eu dire davantage, (pie la grâce de Dieu reste avec vous; je m’en retourne où seul je le sais. » 1 — G3 4 9 8 DON QUICHOTTE. A la fin de la prédiction, le prophète éleva la voix en fausset, puis la baissa peu a peu avec une si touchante modulation, que ceux même qui étaient au fait de la plaisanterie lurent sur le point de croire à ce qu’ils avaient entendu. Don Quichotte se sentit consolé en écoutant la prophétie , car il en démêla de point en point le sens et la portée. Il Comprit qu’on lui promettait de se voir en14 DON QUICHOTTE. DON QUICHOTTE. 5 1 5 doutes et d incertitudes dont le fil de Thésée ne parviendrait pas à te faire sortir. Ils auront également pris cette apparence pour que j’hésite dans ma con­ viction, et ([ne je ne puisse deviner d’où me vient ce grief. Car enfin, si, d’une part, on me dit que ceux qui nous accompagnent sont le barbier et le curé de notre pays; si, dune autre part, je me vois encagé , sachant fort bien qu’aucune force humaine, a moins d être surnaturelle, ne serait capable de me mettre en cage, que veux-tu que je dise ou que je pense, si ce n’est que la façon de mon enchantement surpasse toutes celles que j'ai lues dans toutes les histoires qui traitent des chevaliers errants qu’on a jusqu’à présent enchantés? Ainsi, tu peux bien te calmer et te rendre le repos en ce (pii est de croire que ces gens sont ce que tu dis, car ils ne le sont pas plus que je ne suis Turc ; et quant à me de­ mander quelque chose, parle, je te répondrai, dusses-tu me faire des questions jusqu’à demain matin. — Par le nom de Notre-Dame, s’écria Sancho en jetant un grand cri, est-il possible que Votre Grâce soit assez dure de cervelle, assez dépourvue de moelle sous le crâne, pour 11e pas reconnaître que ce que je dis est la vérité pure, et que, dans cet emprisonnement qu’on vous fait subir, il entre plus de malice que d’enchantement? Mais, puisqu’il en est ainsi, je veux vous prouver avec la der­ nière évidence que vous n’ètes pas enchanté. Dites-moi voir un peu__ Puisse Dieu vous tirer de ce tourment, et puissiez-vous tomber dans les bras de madame Dulcinée quand vous y penserez le moins!... — Achève tes exorcismes, s’écria don Quichotte, et demande ce qui te fera plaisir ; je t’ai déjà dit que je suis prêt à répondre avec toute ponctualité ! — Voilà justement ce que je veux, répondit Sancho. Or, ce (pie je désire savoir, c’est que vous me disiez, sans mettre ni omettre la moindre chose, mais en toute vérité, comme on doit l’attendre de la bouche de tous ceux qui font, comme Votre Grâce, profession des armes sous le titre de chevaliers errants__ — Je te répète, reprit don Quichotte, que je 11e mentirai en quoi que ce soit. Mais voyons, parle, demande; car, en vérité, Sanclio, tu me fatigues avec tant de préambules, d’ambages et de circonlocutions. — Je dis, répliqua Sancho, que je suis parfaitement sûr de la franchise et de la véracité de mon maître; et dès lors, comme cela vient fort à point pour notre histoire, j ’oserai lui faire une question, parlant par respect. Depuis que Votre Grâce est encagée, ou plutôt enchantée dans cette cage, est-ce que, par hasard, il lui serait venu l’envie de faire, comme on dit, le petit ou le «ros ? O _ Je n’entends rien, Sancho, répondit don Quichotte, à ces paroles de petit et de gros. Explique-toi plus clairement, si tu veux que je te réponde avec précision. _ Est-il possible, reprit Sancho, que Votre Grâce n’entende pas ce que c’est (jue le gros et le petit? Mais c’est avec cela qu’on sèvre les enfants à l’école. Eh 516 DON QUICHOTTE bien ! sachez donc que je veux dire s’il vous est venu quelque envie de faire ce que personne ne peut faire à votre place. — J ’y suis, j’y suis, Sanclio, s’écria don Quichotte. Oh! oui, bien des fois, et maintenant encore. Tire-moi de ce péril, si tu ne veux que je me trouve dans de beaux draps. » CHAPITRE XL IX. QUI TRAITE DU GR ACI EU X EN TRETIEN QU’ EUT SANCHO PANZA AVEC SON SEIGNEUR DON QUICHOTTE. « Ali ! par ma foi, vous voilà pris, s’écria Sanclio ; c’est justement là ce que je voulais savoir, aux dépens de mon âme et de ma vie. Dites donc, seigneur, pourrez-vous nier ce qu’on dit communément dans le pays, lorsque quelqu’un est de mauvaise humeur : Je ne sais ce qu’a un tel, il ne mange, ni ne boit, ni ne dort; il répond de travers à ce qu’on lui demande; on dirait qu’il est enchanté. D’où il faut conclure que ceux qui ne mangent , ni ne boivent, ni 11e dorment, ni ne font les œuvres naturelles dont je viens de parler, ceux-là sont enchantés véritablement; mais non pas ceux qui ont les envies qu’a Votre Grâce, qui boivent quand on leur donne à boire, qui mangent quand ils ont à manger, et qui répondent à tout ce qu’on leur demande. — Tu dis vrai, Sanclio, répondit don Quichotte; mais je t'ai déjà dit qu’il y avait bien des façons d’enchantement : il se pourrait faire qu’avec le temps la mode eût changé, et qu’il fût maintenant d’usage que les enchantés fassent tout ce que je fais ou veux faire, bien qu’ils ne I eussent pas fait auparavant. O r, DON QUICHOTTE.518 contre la mode des temps, il n’y a pas à argumenter, ni à tirer de conséquences. Je sais et je tiens pour certain (pie je suis enchanté ; cela suffit pour mettre ma conscience en repos : car je me ferais, je tassure, un grand cas de conscience, si je doutais que je fusse enchanté, de rester en cette cage, lâche et fainéant, frustrant du secours de mon bras une foule d’affligés et de malheureux qui doivent, à l’heure qu’il est, avoir le plus pressant besoin de mon aide et de ma faveur. —- Avec tout cela, répliqua Sanclio, je répète que, pour plus de satisfaction et de sûreté, il serait bon que Votre Grâce essayât de sortir de cette prison. Moi, je m oblige à vous seconder de tout mon pouvoir, et même à vous en tirer; vous essayerez ensuite de remonter sur ce bon Rossinante, qui a l’air aussi d’être enchanté, tant il marche triste et mélancolique; et puis nous courrons encore une fois la chance de chercher des aventures. Si elles tournent mal, nous aurons tou­ jours le temps de nous en revenir à la cage ; alors je promets, foi de bon et loyal écuyer, de m’y enfermer avec Votre Grâce, si vous êtes, par hasard, assez mal­ heureux, ou moi assez imbécile, pour que nous ne parvenions pas à faire ce que je dis. — Soit, répliqua don Quichotte, j ’y consens et j ’y donne les mains. Dès que tu saisiras quelque heureuse conjoncture pour mettre en œuvre ma délivrance, je t’obéirai en tout et pour tout. Mais tu verras, Sanclio , combien tu te trompes dans F appréciation de mon infortune. » Cet entretien conduisit le chevalier errant et son maugréant écuyer jusqu’à l'endroit ou les attendaient, ayant déjà mis pied à terre, le curé, le chanoine et le barbier. Le bouvier détela aussitôt les bœufs de sa charrette, et les laissa prendre leurs ébats dans cette vaste prairie, dont la fraîcheur et le calme invitaient à jouir de ses attraits, non-seulement les gens aussi enchantés que don Quichotte, mais aussi fins et avisés que son écuyer. Celui-ci pria le curé de permettre que son seigneur sortit un moment de la cage, parce qu’autrement cette prison courrait grand risque de ne pas rester aussi propre que l’exigeaient la décence et la dignité d’un chevalier tel que lui. Le curé comprit la chose, et répondit à Sanclio que de bon cœur il consentirait à ce qui lui étuit demandé, s’il 11e craignait qu’en se voyant libre, son seigneur ne fit des siennes, et ne se sauvât où personne 11e le reverrait. « Je me rends caution de sa fuite, répliqua Sanclio. — Moi de même, ajouta le chanoine, et de tout ce qui en peut résulter, surtout s’il m’engage sa parole de chevalier qu’il 11e s’éloignera point de nous sans notre permission. — Oui, je la donne, s’écria don Quichotte, qui avait écouté tout ce dia­ logue. Et, d’ailleurs, celui qui est enchanté comme moi 11’est pas libre de faire ce (ju’il veut de sa personne, car le magicien qui l’a enchanté peut vouloir qu’il ne bouge de la même place trois siècles durant; et si l’enchanté s ’enfuyait, 1 enchan- DON QUICHOTTE. 519 t(‘in le ferait revenir a tire-d aile. Puisqu’il en est ainsi, vous pouvez bien me lâcher; ce sera profit pour tout le monde : car, si vous ne me lâchez pas; je YOUS proteste qu a moins de vous tenir à l’écart, je ne saurais .m’empêclier de vous chatouiller désagréablement l’odorat. » Le chanoine lui fit etendre la main, bien qu’il eut les deux poignets attachés, et, sous la foi de sa parole, on lui ouvrit la porte de sa cage, ce qui lui causa le plus vif plaisir. La première chose qu’il fit dès qu’il se vit hors de la cage, fut d’étirer, l’un après 1 autre, tous les membres de son corps; puis il s’approcha de Rossinante , et, lui donnant sur la croupe deux petits coups du plat de la main, il lui dit tendrement : « J espère toujours en Dieu et en sa sainte mère, fleur et miroir des coursiers, que bientôt nous nous reverrons comme nous désirons être, toi , portant ton seigneur, et moi, monté sur tes flancs, exerçant ensemble la profession pour laquelle Dieu m’a jeté dans le monde. « Après avoir ainsi parlé, don Quichotte gagna, suivi de Sancho, un lieu bien a l’écart, d’où il revint fort soulagé, et plus désireux qu auparavant de mettre en œuvre le projet de Sancho. Le chanoine le regardait et s émerveillait de la grande étrangeté de sa folie. Il était étonné surtout que ce pauvre gentilhomme montrât, en tout ce qu’il disait ou répondait, une intelligence parfaite, et qu’il ne perdit les étriers, comme on Ta dit mainte autre fois, que sur le chapitre de la chevalerie. Emu de compassion, il lui adressa la parole quand tout le monde se fut assis sur l’herbe verte pour attendre les provisions : « Est-il possible, seigneur hidalgo, lui dit-il, que cette oiseuse et funeste lec­ ture des livres de chevalerie ait eu sur Votre Grâce assez de puissance pour vous tourner 1 esprit au point que vous veniez à croire que vous êtes enchanté, ainsi que d’autres choses du même calibre, aussi loin d’être vraies que le mensonge l est de la vérité même? Comment peut-il exister un entendement humain capable de se persuader qu’il y ait eu dans le monde cette multitude d’Amadis et cette tourbe infinie de fameux chevaliers ? qu’il y ait eu tant d empereurs de Trébisonde, tant de Félix-Mars d’Hyrcanie, tant de coursiers et de palefrois, tant de damoiselles errantes, tant de serpents et de dragons, tant d andriaques, tant de géants, tant d’aventures inouïes, tant d espèces d enchantements, tant de batailles, tant d’effroyables rencontres, tant de costumes et de parures, tant de princesses amou­ reuses, tant d écuyers devenus comtes, tant de nains beaux parleurs, tant de billets doux, tant de galanteries, tant de femmes guerrières, et finalement tant de choses extravagantes comme en contiennent les livres de chevalerie? Pour moi, je peux dire que, quand je les lis, tant que mon imagination ne s’arrête pas à la pensée que tout cela n’est (pie mensonge et dérèglement d’esprit, ils me donnent, je l’avoue, quelque plaisir; mais, dès que je réfléchis a ce (pi ils sont, j envoie le meilleur d’entre eux contre la muraille, et je le jetterais au feu si j ’avais là des 520 DON QUICHOTTE. tisons. Oui, car ils méritent tous cette peine, pour être faux et menteurs, et hors des lois de la commune nature; ils la méritent comme fauteurs de nouvelles sectes, et inventeurs de nouvelles façons de vivre, comme donnant occasion au vulgaire ignorant de croire et de tenir pour vraies toutes les rêveries qu’ils renferment. Ils ont même assez d’audace pour oser troubler les esprits d’hidalgos bien nés et bien élevés, comme on le voit par ce qu’ils ont fait sur Votre Grâce, puisqu’ils vous ont conduit à ce point qu’il a fallu vous enfermer dans une cage et vous mener sur une charrette à bœufs, comme on mène de village en village un lion ou O O un tigre, pour gagner de quoi vivre en le faisant voir. Allons, seigneur don Qui­ chotte, prenez pitié de vous-même, et revenez au giron du bon sens. Faites usage de celui que le ciel a bien voulu vous départir, en employant l’heureuse étendue de votre esprit à d autres lectures qui tournent au profit de votre conscience et de votre bonne renommée. Si toutefois, poussé par votre inclination naturelle, vous persistez à lire des histoires d exploits chevaleresques, lisez, dans la sainte Ecriture, le livre des Juges : vous y trouverez de pompeuses vérités, et des hauts faits non moins certains qu’éclatants. La Lusitanie eut un Viriatès, Rome un César, Carthage un Annibal, la Grèce un Alexandre, la Castille un comte Fernan-Gonzalez *, Valence un Cid*, l’Andalousie un Gonzalve de Cordoue, l’Estrémadure un Diego Garcia de •Paredès, Xérès un Garci-Perez de Vargas3, Tolède un Garcilaso4, Séville un don Manuel Ponce de Léon 5; le récit de leurs vaillants exploits suffit pour amuser, pour instruire, pour ravir et pour étonner les plus hauts génies qui en fassent la lec­ ture. A oilà celle qui est digne de votre intelligence, mon bon seigneur don Quichotte; elle vous laissera, quand vous l’aurez faite, érudit dans l’histoire, amoureux de la vertu, instruit aux bonnes choses, fortifié dans les bonnes mœurs, vaillant sans témérité, prudent sans faiblesse; et tout cela pour la gloire de Dieu, pour votre propre intérêt et pour l’honneur de la Manche, d’où je sais que \ otre Grâce tire son origine. » Don Quichotte avait écouté avec la plùs scrupuleuse attention les propos du chanoine. Quand il s’aperçut que celui-ci cessait de parler, après l’avoir d’abord regardé fixement et en silence, il lui répondit : « Si je ne me trompe, seigneur hidalgo, le discours que vient de m’adresser Votre Grâce avait pour objet de vouloir me faire entendre qu’il n’y a jamais eu de chevaliers errants dans le monde; que tous les livres de chevalerie sont faux, men­ teurs, inutiles et nuisibles à la république ; qu’enfin j ’ai mal fait de les lire, plus mal de les croire, et plus mal encore de les imiter, en me décidant à suivre la dure profession de chevalier errant qu’ils enseignent, parce (pie vous niez qu’il ait jamais existé des Amadis de Gaule et de Grèce, ni cette multitude d’autres chevaliers dont les livres sont pleins. — Tout est au pied de la lettre, comme Votre Grâce l’énumère, » reprit en ce moment le chanoine. Don Quichotte continua : « Votre Grâce a, de plus, ajouté que ces livres m’avaient fait un grand tort, puisque, après rn avoir dérangé 1 esprit, ils ont fini par me mettre en cage; et que je ferais beaucoup mieux de m amender, de changer de lecture, et d’en lire d autres plus véridiques, plus faits pour amuser et pour instruire. C est cela meme, répondit le chanoine. Eh bien! moi, répliqua don Quichotte, je trouve, à mon compte, que 1 insensé et l enchante c est vous-même, puisque vous n avez pas craint de proférer tant de blasphèmes contre une chose tellement reçue dans le monde, tellement admise pour véritable, que celui qui la nie, comme le fait \ otre Grâce, mériterait la même peine que vous infligez aux livres dont la lecture vous ennuie et vous fâche. En effet, vouloir faire accroire à personne qu’Amadis n’a pas été de ce monde, pas plus que tous les autres chevaliers d’aventure dont les histoires sont remplies toutes combles, c’est vouloir persuader que le soleil n’éclaire pas, que la gelée ne refroidit pas, que la terre ne nous porte pas. Quel esprit peut-il y avoir en ce monde capable de persuader à un autre que l’histoire de l infante Floripè avec Guy de Bourgogne n’est pas vraie6, non plus que l’aventure de Fiérabras au pont de Mantible, qui arriva du temps de Charlemagne7 ? Je jure Dieu que c’est aussi bien la vérité qu’il est maintenant jour. Si c’est un mensonge, alors il doit être de même d’Hector et d’Achille, et de la guerre de Troie, et des douze pairs de France, et du roi Arthus d’Angleterre, qui est encore à présent transformé en corbeau, et que ses sujets attendent d’heure en heure8. Osera-t-on dire aussi que lhistoire de Guarino Mezquino9 est mensongère, ainsi que celle de la con­ quête du Saint-Grial10; que les amours de Tristan et de la reine Iseult sont apocryphes, aussi bien que ceux de la reine Geneviève et de Lancelot, tandis qu’il y a des gens qui se rappellent presque d’avoir vu la duègne Quinta- gnone, laquelle fut le medleur échanson de vin qu’eut la Grande-Bretagne. Cela est si vrai que je me souviens qu’une de mes grand mères, celle du côté de mon père , me disait, quand elle rencontrait quelque duègne avec de respectables coiffes : « Celle-ci, mon enfant, ressemble à la duègne Quintagnone ; » d’où je conclus quelle dut la connaître elle-même, ou du moins en avoir vu quelque portrait. Qui pourra nier que l histoire de Pierre et de la jolie Magalone" ne soit parfaitement exacte , puisqu’on voit encore aujourd’hui , dans la galerie d armes de nos rois, la cheville qui faisait tourner et mouvoir le cheval de bois sur lequel le vaillant Pierre de Provence traversait les airs, cheville qui est un peu plus grosse qu’un timon de charrette à bœufs? A côté d’elle est la selle de Babiéca, la jument du Cid, et, dans la gorge de Roncevaux , on voit encore la trompe de Roland, aussi longue qu’une grande poutre1'. D où Ion doit inférer qu’il y eut douze pairs de France, qu il y eut un Pierre, qu il y eut un Cid, et d’autres chevaliers de la même espèce, de ceux dont les gens disent qu ils vont à leurs aventures. Sinon il finit nier aussi que le vaillant Portugais Juan de Merlo ait été chevalier errant, qu’il soit allé en Bourgogne, (pi il ait combattu dans la ville de Ras contre le fameux seigneur de Cliarny, appelé Moïse- 1 ierre ; puis , dans la ville de Bâle, contre Moise-Henri de Remestan1 , et quil soit soiti deux DON QUICHOTTE. 521 I — 66 o 2 2 DON QUICHOTTE. fois de la lice vainqueur et couvert de gloire. Il faut nier encore les aventures et les combats que livrèrent également en Bourgogne les braves Espagnols Pedro Barba et Gutierre Quixada (duquel je descends en ligne droite de mâle en mâle) , qui vainquirent les fils du comte de Saint-Pol. Que l’on nie donc aussi que don Fernando de Guevara soit allé chercher des aventures en Allemagne, où il com­ battit messire Georges, chevalier de la maison du duc d Autriche15 ; qu’on dise enfin que ce sont des contes pour rire, les joutes de Suéro de Quinones, celui du pas de l Orbigo16, les défis de Mosen-Luis de Falcès à don Gonzalo de Guzman, chevalier castillan17, et tant d’autres exploits faits par des chevaliers chrétiens de ces royaumes et des pays étrangers, si authentiques, si véritables, que celui qui les nie, je le répète, est dépourvu de toute intelligence et de toute raison. » Le chanoine fut étrangement surpris d’entendre le singulier mélange de vérités et de mensonges que faisait don Quichotte, et de voir quelle connaissance complète il avait de toutes les choses relatives à sa chevalerie errante. Il lui répondit donc : « Je ne puis nier, seigneur don Quichotte, qu’il n’y ait quelque chose de vrai dans ce qu’a dit Votre Grâce, principalement en ce qui touche les cheva­ liers errants espagnols. Je veux bien concéder encore qu’il y eut douze pairs de France ; mais je me garderai bien de croire qu’ils firent tout ce que raconte d’eux l’archevêque Turpin18. Ce qu’il y a de vrai, c’est que ce furent des chevaliers choisis par les rois de France, qu’on appela paires, parce qu’ils étaient tous égaux en valeur et en qualité ; du moins, s’ils ne l’étaient pas, il était à désirer qu’ils le fussent. C’était un ordre militaire , à la façon de ceux qui existent à présent, comme les ordres de Saint-Jacques et de Calatrava, où l’on suppose que ceux qui font profession sont tous des chevaliers braves et bien nés; et, comme on dit à cette heure chevalier de Saint-Jean ou d’Alcantara, on disait alors chevalier des Douze Pairs, parce qu’on en choisissait douze, égaux en mérite, pour cet ordre militaire. Qu’il y ait eu un Cid et un Bernard del Carpio U), nul doute; mais qu’ils aient fait toutes les prouesses qu’on leur prête, c’est autre chose. Quant à la cheville du comte Pierre, dont Votre Grâce a parlé, et qui est auprès de la selle de Babiéca, dans la galerie royale, je confesse mon péché : je suis si gauche, ou j ’ai la vue si courte, que, bien que j ’aie vu distinctement la selle, je n’ai pu apercevoir la cheville, quoiqu’elle soit aussi grosse que l’a dit Votre Grâce. __ Elle y est pourtant, sans aucun doute, répliqua don Quichotte; à telles enseignes qu’on la tient enfermée dans un fourreau de cuir pour qu’elle ne prenne pas le moisi. — C’est bien possible, reprit le chanoine ; mais, par les ordres sacrés que j ’ai reçus, je ne me rappelle pas l’avoir vue. Et, quand je concéderais quelle est en cet endroit, serais-je obligé de croire aux histoires de tous ces Amadis, et de cette multitude de chevaliers sur lesquels on nous fait tant de contes? DON QUICHOTTE. o23 et serait-ce une raison pour qu’un homme comme Votre Grâce, si plein d’honneur et de qualités, et doué d’un si hon entendement, s’avisât de prendre pour autant de vérités tant de folies étranges qui sont écrites dans ces extravagants livres de chevalerie ? » CHAPITRE L. DE LA S P I R I T U E L L E ALTE RC ATI ON QU’ EU R EN T DON QUICHOTTE ET LE CHANOINE, AINSI QUE D ’ A U T R E S É V É N E M E N T S 1. « Voilà, parbleu, qui est bon ! répondit don Quichotte. Comment! les livrés qui sont imprimés avec la licence des rois et l’approbation des examinateurs ; ces livres, qui, à la satisfaction générale, sont lus et vantés des grands et des petits, des riches et des pauvres, des lettrés et des ignorants, des vilains et des gentils­ hommes, enfin de toute espèce de gens, de quelque état et condition que ce soit; ces livres, dis-je, seraient pur mensonge, tandis qu’ils ont si bien le cachet de la vérité, qu’on v désigne le père, la mère, le pays, les parents, l’âge, le lieu et les exploits, point pour point et jour par jour, que firent tels ou tels chevaliers? Allons donc, taisez-vous, seigneur; ne dites pas un si grand blasphème, et croyez- moi, car je vous donne à cet égard le meilleur conseil que puisse suivre un homme d’esprit. Sinon, lisez-les, et vous verrez quel plaisir vous en donnera la lecture. Dites-moi donc un peu : y a-t-il un plus grand ravissement que de vo ir, comme qui dirait là, devant nous, un grand lac de poix-résine bouillant à gros bouillons , dans lequel nagent et s’agitent une infinité de serpents, de couleuvres, de lézards, et mille autres espèces d animaux féroces et épouvantables? Tout à coup, du fond XJ IM G R A N D L A C U K P O I X - R O S IN E R O U IL L A N T A G R O S R O U IL L O N S D A N S L E Q U E L S ’A G IT E N T U N E IN F IN IT É D ’A N I M A U X , DON QUICHOTTE. 527 de ce lac, sort une lamentable voix qui dit : « Toi, chevalier, qui que tu sois, « qui es a regarder ce lac effroyable, si tu veux obtenir le trésor qu il cache « sous ses noires eaux, montre la valeur de ton cœur invincible, jette-toi au « milieu de ce liquide enflammé. Si tu ne le fais pas, tu ne seras pas digne de « voir les hautes et prodigieuses merveilles que renferment les sept châteaux des * sept fées qui gisent sous cette noire épaisseur. » Le chevalier n’a pas encore achevé d entendre la voix redoutable, que déjà, sans entrer en calcul avec lui- méme, sans considérer le péril qu’il affronte, sans même se dépouiller de ses armes pesantes, mais en se recommandant à Dieu et à sa dame, il se précipite tête baissée au milieu du lac bouillonnant; et, quand il se doute le moins de ce qu’il va devenir, le voilà qui se trouve au milieu d’une campagne fleurie, à laquelle les Champs-Elysées n’ont rien de comparable. Là, il lui semble que l’air est plus transparent, que le soleil brille d’une clarté nouvelle2. Un bois paisible s’offre à sa vue; il est planté d’arbres si verts et si touffus que leur feuillage réjouit les yeux, tandis que l’oreille est doucement frappée des chants suaves et naturels d’une infinité de petits oiselets aux nuances brillantes, qui voltigent gaiement sous les rameaux entrelacés. Ici se découvre un ruisseau, dont les eaux fraîches, semblables à un liquide cristal, courent sur une fine arène et de blancs cailloux, qui paraissent un lit d’or criblé de perles orientales. Là il aperçoit une élégante fontaine artistement formée de jaspe aux mille couleurs et de marbre poli; plus loin il en voit une autre, élevée à la façon rustique, où les fins coquillages de la moule et les tortueuses maisons blanches et jaunes de l’escargot, ordonnés sans ordre et mêlés de brillants morceaux de cristal, forment un ouvrage varié, où l’art, imitant la nature, semble la vaincre cette fois. De ce côté parait tout à coup un formidable château fort ou un élégant palais, dont les murailles sont d’or massif, les créneaux de diamants, les portes de hyacinthes, et finalement dont l’architectüre est si admirable que, bien qu il ne soit formé que d or, de diamants, d’escarboucles, de rubis, de perles et d’émeraudes, la façon, toutefois, est plus précieuse que la matière. Et que peut-on désirer de plus, quand on a vu cela, que de voir sortir par la porte du château un grand nombre de dnmoiselles, dont les riches et galantes parures sont telles, que, si je me mettais à les décrire, comme font les histoires, je n’aurais jamais fini? Aussitôt, celle qui parait la principale de la troupe, vient prendre par la main l’audacieux chevalier qui s’est jeté dans les flots bouillants du lac, et le conduit, sans dire un mot, dans l’intérieur de la for­ teresse ou du palais. Apres lavoir deshabdle, nu comme sa mère la mis au monde, elle le baigne dans des eaux tièdes, le frotte d’onguents de senteur, et le revêt d’une chemise de fine percale, toute parfumée d’odeurs exquises ; puis une autre damoiselle survient, qui lui jette sur les épaules une tunique qui \ant au moins, à ce qu’on dit, une ville tout entière, et même davantage. Quoi de plus charmant, quand on nous conte ensuite qu après cela ces dames le mènent dans une autre salle, où il trouve la table mise avec tant de magnificence qu’il en reste tout ébahi 1 quand on lui verse sur les mains une eau toute distillée d’ambre et de fleurs odo­ 5 2 8 DON QUICHOTTE. rantes ! quand on lui offre un fauteuil d’ivoire! quand toutes les damoiselles le servent en gardant un merveilleux silence ! quand on lui apporte tant de mets variés et succulents que l’appétit ne sait où choisir et tendre la main! quand on entend la musique, qui joue tant qu il mange, sans qu’on sache ni qui la fait ni d où elle vient ! et quand enfin, lorsque le repas est fini et le couvert enlevé, lorsque le chevalier, nonchalamment penché sur le dos de son fauteuil, est peut-être à se curer les dents, selon l ’usage, voilà que tout à coup la porte s’ouvre et laisse entrer une autre damoiselle plus belle que toutes les autres, qui vient s’asseoir auprès du chevalier, et commence à lui raconter quel est ce château, et comment elle y est enchantée; avec une foule d autres choses qui étonnent, le chevalier, et ravissent les lecteurs qui sont à lire son histoire ! Je 11e veux pas m’étendre davan­ tage sur ce sujet; mais de ce que j ’ai dit on peut inférer que, quelque page qu’on ouvre de quelque histoire de chevalier errant que ce soit, elle causera sûrement plaisir et surprise à quiconque la lira. Que Votre Grâce m’en croie : lisez ces livres, ainsi que je vous l’ai dit, et vous verrez comme ils chasseront la mélancolie dont vous pourriez être atteint, et comme ils guériront votre mauvaise humeur, si par hasard vous lavez mauvaise. Quant à moi, je peux dire que, depuis que je suis chevalier errant, je me trouve valeureux, libéral, poli, bien élevé, généreux, affable, intrépide, doux, patient, souffrant avec résignation les fatigues, les douleurs, les prisons, les enchantements; et, quoiqu’il y ait si peu de temps que je me suis vu enfermé dans une cage comme un fou, je pense bien que, par la valeur de mon bras, si le ciel me favorise et que la fortune ne me soit pas contraire, je me verrai sous peu de jours roi de quelque royaumç , où je pourrai montrer la gratitude et la libéralité dont mon cœur est pourvu. Car, par ma foi, seigneur, le pauvre est hors d’état de faire voir sa vertu de libéralité, en quelque degré qu’il la possède; et la reconnaissance qui ne consiste que dans le désir est chose morte , comme la foi sans les œuvres. A oilà pourquoi je voudrais que la fortune m’offrit bientôt quelque occasion de devenir empereur, pour que mon cœur se montrât tel qu i! est par le bien que je ferais à mes am is, surtout à ce pauvre Sancho Panza, mon écuyer, qui est le meilleur homme du monde; oui, je voudrais lui donner un comté, que je lui ai promis il v a plusieurs jours; mais je crains seulement qu’il 11’ait pas toute P habileté nécessaire pour bien gouverner ses Etats. * Sancho entendit ces dernières paroles de son maître, et lui répondit sur-le- champ : « Travaillez, seigneur don Quichotte, à me donner ce comté, autant promis par Votre Grâce qu’attendu par moi, et je vous promets que l habileté 11e me manquera pas pour le gouverner. Si elle me manque , j’ai ouï dire qu il y a des* gens qui prennent en fermage les seigneuries des seigneurs; ils leur donnent tant par an de revenu, et se chargent des soins du gouvernement; et le seigneur reste les bras croisés, touchant et dépensant la rente qu’on lui paye, sans prendre souci d’autre chose. C’est justement ce (pie je ferai : au lieu de me rompre la cervelle, L A I L L U I S E M B L E Q U E L ’A I R E S T P L U S T R A N S P A R E N T , Q U E L E S O L E I L B R I L L E D ’ U N E C L A R T É N O U V E L L E . i — 67 531 je me désisterai de 1 emploi, et je jouirai de mes rentes comme un duc, sans me soucier du qu’en-dira-t-on. Ceci, mon frère Sancho, dit le chanoine, s’entend fort bien quant à la jouissance du revenu, mais non quant à l’administration de la justice, qui n’ap­ partient qu au seigneur de la seigneurie. C est la que sont nécessaires l’habileté et le dioit jugement , et surtout la bonne intention de rencontrer juste ; car, si celle-là manque dans le principe, les moyens et la fin iront tout de travers. Aussi Dieu a-t-il coutume de donner son aide au bon désir de l’homme simple , et de la retirer au méchant désir de l’homme habile. Je n entends rien a toutes ces philosophies, reprit Sancho; mais ce que je sais, c est que je voudrais avoir le comté aussitôt que je serais capable de le gouverner ; car enfin j ai autant dame qu un autre, et autant de corps que celui qui en a le plus; et je serais aussi bien roi de mes États qu’un autre l’est des siens; et 1 étant, je ferais tout ce que je voudrais; et faisant ce que je voudrais, je ferais à mon goût ; et faisant à mon goût, je serais content ; et quand on est content, on n a plus rien a désirer; et quand on n’a plus rien à désirer, tout est fini. Adieu donc; que le comté vienne, et que Dieu vous bénisse, et au revoir, bonsoir, comme dit un aveugle à son camarade. — Ce ne sont pas Là de mauvaises philosophies, comme vous dites, Sancho, reprit le chanoine; mais cependant il y a bien des choses à dire sur ce chapitre des comtés. — Je ne sais trop ce qui reste à dire, interrompit don Quichotte; seulement je me guide sur l’exemple que m’a donné le grand Amadis de Gaule, lequel fit son écuyer comte de lTle-Ferme ; ainsi je puis bien, sans scrupule de conscience, faire comte Sancho Panza, qui est un des meilleurs écuyers qu’ait jamais eus che­ valier errant. » Le chanoine resta confondu des extravagances raisonnables (si l’extravagance admet la raison) qu’avait dites don Quichotte, de la manière dont il avait dépeint l’aventure du chevalier du Lac, de l’impression profonde qu’avaient faite sur son esprit les rêveries mensongères des livres qu’il avait lus, et finalement de la crédulité de Sancho, qui soupirait avec tant d’ardeur après le comté que son maître lui avait promis. En ce moment, les valets du chanoine, revenant de l’hôtellerie , amenaient le mulet aux provisions. Ils dressèrent la table avec un tapis étendu sur l’herbe de la prairie, et tous les convives, s’étant assis à l’ombre de quelques arbres, dînèrent en cet endroit, pour que le bouvier ne perdit pas, comme on l’a dit, la commodité du pâturage. Tandis qu’ils étaient paisiblement a manger , ils entendirent tout à coup le bruit aigu d’un sifflet qui partait d’un massif de ronces et de broussailles dont ils étaient proches, et presque au même instant ils virent sortir de ces broussailles une jolie chèvre, (pii avait la peau toute mou­ chetée de noir, de blanc et de fauve. Derrière elle venait un chevrier qui l’appelait de loin, en lui disant les mots à leur usage, pour quelle s’arrêtât et DON QUICHOTTE. 53*2 DON QUICHOTTE. rejoignit le troupeau. La bête fugitive accourut tout effrayée vers les voyageurs, comme pour leur demander protection, et s’arrêta près deux. Le chevrier arriva, la prit par les cornes, et, comme si elle eut été douée d’intelligence et de réflexion , il lui dit : « Ali! montagnarde! ah! bariolée! et qu’avez-vous donc depuis quelques jours à ne plus marcher qu’à cloche-pied? quelle mouche vous pique, ou quel loup vous fait peur, ma fille? ne me direz-vous pas ce que c’est, mignonne? Mais qu'est-ce que ce peut être, sinon que vous êtes femelle, et (pie vous ne pouvez rester en repos? Maudite soit votre humeur et 1 humeur de toutes celles que vous imitez! Revenez, revenez, ma mie; si vous n’êtes pas aussi joyeuse, au moins vous serez plus en sûreté dans la bergerie et parmi vos compagnes : car si vous, qui devez les guider et les diriger, vous allez ainsi sans guide et sans direction , qu’est-ce qu'il arrivera d éliés? » Les paroles du chevrier réjouirent fort ceux qui les entendirent, notamment le chanoine, qui lui dit : « Par votre vie, frère, calmez-vous un peu, et ne vous hâtez pas tant de ramener cette chèvre au troupeau. Puisqu elle est femelle , comme vous dites, il faut bien qu elle suive son instinct naturel, quelques efforts que vous fassiez pour l’en empêcher. Tenez, prenez ce morceau, et buvez un coup; vous apaiserez votre colère, et la chèvre s’en reposera d’autant. * En disant cela, il lui tendait avec la pointe du couteau un râble de lapin froid. Le chevrier prit, remercia, but, s’adoucit, et dit ensuite : a Je ne voudrais pas vraiment que , pour m’avoir entendu parler avec tant de sérieux à ce petit animal, A os Grâces me prissent pour un imbécile; car, en vérité, il y a bien quelque mystère sous les paroles que j ’ai dites. Je suis un rustre, mais pas tant néanmoins que je ne sache comment il faut s ’y prendre avec les gens et avec les bêtes. — Je le crois bien vraiment, répondit le curé; car je sais déjà, par expé­ rience, que les bois nourrissent des poètes, et que les cabanes de bergers abritent des philosophes. — Du moins, seigneur, répliqua le chevrier, elles recueillent des hommes devenus sages à leurs dépens. Pour que vous croyiez à cette vérité, et que vous la touchiez du doigt, je veux, bien qu’il semble que je m’invite sans être prié, si cela toutefois ne vous ennuie pas et que vous consentiez à me prêter un moment d attention, je veux, dis-je, vous conter une aventure véritable, et qui viendra en preuve de ce qu’a dit ce seigneur (montrant le curé), et de ce que j ’ai dit moi-même. » Don Quichotte répondit sur-le-champ : « Comme ceci m’a l’air d’avoir je ne sais quelle ombre d’aventure de che­ valerie, pour ma part, frère, je vous écouterai de grand cœ ur, et c’est ce que feront aussi ces messieurs, parce qu’ils sont gens d’esprit et fort amis des nouveautés curieuses qui étonnent, amusent et ravissent les sens, comme je ne L l.L c o m m e n c e a l u i r a c o n t e r o u e l e s t c e c h â t e a u , e t c o m m e n t e l l e y e s t e n c h a n t é e DON QUICHOTTE. 535 doute pas que va faire votre histoire. Commencez donc, mon ami, nous vous écoutons tous. — Je retire mon enjeu, s’écria Sancho; pour moi, je vais au ruisseau avec ce pâté, dont je pense me soûler pour trois jours, car j’ai ouï dire à mon sei­ gneur don Quichotte qu’un écuyer de chevalier errant doit manger, quand il en trouve l ’occasion, jusqu’à n’en pouvoir plus, parce qu’il pourrait bien lui arriver d’entrer par hasard dans une forêt si inextricable, qu’il ne puisse trouver de six jours à en sortir; et, ma foi, si le pauvre homme ne va pas bien repu, ou le bissac bien rempli, il pourrait fort bien rester là, comme il lui arrive mainte et mainte fois, devenu chair de momie. — Tu es toujours pour le positif, Sancho, lui dit don Quichotte; va-t’en où tu voudras, et mange ce que tu pourras; moi, j ’ai déjà l’estomac satisfait, et il ne me manque plus que de donner à l ame sa collation, comme je me la donnerai en écoutant l’histoire de ce brave homme. — Nous la donnerons aussi à toutes nos âmes, » ajouta le chanoine. Et il pria sur-le-champ le chevrier de commencer le récit qu’il venait de leur promettre. Le chevrier donna deux petits coups de la main sur les flancs de la chèvre, qu’il tenait toujours par les cornes, en lui disant : « Couche-toi près de moi, bariolée, nous avons du temps de reste pour re­ tourner à la bergerie. » On aurait dit que la chèvre l’eût entendu; car, dès que son maître se fut assis, elle se coucha fort paisiblement à ses côtés, et, le regardant au visage, elle faisait croire quelle était attentive à ce que disait le chevrier, lequel commença son histoire de la sorte : CHAPITRE LL JL * QUI T R A IT E DE CE QUE RACONTA LE C HE VRI ER À TOU S C EU X QUI EMME NA IENT DON QUICHOTTE. % A trois lieues de ce vallon est un hameau, q u i, bien que fort petit, est un des plus riches qu’il y ait dans tous ces environs. Là demeurait un laboureur, homme très-honorable, et tellement que, bien qu’il soit comme inhérent au riche d’être honoré, celui-là 1 était plus encore pour sa vertu que pour ses richesses. Mais ce qui le rendait surtout heureux, à ce qu’il disait lui-méme, c’était d’avoir une fdle de beauté si parfaite, de si rare intelligence, de tant de grâce et de vertu, que tous ceux qui la voyaient s’étonnaient de voir de quelles merveilleuses qualités le ciel et la nature l’avaient enrichie. Toute petite, elle était belle; et, grandissant toujours en attraits, à seize ans c’était un prodige de beauté. La renommée de ses charmes commença à s’étendre dans les villages voisins; que dis-je, dans les villages? elle arriva jusqu’aux villes éloignées; elle pénétra jusque dans le palais des rois, et dans 1 oreille de toutes sortes de gens, qui venaient de tous côtés la voir comme une chose surprenante, ou comme une image miraculeuse. Son père la gardait soi­ gneusement, et elle se gardait elle-même, car il n’y a ni serrures , ni cadenas, ni I L N ’ Y A V A I T P A S D E P A Y S S U R L A T E R R E Q U ’ I L N ’ E U T V U , P A S D E B A T A I L L E O U I L N E S E F U T T R O U V É . i — G8 DON QUICHOTTE. 539 verrous, qui puissent garder une jeune fille mieux que sa propre sagesse. La richesse du père et la beauté de la fille engagèrent bien des jeunes gens, tant du village que d autres pays, à la lui demander pour femme. Mais lui, auquel il appar­ tenait de disposer d’un si riche bijou, demeurait irrésolu, sans pouvoir décider à qui des nombreux prétendants qui le sollicitaient il en ferait le cadeau. J étais du nombre, et vraiment, pour avoir de grandes espérances d’un bon succès, il me suffisait de savoir que le père savait qui j ’étais, c’est-à-dire né dans le même pays, de pur sang chrétien, à la fleur de l’âge, riche en patrimoine, et non moins bien partagé du côté de l’esprit. Un autre jeune homme du même village, et doué des mêmes qualités, fit aussi la demande de sa main, ce qui tint en suspens la volonté du père, auquel il sem­ blait qu’avec l’un ou l’autre de nous deux, sa fille serait également bien établie. Pour sortir de cette incertitude, il résolut de tout confier à Léandra (c’est ainsi que s’appelle la riche beauté qui m'a réduit à la misère), faisant réflexion que, puisque nous étions égaux, il ferait bien de laisser à sa fille chérie le droit de choisir à son goût : chose digne d’être imitée de tous les parents qui ont des enfants à marier. Je ne dis pas qu ils doivent les laisser choisir entre de mauvais partis, mais leur en proposer de bons et de sortables, et les laisser ensuite prendre à leur gré. Je ne sais quel choix fit Léandra; je sais seulement que le père nous amusa tous les deux avec la grande jeunesse de sa fille, et d’autres paroles générales qui, sans l’obliger, ne nous désobligeaient pas non plus. Mon rival se nomme Anselme, et moi je m’appelle Eugène, afin que vous preniez connaissance des noms des personnages qui figurent dans cette tragédie, dont le dénoûment n’est pas encore venu, mais qui ne peut manquer d’être sanglant et désastreux. A cette époque, il arriva dans notre village un certain \ incent de la Roca, fils d’un pauvre paysan de f endroit, lequel Vincent revenait des Italies et d’autres pays où il avait servi à la guerre. 11 n’avait pas plus d’une douzaine d’années quand il fut emmené du village par un capitaine qui vint à passer avec sa compagnie, et, douze ans plus tard, le jeune homme revint au pays, habillé à la militaire, chamarré de mille couleurs, et tout historié de joyaux de verroteries et de chaînettes d’acier. Aujourd’hui il mettait une parure, demain une autre; mais c’étaient toujours des fanfreluches de faible poids et de moindre valeur. Les gens de la campagne, qui sont naturellement malicieux, et plus que la malice même quand le loisir ne leur manque pas, notèrent et comptèrent point à point ses hardes et ses bijoux : ils trouvèrent que, de compte fait, il avait trois habillements de différentes couleurs, avec les bas et les jarretières; mais il en faisait tant de mélanges et de combinaisons, que, si on ne les eut pas comptés, on aurait bien juré qu’il avait étalé à la file au moins dix paires d’habits et plus de vingt pana­ ches. Et n’allez pas croire qu’il y ait de 1 indiscrétion et du bavardage en ce que je vous conte de ses habits, car ils jouent un grand rôle dans cette histoire. Il s as­ seyait sur un banc de pierre (pii est sous le grand peuplier de la place, et il nous tenait tous la bouche ouverte, au récit des exploits qu’il se mettait a nous raconter. 540 DON QUICHOTTE. Il n’y avait pas de pays sur la terre entière qu'il n eut vu, pas de bataille où il ne se fut trouvé. Il avait tué plus de Mores, à ce qu il disait, que n’en contiennent Maroc et Tunis, et livré plus de combats singuliers que Gante y Luna, plus que Diégo Garcia de Parédès, plus que mille autres guerriers qu il nommait; et de tous ces combats il était sorti victorieux, sans qu’on lui eût tiré une seule goutte de sang. 1) un autre côté, il nous montrait des marques de blessures auxquelles per­ sonne ne voyait rien, mais qu’il disait être des coups d arquebuse reçus en diverses rencontres. Finalement, avec une arrogance inouïe, il tutoyait ses égaux et ceux même qui le connaissaient; il disait que son bras était son père, et ses œuvres sa noblesse, et qu’en qualité de soldat il ne devait rien au roi lui-même. Il faut ajouter à' ces impertinences qu il était un peu musicien, et qu il raclait d’une guitare, de façon qu aucuns disaient qu il la faisait parler. Mais ce n’est pas encore la fin de ses mérites : il était poète par-dessus le marché, et de chaque enfantillage qui se passait au pays, il composait une complainte qui avait une lieue et demie d écriture. Enfin donc, ce soldat que je viens de vous dépeindre, ce 4 incent de la Roca, ce brave, ce galant, ce musicien, ce poète, fut maintes fois aperçu et regardé par Léandra, d’une fenêtre de sa maison qui donnait sur la place. \ oilà que les oripeaux de ses riches uniformes la séduisent, que ses complaintes l’enchan­ tent, et qu elle donne pleine crovance aux prouesses qu il rapportait de lui-même. Finalement, puisque le diable, sans doute, l’ordonnait de la sorte, elle s’amou­ racha de lui avant qu’il eût seulement senti naître la présomptueuse envie de la courtiser. Et comme, dans les affaires d’amour, il n’en est point qui s’arrange plus facilement que celle où provoque le désir de la dame, Léandra et \ incent se mirent bientôt d’accord. Avant qu’aucun des nombreux prétendants de la belle put avoir vent de son projet, il était déjà réalisé; elle avait quitté la maison de son cher et bien-aimé père (sa mère n’existe plus), et s’était enfuie du village avec le soldat, qui sortit plus triomphant de cette entreprise que de toutes celles dont il s’appli­ quait la gloire. L événement surprit tout le village, et même tous ceux qui en eurent ailleurs connaissance. Je restai stupéfait, Anselme confondu, le père triste, les parents outragés, la justice éveillée, et les archers en campagne. On battit les chemins, on fouilla les bois; et enfin, au bout de trois jours, on trouva la capricieuse Léandra dans le fond d une caverne de la montagne, nue en chemise, et dépouillée de la somme d’argent et des précieux bijoux qu’elle avait emportés de chez elle. On la ramena devant son déplorable père, et là elle fut interrogée sur sa disgrâce. Elle avoua sans contrainte que Vincent de la Roca l’avait trompée; que, sous le serment d’être son mari, il lui avait persuadé d abandonner la maison de son père, lui promettant de la conduire à la plus riche et à la plus délicieuse ville de tout 1 univers, qui est Naples; qu’elle alors, imprudente et séduite, crut à ses paroles, et qu apres avoir volé son père, elle se livra au pouvoir du soldat la nuit même où elle avait disparu; que celui-ci la mena au plus âpre de la montagne, et qu’il 1 en­ ferma ou on l’avait trouvée. Elle conta alors comment le soldat, sans lui ôter E N F IN . A V E C l'T D E T R O IS JO U R S , ON T R O U V A L A C A P R IC IE U S E L É A N D R A A U F O N D D U N E C A V E R N E . 1 honneur, 1 avait dépouillée de tout ce qu’elle possédait, et, la laissant dans la caverne, avait disparu : événement qui redoubla la surprise de tout le monde. Certes, seigneurs, il n’était pas facile de croire à la continence du jeune homme; mais elle affirma et jura si solennellement qu’il ne s’était livré à nulle violence, que cela suffit pour consoler le désolé père, lequel ne regretta plus les richesses qu on lui emportait, puisqu’on avait laissé à sa fille le bijou qui, une fois perdu, ne se retrouve jamais. Le même jour que Léandra fut ramenée, son père la fit disparaître à tous les regards; il alla l’enfermer dans un couvent d’une ville qui est près d’ici, espérant que le temps affaiblirait la mauvaise opinion que sa fille avait fait naître sur son compte. La jeunesse de Léandra servit d’excuse à sa faute, du moins aux yeux des gens qui n ont nul intérêt à la trouver bonne ou mau­ vaise; pour ceux qui connaissaient son esprit et son intelligence éveillée, ils n at­ tribuèrent point son péché à F ignorance, mais à sa légèreté et à 1 inclination naturelle des femmes, qui est, la plupart du temps, au rebours de la sagesse et du bon sens. Léandra une fois enfermée, les yeux d’Anselme devinrent aveugles, ou du moins n eurent plus rien à voir qui leur causât du plaisir. Les miens restèrent aussi dans les ténèbres, sans aucune lumière qui leur montrât quelque chose d’agréable. En l’absence de Léandra, notre tristesse s’augmentait à mesure que s’épuisait notre patience; nous maudissions les parures du soldat, nous détestions F imprudence et l’aveuglement du père. Finalement, Anselme et moi nous tombâmes d’accord de quitter le village et de nous en venir à ce vallon. Il y fait paître une grande quantité de moutons qui sont à lui, et moi, un nombreux troupeau de chèvres qui m’appartient également, et nous passons la vie au milieu de ces arbres, tantôt donnant carrière à notre amoureuse passion, tantôt chantant ensemble les louanges ou le blâme de la belle Léandra, tantôt soupirant dans la solitude, et confiant nos plaintes au ciel insensible. A notre imitation, beaucoup d’autres amants de Léandra sont venus se réfu­ gier en ces âpres montagnes, et s’y adonner au même exercice que nous; ils sont tellement nombreux, qu’on dirait que cet endroit est devenu la pastorale Arcadie', tant il est rempli de bergers et d’étables, et nulle part on ne cesse d’y entendre le nom de la belle Léandra. Celui-ci la charge de malédictions, l’appelle capri­ cieuse, légère, évaporée; celui-là lui reproche sa coupable facilité; tel l’absout et lui pardonne; tel la blâme et la condamne; l’un célèbre sa beauté, l’autre maudit son humeur; en un mot, tous la flétrissent de leurs injures et tous l'adorent, et leur folie s’étend si loin, que tel se plaint de ses dédains, sans lui avoir jamais parlé, et tel autre se lamente en éprouvant la poignante rage de la jalousie, sans que jamais elle en eût donné à personne, puisque son péché, comme je Fai dit, fut connu avant son désir de le commettre. Il n’y a pas une grotte, pas un trou de rocher, pas un bord de ruisseau, pas une ombre d’arbre, où l’on ne trouve quelque berger qui raconte aux vents ses infortunes. L ’éclio, partout où il se forme, redit le nom de Léandra; Léandra, répètent les montagnes; Léandra, mur- DON QUICHOTTE. 543 DON QUICHOTTE. murent les ruisseaux2, et Léandra nous tient tous indécis, tous enchantés, tous espérant sans espérance, et craignant sans savoir ce que nous avons à craindre. Parmi tous ces hommes en clémence, celui cpii montre à la fois le plus et le moins de jugement, c’est mon rival Anselme : ayant à se plaindre de tant de choses, il ne se plaint cpie de l’absence; et, au son d’une viole dont il joue à ravir, en des vers où se déploient les grâces de son esprit, il se plaint en chantant. Moi, je suis un chemin plus commode et plus sage, à mon avis : celui de médire hautement de la légèreté des femmes, de leur inconstance, de leur duplicité, de leurs promesses trompeuses, de leur foi violée, enfin du peu de goût et de tact qu elles montrent en plaçant leurs pensées et leurs affections. Voilà, seigneurs, à quels propos me sont venues à la bouche les paroles que j’ai dites, en arrivant, à cette chèvre, qu’en sa qualité de femelle j ’estime peu, bien que ce soit la meilleure de tout mon troupeau. Voilà l histoire que j’ai promis de vous raconter. Si j ’ai été trop long à la dire, je ne serai pas court à vous offrir mes services. Ici près est ma bergerie; j’y ai du lait frais, du fromage exquis et des fruits divers non moins agréables à la vue que savoureux au goût \ CHAPITRE LIE DU DÉMÊLÉ Q U ’EUT DON QUICHOTTE AVEC LE CHEVRIER, ET DE LA SURPRENANTE AVENTURE DES PÉNITENTS RLANCS, QU’ IL TERMINA GLORIEUSEMENT À LA SUEUR DE SON FRONT. L’histoire du chevrier fit grand plaisir à ceux qui l’avaient entendue. Le cha­ noine surtout en parut ravi. Il avait curieusement remarqué la manière dont s’était exprimé le conteur, beaucoup plus loin de paraître en son récit un rustique chevrier, que près de s’y montrer un élégant homme de cour. Aussi s’écria-t-il que le curé avait dit à bon droit que les bois et les montagnes nourrissent aussi des gens lettrés. Tout le monde fit compliment à Eugène. Mais celui qui se montra le plus libéral en offres de service, ce fut don Quichotte : « Certes , lui dit-il, frère chevrier, si je me trouvais en position de pouvoir entreprendre quelque aventure, je me mettrais bien vite à l’œuvre pour vous en donner une bonne. J ’irais tirer du couvent foù sans doute elle est contre son gré) votre belle Léandra, en dépit de l’abbesse et de tous ceux qui voudraient s’y opposer; puis je la remettrais en vos mains, pour que vous fissiez d’elle tout ce qui vous semblerait bon, en gardant toutefois les lois de la chevalerie, qui ordonnent qu’à aucune damoiselle il ne soit fait aucune violence. Mais j ’espère, avec l’aide de Dieu Notre Seigneur, que la force d’un enchanteur malicieux ne prévaudra pas toujours contre celle d’un autre enchanteur mieux intentionné. Je vous promets pour lors ma faveur et mon appui , comme l'exige ma profession, qui n’est autre que de prêter secours aux nécessiteux et aux abandonnés. » Le chevrier regarda don Quichotte, et, comme il le vit de si pauvre pelage et de si triste carrure, il se tourna, tout surpris, vers le barbier, qui était à son côté: « Seigneur , lui dit-il , quel est cet homme qui a une si étrange mine et qui parle d’une si étrange façon? _ Qui pourrait-ce être , répondit le barbier, sinon le fameux don Quichotte de la Manche, le défaiseur de griefs, le redresseur de torts, le soutien des damoi- selles, l’effroi des géants et le vainqueur des batailles ? — Cela ressemble fort, repartit le chevrier, à ce qu’on lit dans les livres des chevaliers errants, qui faisaient, ma foi, tout ce que vous me dites que fait celui-ci; i — 69 DON QUICHOTTE.546 mais cependant je m’imagine, à part moi, ou que Votre Grâce s’amuse et raille, ou (pie ce galant homme a des chambres vides dans la tête. — A ous êtes un grandissime faquin !• s’écria don Quichotte : c’est vous qui êtes le vide et le timbré; et j’ai la tête pins pleine que ne le fut jamais le ventre de la carogne qui vous a mis au monde. » Puis, sans plus de façon, il sauta sur un pain qui se trouvait auprès de lui, et le lança au visage du chevrier avec tant de furie, qu’il lui aplatit le nez sous le coup. Le chevrier, qui n’entendait rien à la plaisanterie, voyant avec quel sérieux on le maltraitait, sans respecter ni le tapis, ni la nappe, ni tous ceux qui dînaient alentour, se jeta sur don Quichotte, et le saisit à la gorge avec les deux mains. Il l’étranglait, sans aucun doute, si Sanclio Panza, arrivant sur ces entrefaites, n’eût pris le chevrier par les épaules et ne l’eût jeté à la renverse sur la table, cassant les assiettes, brisant les verres, et bouleversant tout ce qui s’y trouvait. Don Qui­ chotte, se voyant libre, accourut grimper sur l’estomac du chevrier, qui, le visage plein de sang, et moulu de coups par Sancho, cherchait à tâtons un couteau sur la table pour tirer quelque sanglante vengeance. Mais le chanoine et le cui'é l’en empêchèrent. Pour le barbier, il fit en sorte que le chevrier mit à son tour sous lui don Quichotte, sur lequel il fit pleuvoir un tel déluge de coups de poing, que le visage du pauvre chevalier n’était pas moins baigné de sang que le sien. Le cha­ noine et le curé riaient à se tenir les cotes , les archers dansaient de joie, et les uns comme les autres criaient xi, xi, comme on fait aux chiens qui se battent1. Le seul Sancho Panza se désespérait, parce qu’il ne pouvait se débarrasser d’un valet du chanoine qui l’empêchait d’aller secourir son maître. Enfin , pendant qu’ils étaient tous dans ces ravissements de joie, hormis les deux athlètes qui se gommaient, ils entendirent tout à coup le son d’une trom­ pette, si triste et si lugubre, qu’il leur fit tourner la tête du côté d’où venait le bruit. M ais celui qui s’émut le plus en l’entendant, ce fut don Quichotte, lequel, bien qu’il fût encore gisant sous le chevrier, fort contre son gré et plus qu’à demi moulu, lui dit aussitôt : « Frère démon, car il n’est pas possible que tu sois autre chose, puisque tu as eu assez de forces pour dompter les miennes, je t’en prie, faisons trêve, seule­ ment pour une heure; il me semble que le son douloureux de cette trompette qui vient de frapper mes oreilles m’appelle à quelque aventure. » Le chevrier, qui se lassait de battre et d’être battu, le lâcha bien vite, et don Quichotte , se remettant sur pied, tourna les yeux vers l’endroit où le bruit s’entendait. Il vit descendre sur la pente d’une colline un grand nombre d’hommes vêtus de robes blanches à la manière des pénitents2. Le cas est (pie, cette année, les nuages avaient refusé leur rosée à la terre, et dans tous les villages de la ban­ lieue on faisait des processions et des rogations, pour demander à Dieu qu’il ouvrit les mains de sa miséricorde et les trésors de ses pluies. Dans cet objet, les habi­ tants d’un hameau voisin venaient en procession à un saint ermitage qu’il y avait au sommet de l’un des coteaux de ce vallon. ■E S E U L . SA N C II O l'A N Z A S E D É S E S P É R A IT . DON QUICHOTTE. 5 4 9 Don Quichotte, qui vit les étranges costumes des pénitents, sans se rappeler les mille et une lois qu il devait en avoir vu de semblables, s’imagina que c’était matière d aventure, et qu à lui seul, comme chevalier errant, il appartenait de 1 entreprendre. Ce qui le confirma dans cette rêverie, ce fut de penser qu’une sainte image qu on portait couverte de deuil était quelque haute et puissante dame qu’em­ menaient par force ces lélons discourtois. Dès que cette idée lui fut tombée dans 1 esprit, il courut a toutes jambes rattraper Rossinante, qui était à paître, et, détachant de l’arçon le mors et la rondache, il le brida en un clin d’œil; puis, ayant demandé son épée à Sancho, il sauta sur Rossinante, embrassa son éeu, et dit d une voix haute à tous ceux qui le regardaient faire : « A présent, vaillante compagnie, vous allez voir combien il importe qu’il y ait dans le monde des chevaliers professant l’ordre de la chevalerie errante; à présent, dis-je, vous allez voir, par la délivrance de cette bonne dame que I on emmène captive, si l’on doit faire estime des chevaliers errants. « En disant ces mots, il serra les genoux aux flancs de Rossinante, puisqu’il n’avait pas d’éperons, et prenant le grand trot (car, pour le galop, on ne voit pas, dans tout le cours de cette véridique histoire, que Rossinante l ait pris une seide lois), il marcha à la rencontre des pénitents. Le curé, le chanoine, le barbier essayèrent bien de le retenir, mais ce fut en vain. Il ne s’arrêtait pas davantage à la voix de Sancho, qui lui criait de toutes ses forces : « Ou allez-vous, seigneur don Quichotte? Quels diables avez-vous donc dans le corps, qui vous excitent à vous révolter contre notre loi catholique? Prenez garde, malheur à moi ! que c’est une procession de pénitents, et que cette dame qu’on porte sur un piédestal est la très-sainte image de la 4 ierge sans tache. \ oyez, seigneur, ce que vous allez faire; car, pour cette fois, on peut bien dire que vous n’en savez rien. » Sancho se fatiguait vainement; son maître s’était si bien mis dans la tète d’aborder les blancs fantômes et de délivrer la dame en deuil, qu'il n’entendit pas une parole, et, l’eut-il entendue, il n’en serait pas davantage retourné sur ses pas, même à l’ordre du roi. Il atteignit donc la procession, retint Rossinante, qui avait déjà grand désir de se calmer un peu, et, d’une voix rauque et tremblante, il s’écria : « O vous qui, peut-être à cause de vos méfaits, vous couvrez le visage, laites halte, et écoutez ce que je veux vous dire. » Les premiers qui s’arrêtèrent furent ceux qui portaient limage, et 1 un des quatre prêtres qui chantaient les litanies, voyant la mine étrange de don Qui­ chotte , la maigreur de Rossinante, et tant d autres circonstances risibles qu il découvrit dans le chevalier, lui répondit : « Seigneur frère, si vous voulez nous dire quelque chose, dites-le vite, car ces pauvres gens ont les épaules rompues, et nous ne pouvons nous arrêter pour rien entendre, à moins que ce ne soit si court (pi on puisse le dire en deux paroles. — En une seule je le dirai, répliqua don Quichotte, et la u)in : rendez a 550 DON QUICHOTTE. l’instant même la liberté à cette aimable dame, dont les larmes et le triste aspect font clairement connaître (pie vous l’emmenez contre son gré, et que vous lui avez fait quelque notable outrage. Et moi , qui suis venu au monde pour redresser de semblables torts, je ne souffrirai pas que vous fassiez un pas de plus, avant de lui avoir rendu la liberté qu elle désire et mérite. » A ces propos, tous ceux qui les entendirent conçurent l’idée que don Quichotte devait être quelque fou échappé, et commencèrent à rire aux éclats. Mais ces rires mirent le feu à la colère de don Quichotte, lequel, sans dire un mot, tira son épée , et assaillit le brancard de la Vierge. Un de ceux qui le por­ taient, laissant la charge à ses compagnons, vint à la rencontre de don Quichotte, tenant à deux mains une fourche qui servait à soutenir le brancard dans les temps de repos. Il reçut sur le manche un grand coup de taille que lui porta don Quichotte et qui trancha la fourche en deux; mais avec le tronçon qui lui restait dans la main, il assena un tel coup à don Quichotte sur l’épaule du coté de l’épée, côté (pie la rondaelie ne pouvait couvrir contre la force du manant, que le pauvre gentilhomme roula par terre en fort mauvais état. Sanclio Panza, qui, tout haletant, lui courait sur les talons, le voyant tomber, cria à l’assommeur de ne pas relever son gourdin, parce que c’était un pauvre chevalier enchanté (pii n’avait fait de mal à personne en tous les jours de sa vie. M ais ce qui retint la main du manant, ce ne furent pas les cris de Sanclio; ce lut de voir que don Quichotte ne remuait plus ni pied ni patte. Croyant donc qu’il l’avait tué, il retroussa le pan de sa robe dans sa ceinture, et se mit à fuir à travers champs aussi vite qu’un daim. En cet instant, tous les gens de la com­ pagnie de don Quichotte accouraient auprès de lui. Mais ceux de la procession , qui les virent approcher en courant, et derrière eux les archers avec leurs arba­ lètes, craignant quelque méchante affaire, formèrent tous le carré autour de la sainte image. Les chaperons bas, et empoignant, ceux-ci les disciplines, ceux-là les chandeliers, ils attendaient l’assaut, bien résolus à se défendre, et même, s ils le pouvaient, à prendre l’offensive contre les assaillants. Mais la fortune arrangea mieux les affaires qu’on 11e le pensait; car Sanclio 11e fit autre chose que de se jeter sur le corps de son seigneur, et, le croyant mort, de commencer la plus douloureuse et la plus riante lamentation du monde. Le curé lut reconnu par un de ses confrères qui se trouvait dans la procession, et cette reconnaissance apaisa l’effroi réciproque des deux escadrons. Le premier curé fit en deux mots au second l’histoire de don Quichotte, et aussitôt toute la foule des pénitents accourut pour voir si le pauvre gentilhomme était mort. Ils entendirent que Sanclio, les larmes aux yeux, lui parlait ainsi : « O fleur de la chevalerie, qui as vu trancher d’un seul coup de bâton la carrière de tes ans si bien employés ! ô honneur de ton lignage, gloire de la Manche et même du inonde entier, lequel, toi lui manquant, va rester plein de malfaiteurs qui ne craindront plus le châtiment de leurs mélaits! o libéral par­ dessus tous les Alexandres, puisque, pour huit mois de service et pas davantage, A U X C R IS E T A U X G É M IS SE M E N T S U E SA N C H O , D O N Q U IC H O T T E R O U V R IT 1 R S Y E U X . DON QUICHOTTE. tu m avais donne la meilleure i le que la mer entoure de ses flots! d toi, humble aAe( h's superbes et arrogant avec les humbles, affronteur de périls, endureur d’outrages, amoureux sans objet, imitateur des bons, fléau des méchants, ennemi des pervers, enfin, chevalier errant, ce qui est tout ce qu’on peut dire!... » Aux cris et aux gémissements de Sancho, don Quichotte rouvrit les veux, et la première parole qu’il prononça fut celle-ci : « Celui qui vit loin de vous, dulcissime Dulcinée, est sujet à de plus grandes nnsèies. Aide-moi, ami Sancho, a me remettre sur le char enchanté; je ne suis pas en état d étreindre la selle de Rossinante, car j’ai cette épaule en morceaux. C est ce que je ferai bien volontiers, mon cher seigneur, répondit Sancho; et retournons à notre village, en compagnie de ces messieurs , (pii veulent votre bien; la, nous nous préparerons à faire une troisième sortie qui nous donne plus de profit et de réputation. Tu parles d or, Sancho, répliqua don Quichotte : ce sera grande prudence a nous de laisser passer la méchante influence des étoiles qui court en ce moment. » Le chanoine, le curé et le barbier lui répétèrent à lenvi qu’il ferait très- sagement d’exécuter ce qu'il disait. Quand ils se furent amusés des simplicités de Sancho, ils placèrent don Quichotte sur la charrette, comme il y était aupara­ vant. La procession se remit en ordre, et poursuivit sa marche à l’ermitage; le chevrier prit congé de tout le monde; les archers ne voulurent pas aller plus loin, et le curé leur paya ce qui leur était du; le chanoine pria le curé de lui faire savoir ce qui arriverait de don Quichotte, s il guérissait de sa folie, ou s il y persistait, et, quand il en eut reçu la promesse, il demanda la permission de continuer son voyage. Enfin, toute la troupe se divisa, et chacun s’en alla de son côté, laissant seuls le curé et le barbier, don Quichotte et Sancho Panza, ainsi que le bon Rossinante, qui gardait, à tout ce qu’il voyait faire, la même patience que son maître. Le bouvier attela ses bœufs, arrangea don Quichotte sur une botte de foin, et suivit avec son flegme accoutumé la route que le curé désigna. Au bout de six jours, ils arrivèrent au village de don Quichotte. C’était au beau milieu de la journée, qui se trouva justement un dimanche, et tous les habi­ tants étaient réunis sur la place que devait traverser la charrette de don Quichotte. Ils accoururent pour voir ce quelle renfermait, et, quand ils reconnurent leur compatriote , ils furent étrangement surpris. Un petit garçon courut à toutes jambes porter cette nouvelle à la gouvernante et à la nièce. Il leur dit que leur oncle et seigneur arrivait, maigre, jaune, exténué, étendu sur un tas de foin, dans une charrette à bœufs. Ce fut une pitié d’entendre les cris que jetèrent les deux bonnes dames, les soufflets quelles se donnèrent, et les malédictions qu’elles lancèrent de nouveau sur tous ces maudits livres de chevalerie, désespoir (pii redoubla quand elles virent entrer don Quichotte par les portes de sa maison. A la nouvelle du retour de don Quichotte, la femme de Sancho Panza i — 70 DON QUICHOTTE.on 4 accourut bien vite, car elle savait que son mari était parti pour lui servir T écuyer. Dès quelle vit Sanclio, la première question quelle lui fit, ce lut si l’ane se portait bien. Sanclio répondit que l’âne était mieux portant que le maître. « Grâces soient rendues à Dieu, s’écria-t-elle, qui m’a fait une si grande faveur ! Mais maintenant, ami, contez-moi quelle bonne fortune vous avez tirée de vos fonctions écuyères; quelle jupe à la savoyarde m apportez-vous ? et quels sou­ liers mignons à vos enfants?o — Je n’apporte rien de tout cela, femme, répondit Sanclio; mais j’apporte d autres choses de plus de poids et de considération. — J en suis toute ravie, répliqua la femme; montrez-moi vite, cher ami, ces choses de plus de considération et de poids; je les veux voir pour quelles réjouissent ce pauvre cœur, qui est resté si triste et si inconsolable tous les siècles de votre absence. — A ous les verrez à la maison, femme, reprit Panza, et quant à présent, soyez contente : car, si Dieu permet que nous nous mettions une autre fois en voyage pour chercher des aventures, vous me verrez bientôt revenir comte , ou gouverneur dune île, et non de la première venue, mais de la meilleure qui se puisse rencontrer. — Que le ciel y consente, mari, répondit la femme, car nous en avons grand besoin. Mais, dites-moi, qu est-ce que c’est que ça, des îles? Je n’y entends rien. — Le miel n est pas pour la bouche de l’âne, répliqua Sanclio; au temps venu, tu le verras, femme, et même tu seras bien étonnée de t entendre appeler J otre Seigneurie par tous tes vassaux. — Que dites-vous là , Sanclio, de vassaux, d’iles et de seigneuries? reprit Juana Panza (ainsi s’appelait la femme de Sanclio, non qu’ils fussent parents, mais parce qu’il est d’usage dans la Manche que les femmes prennent le nom de leurs maris ’ . — Ne te presse pas tant, Juana, de savoir tout cela d’un seul coup. Il suffit que je te dise la vérité, et bouche close. Seulement je veux bien te dire, comme en passant, qu’il n’y a rien pour un homme de plus délectable au monde que d être l’honnête écuyer d’un chevalier errant chercheur d aventures. Il est bien vrai que la plupart de celles qu’on trouve ne tournent pas si plaisamment que l’homme vou­ drait; car, sur un cent que l’on rencontre en chemin, il y en a régulièrement quatre-vingt-dix-neuf qui tournent tout de travers. Je le sais par expérience, puisque, de quelques-unes, je me suis tiré berné, et d’autres moulu; mais, avec tout cela, c’est une jolie chose que d attendre les aventures, en traversant les mon­ tagnes, en fouillant les forets, en grimpant sur les rochers, en visitant les châ­ teaux, en s hébergeant dans les hôtelleries, à discrétion, sans payer un maravédi d’écot, pas seulement l’aumône du diable. « Pendant que ces entretiens occupaient Sanclio Panza et Juana Panza sa femme, la gouvernante et la nièce de don Quichotte reçurent le chevalier, le déshabillèrent et l’étendirent dans son antique lit à ramages. Il les regardait avec des yeux DON QUICHOTTE. 5 5 3 hagards, et ne pouvait parvenir à se reconnaître. Le curé chargea la nièce d’avoir grand soin de choyer son oncle; et, lui recommandant d’être sur le qui-vive, de peur qu’il ne leur échappât une autre lois, il lui conta tout ce qu’il avait fallu faire pour le ramener à la maison. Ce fut alors une nouvelle scène. Les deux femmes se remirent a jeter les hauts cris, à répéter leurs malédictions contre les livres de chevalerie, a prier le ciel de confondre au fond de l’ahime les auteurs de tant de mensonges et d impertinences. Finalement, elles demeurèrent fort inquiètes et fort troublées par la crainte de se voir encore privées de leur oncle et seigneur dès que sa santé serait un peu rétablie; et c’est ce qui arriva justement comme elles F avaient imaginé. Mais 1 auteur de cette histoire, malgré toute la diligence qu il a mise à recher­ cher curieusement les exploits que lit don Quichotte à sa troisième sortie, n’a pu en trouver nulle part le moindre vestige, du moins en des écritures authentiques. Seulement la renommée a conservé dans la mémoire des habitants de la Manche une tradition qui rapporte que, la troisième fois qu’il quitta sa maison, don Qui­ chotte se rendit à Saragosse, où il assista aux fêtes d’un célèbre tournoi (pii eut lieu dans cette ville4, et qu’il lui arriva, en cette occasion, des choses dignes de sa haute valeur et de sa parfaite intelligence. Quant à la manière dont il termina sa vie, l’historien n’en put rien découvrir, et jamais il n’en aurait rien su, si le plus heureux hasard ne lui eût fait rencontrer un vieux médecin qui avait en son pou­ voir une caisse de plomb, trouvée, à ce qu’il disait, sous les fondations d’un antique ermitage qu’on abattait pour le rebâtir5. Dans cette caisse on avait trouvé quelques parchemins écrits en lettres gothiques, mais en vers castillans , qui rap­ portaient plusieurs des prouesses de notre chevalier, qui rendaient témoignage de la beauté de Dulcinée du Toboso, de la tournure de Rossinante, de la fidélité de Sancho Panza, et qui faisaient connaître la sépulture de don Quichotte lui-mème, avec diverses épitaphes et plusieurs éloges de sa vie et de ses mœurs. Les vers qu’on put lire et mettre au net sont ceux que rapporte ici le véridique auteur de cette nouvelle et surprenante histoire. Cet auteur ne demande à ceux qui la liront, en dédommagement de l’immense travail qu’il lui a fallu prendre pour compulser toutes les archives de la Manche avant de la livrer au grand jour de la publicité, rien de plus que de lui accorder autant de crédit que les gens d esprit en accordent d’habitude aux livres de chevalerie, qui circulent dans ce monde avec tant de faveur. Moyennant ce prix, il se tiendra pour dûment payé et satisfait, tellement qu’il s’enhardira à chercher et à publier d’autres histoires, sinon aussi véritables, au moins d’égale invention et d’aussi gracieux passe-temps1. Voici les premières paroles écrites en tête du parchemin qui se trouva dans la caisse de plomb ' : LES ACADÉMICIENS D’AHGAMASILLA *, BOURG DE LA MANCHE, SU R LA V IE E T LA M O RT DU V A L E U R E U X DON Q U IC H O TT E D E LA M ANCH E. HOC SCRIPSERUNT. DON QUICHOTTE.b56 L E MON ICON GO * , ACAD ÉM ICIEN D ’A R G A M A SILLA , SU R L A S É P U L T U R E D E DO N Q U IC H O T T E . ÉPITAPHE. « Le cerveau brûlé qui para la Manche de plus de dépouilles que Jason de Crète; le jugement qui eut la girouette pointue, quand elle aurait mieux fait d’étre plate; « Le bras qui étendit sa force tellement au loin, qu’il atteignit du Catay à Gaëte; la muse la plus effroyable et la plus discrète qui grava jamais des vers sur une table d’airain ; « Celui qui laissa les Amadis à barrière-garde, et se soucia fort peu des Galaors, appuyé sur les étriers de l’amour et de la valeur; « Celui qui fit taire tous les Bélianis; qui, sur Rossinante, erra à l’aventure, celui-là git sous cette froide pierre. « LE PANIAGUADO10, ACADÉMICIEN D’ARGAMASILLA, LN LAUDEM DULCINEÆ DU TOBOSO. SONNET. « Celle que n o u s voyez au visage hommasse, aux fortes épaules, à la posture fière, c’est Dulcinée, reine du Toboso, dont le grand don Quichotte fut épris. « Pour elle, il foula l’un et l’autre flanc de la grande Montagne Noire, et la fameuse campagne de Montiel, jusqu’à la pleine herbue d’Aranjuez, à pied et fatigué, « Par la faute de Rossinante. Oh! quelle étoile influa sur cette dame man- elioise et cet invincible chevalier errant ! Dans ses jeunes années, « Elle cessa en mourant d’être belle, et lu i, bien .qu’il reste gravé sur le marbre, il ne put échapper à l’amour, aux ressentiments, aux fourberies. » LE CAPRICHOSO " , TRÈS-SPIRITUEL ACADÉMICIEN D’ARGAMASILLA, A LA LOUANGE DE ROSSINANTE, CHEVAL DE DON QUICHOTTE DE LA MANCHE. SONJNPT. « Sur le superbe tronc diamanté que frénétique Manchois arbore son étendard a Mars foule de ses pieds vec une vaillance inouïe. sanglants , le DON QUICHOTTE. « Il suspend les armes et le fin éventre, il décapite. Nouvelles prouesses le nouveau paladin. acier avec lecpiel il taille, il tranche, il ! mais 1 art invente un nouveau style pour « Si la Gaule vante son Amadis, dont les braves descendants firent mille lois triompher la Grèce, et étendirent sa gloire, « Aujourd’hui, la cour où Bellone préside couronne don Quichotte, et la Manche insigne se glorifie plus de lui que la Grèce et la Gaule. « Jamais l oubli ne souillera ses gloires, car Rossinante même excède en gail­ lardise Brillador et Bayard. « LE BURLADOR1*, ACADÉMICIEN ARGAMASILLESQUE, A SANCHO PANZA. SONNET. « Voilà Sanclio Panza, petit de corps, mais grand en valeur. Miracle étrange! ce lut bien l’écuyer le plus simple et sans artifice que vit le monde, je vous le jure et certifie. « Il fut à deux doigts d’être comte, et il l’aurait été, si, pour sa ruine, ne se fussent conjurées les impertinences du siècle vaurien, qui ne pardonnent pas même à un âne. « C’est sur un âne (parlant par respect) que marchait ce doux écuyer, der­ rière le doux cheval Rossinante et derrière son maître. « O vaines espérances des humains! vous passez en promettant le repos, et vous vous perdez à la fin en ombre, en fumée, en songe. » LE CACHIDLABLO ACADÉMICIEN D’ARGAMASILLA, SUR LA SÉPULTURE DE DON QUICHOTTE. ÉPITAPHE. « Ci-git le chevalier bien moulu et mal errant que porta Rossinante par voies et par chemins. « Gît également près de lui Sanclio Panza le nigaud, écuyer le plus fidèle que vit le métier d’écuyer. « 558 DON QUICHOTTE. DU TIQU1TOC, ACADÉMICIEN D’ARGAMASILLA, SUR LA SÉPULTURE DE DULCINÉE DU TOROSO. ÉPITAPHi:. « Ici repose Dulcinée, que, bien que fraîche et dodue, la laide et épouvan­ table mort a changée en poussière et en cendre. « Elle naquit de chaste race et se donna quelques airs de grande dame ; elle fut la flamme du grand don Quichotte, et la gloire de son village. « Ces vers étaient les seuls qu’on pût lire. Les autres, dont l’écriture était rongée des vers, furent remis à un académicien pour qu’il les expliquât par con­ jectures. On croit savoir qu’il y est parvenu à force de veilles et de travail, et qu il a 1 intention de publier ces vers, dans 1 espoir de la troisième sortie de don Quichotte. Forse altri canterà con miglior plettro14. NOTES DU PREMIER VOLUME. NOTICE SUR LA. VIE ET LES OUVRAGES DE CERVANTÈS. 1. Le grand vizir de Sélim disait plaisamment après la bataille de Lépante : « Nous vous avons coupé un membre, qui est l’île de Chypre; mais vous n’avez fait, en détruisant des vaisseaux si vite reconstruits, que nous couper la barbe; elle a poussé dès le lendemain. » 2. Ce sonnet est de l’espèce appelée estrambote, qui a un tercet de plus que l’autre, dix-sept vers au lieu de quatorze. Je vais le citer, mais en avertissant que ma version est détestable. J.e dernier trait, froid et pres­ que ridicule en français, fait pâmer d ’aise les Espagnols, qui savent tous par cœur l'estrambote de Cervantès. . « Vive Dieu! cette grandeur m’épouvante, et je donnerais un doublon pour la décrire. Car, qui ne s’é­ tonne et ne s’émerveille devant tant de pompe, devant ce monument insigne? « Par la vie de Jésus-Christ! chaque piece vaut plus d un million, et c’est une honte que cela ne dure un siècle. O grande Séville! Rome triomphante en courage et en richesses! « Je gagerais que l’âme du défunt, pour jouir de ce séjour, a laissé aujourd’hui le ciel dont elle jouit éternellement. « Entendant cela, un bravache s’écria : « Rien de plus vrai que ce qu’a dit Votre Grâce, seigneur soldat, « et qui dirait le contraire en a menti. » « Et tout aussitôt il enfonce son chapeau, cherche la garde de son épée, regarde de travers, s’en va, et il n’y eut rien. » 3. On trouvera des détails sur ces chevaliers dans les notes du chapitre x l i x , I" partie. h. Voici quelques passages de cette curieuse pétition : « __ Nous disons, en outre, qu’est très-notoire le dommage qu’a fait et que fait dans ces royaumes, aux jeunes gens et aux jeunes filles, la lecture des livres de mensonges et de vanités, comme sont Amadis et tous les livres du même genre composés depuis celui-là— Car, comme les jeunes gens et les jeunes filles, par leur oisiveté, s’occupent principalement à cela, ils prennent goût à ces rêveries et aux événements qu’ils lisent être arrivés dans ces livres, aussi bien d’amour que de guerre, et autres vanités; et une fois qu'ils en ont pris le goût, si quelque événement vient à s’offrir, ils s’v jettent à bride abattue, bien plus que s'ils ne l'avaient pas lu. Et bien souvent la mère laisse sa fille enfermée dans la maison, croyant la laisser dans la retraite, et celle- ci reste à lire de semblables livres, si bien qu’il vaudrait mieux que la mère l'eût emmenée avec elle. Et cela ne tourne pas seulement au préjudice et à l’irrévérence des personnes, mais au grand détriment des consciences; car, plus on s'affectionne à ces vanités, plus on s’éloigne de la doctrine sainte, véritable et chrétienne__ Et, pour remède au mal susdit, nous supplions \ otre Majesté d’ordonner, sous de graves peines, qu’aucun livre de ceux-là ni d’autres semblables ne se lise ni ne s’imprime, et que ceux qui existent aujourd’hui soient re- cueillis et brûlés— car, faisant cela, Votre Majesté fera grand service à Dieu, en ôtant aux gens la lecture de ces livres de vanités, et en les réduisant à lire des livres religieux qui édifient les âmes et réforment les corps, et A otre Majesté fera à ces royaumes grand bien et faveur. » 5. Voici le sens du sonnet de Gonsrora : « La reine est accouchée; le luthérien est venu avec six cents hérétiques et autant d’hérésies ; nous avons dépensé un million en quinze jours pour lui donner des joyaux, des repas et du vin. « Nous avons fait une parade, ou une extravagance, et donné (les fêtes qui furent des confusions, au légat anglais et aux espions de celui qui jura la paix sur Calvin. a Nous avons baptisé l’enfant du Seigneur, qui est né pour être celui de l’Espagne, et fait un sarao d’en­ chantements. « Nous sommes restés pauvres, Luther est devenu riche, et l’on a fait écrire ces beaux exploits à don Quichotte, à Sancho et à son âne. » 6. Puesto ya el pie en el estriho, Con las ansias de la muerte, Cran senor, esta te escriho. 560 DON QUICHOTTE. PROLOGUE. 1. Ces mots expliquent, à ce que je crois, le véritable sens du titre /’Ingénieux hidalgo, titre fort obscur, surtout en espagnol, où le mot ingeriioso a plusieurs significations. Cervantes a probablement voulu faire en­ tendre que don Quichotte était un personnage de son invention, tin fils de son esprit (ingenio). 2. Il y a, dans l’original, padrastro, le masculin de marâtre. 3. Cette coutume, alors générale, était très-suivie en Espagne. Chaque livre débutait par une série d ’éloges donnés à son auteur, et, presque toujours, le nombre de ces. éloges était en proportion inverse du mérite de l’ouvrage. Ainsi, tandis que XAraucana d’Alonzo de Ercilla n’avait que six pièces de poésie pour recomman­ dations, le Cancionero de Lopez Maldonado en avait douze, le poëme des Amantes de Teruel de Juan Yaguë, seize, le Viage Entretenido d ’Agustin de Rojas, vingt-quatre, et les Rimas de Lope de Vega, vingt-huit. C’est surtout contre ce dernier que sont dirigées les railleries de Cervantes, dans tout le cours de son prologue. Au reste, la mode de ces ornements étrangers ne régnait pas moins en France : qu’on ouvre la Henriade et la Jjoyssée de Sébastien Garnier (Blois, 1594), ces deux chefs-d’œuvre réimprimés à Paris en 1770, sans doute pour jouer pièce à Voltaire, on n’v trouvera pas moins de vingt-huit morceaux de poésie française et latine, par tous les beaux esprits de la Touraine, entre autres un merveilleux sonnet où l’on compare le pre­ mier chantre d ’Henri IV à un bastion : Muni, pour tout fossé, de profonde science__ Qui pour mare a Maron, pour terrasse Térence. 4. Cervantès avait cinquante-sept ans et demi lorsqu’il publia la première partie du Don Quichotte. 5. Personnage proverbial, comme le Juif errant. Dans le moyen âge, on croyait que c’était un prince chrétien, à la fois roi et prêtre, qui régnait dans la partie orientale du Tliibet, sur les confins de la Chine. Ce qui a peut-être donné naissance à cette croyance populaire, c’est qu’il y avait dans les Indes, à la fin du douzième siècle, un petit prince neslorien, dont les Etats furent engloutis dans l’empire de Gengis-Khan. 6. C’est ce qu’avait fait Lope de Vega dans son poëme E l Isidro. 7. En elïèt, ce n’est point Horace, mais l’auteur anonyme des fables appelées Esopiques. {Canis et Lupus, lib. HI, fabula xiv.) 8. Ces vers ne se trouvent point parmi ceux qu’on appelle Distiques de Caton; ils sont d ’Ovide. [Tristes, elegia vi.) 9. Don Antonio de Guévara, qui écrivit, dans une de ses Lettres, la Notable histoire de trois amoureuses. « Cette Lamia, dit-il, cette Layda et celte Flora furent les trois plus belles et plus fameuses courtisanes qui aient vécu, celles de qui le plus d ’écrivains parlèrent, et pour qui le plus de princes se perdirent. » 10. Rabbin portugais, puis médecin à Venise, où il écr ivit, à la fin du quinzième siècle, les Diuloghi d'a- more. Montaigne dit aussi de cet auteur : « Mon page fait l’amour, et l’entend. Lisez-lui Léon Hébreu.... On parle de lui, de ses pensées, de ses actions; et si, n’y entend r ien. » (Livre 111, chap. v . , NOTES DU PREMIER VOLUME. 561 11. Cet ouvrage est justement le Peregnno ou 1 Jsidro de T,ope de Vega, terminés l’un et l’autre par une t.d)l( alphabétique des auteurs cites, et qui contient, dans le dernier de ces poëmes, jusqu'à cent cinquante- cinq noms. I n autre Espagnol, don José Pellicer de Salas, fit bien mieux encore dans la suite. Son livre, in­ titule Lecciones so/emnes ci las obvcis de Don Luis de Gongora 1630 , est précédé d’un index des écrivains cités par lui, qui contient, par ordre alphabétique, et divisés en 74 classes, 2165 articles. LIVRE PREMIER. CHAPITRE I. 1. Il y a dans le texte due/os y tfuebrantos, littéralement des deuils et des brisures. Les traducteurs, ne comprenant point ces mots, ont tous mis, les uns après les autres, des œufs au lard à la manière d'Espagne. En voici l’explication : il était d’usage, dans les bourgs de la Manche, que, chaque semaine, les bergers vins­ sent rendre compte a leurs maîtres de l’état de leurs troupeaux. Ils apportaient les pièces de bétail qui étaient mortes dans 1 intervalle, et dont la chair désossée était employée en salaisons. Des abatis et des os brisés se faisait le pot-au-feu les samedis, car c’était alors la seule viande dont l’usage fût permis ce jour-là, par dis­ pense, dans le royaume de Castille, depuis la bataille de Las Navas (1212). On conçoit comment, de son ori­ gine et de sa forme, ce mets avait pris le nom de duelos y quebrantos. 2. Yoiei le titre littéral de ces livres : La Chronique des très-saillants chevaliers don Florisel de Nicptéa, et le vigoureux Anaxartes. . . , corrigée du style antique, selon que f écrivit Zirphéa , reine cl'Argines, par le noble chevalier Fe/iciano de S/lva. — Saragosse, 1584. Par une rencontre singulière, cette Chronique était dé­ diée à un duc de Bejar, bisaïeul de celui à qui Cervanlès dédia son Don Quichotte. 3. « Que j ’achève par des inventions une histoire si estimée, ce serait une offense. Aussi la laisserai-je en cette partie, donnant licence à quiconque au pouvoir duquel l’autre partie tomberait, de la joindre à celle- ci, car j ’ai grand désir de la voir. » (Bélianis, livre YI, chap. lxxv.) 4. Gradué à Sigüenza est une ironie. Du temps de Cervantès, on se moquait beaucoup des petites univer­ sités et de leurs élèves. Cristoval Suarez de Figueroa, dans son livre intitulé et Pasagero, fait dire à un maître d’école : « Pour ce qui est des degrés, tu trouveras bien quelque université champêtre, où ils disent d’une voix unanime : Accipiamus pecuniarn, et mittamus asinum inpatriam suant Prenons l’argent, et renvoyons l’âne dans son pays). » 5. « O bastard ! répliqua Renaud à Roland, qui lui reprochait ses vols, ô fils de méchante femelle! tu mens en tout ce que tu as dit; car voler les païens d’Espagne ce n’est pas voler. Et moi seul, en dépit de quarante mille Mores et plus, je leur ai pris un Mahomet d’or, dont j ’avais besoin pour payer mes sol­ dats. » [Miroir de chevalerie, partie I, chap. xlvi.) 6. Ou Galadon, l’un des douze pairs de Charlemagne, surnommé le Traître, pour avoir livré l’armée chré­ tienne aux Sarrasins, dans la gorge de Roncevaux. 7. Pietro Gonéla était le bouffon du duc Borso de Ferrare, qui vivait au quinzième siècle. Luigi Domeni- chi a fait un recueil de ses pasquinades. Un jour, ayant gagé que son cheval, vieux et étique, sauterait plus haut que celui de son maître, il le fit jeter du haut d’un balcon, et gagna le pari. — La citation latine est em­ pruntée à Plaute (.Aulularia, acte 111, scène vi). 8. Ce nom est un composé et un augmentatif de rocin, petit cheval, bidet, haridelle. Cervantès a voulu faire, en outre, un jeu de mots. Le cheval qui était rosse auparavant rocin-antes) est devenu la première rosse [ante-rocin). 9. Quixote signifie cuissard, armure de la cuisse; quixada, mâchoire, et quesada, tarte au fromage. Cer­ vantes a choisi pour le nom de son héros cette pièce de l’armure, parce que la terminaison ote désigne ordi­ nairement en espagnol des choses ridicules. 10. Quelquefois, en recevant la confirmation, on change le nom donné au baptême. CH APITRE II. 1. Allusion à un passage d 'Arnadis, lorsque Oriane lui ordonne de ne plus se présenter devant elle. (Livre II, chap. xliv .) 2. En Espagne, on appelle port, puerto, un col, un passage dans les montagnes. 3. Je conserve, faute d’autre, le mot consacré d’hôtellerie; mais il traduit bien mal celui de venta. On i — 71 appelle ainsi ees misérables auberges isolées qui servent de station entre les bourgs trop éloignés, et dans les­ quelles on ne trouve guère d'autre gîte qu’une écurie, d’autres provisions que de l’orge pour les mulets. 4. Vers d ’un ancien romance : Mis arreos son las armas, Mi descanso el pelear. (C a.n c . de R o m .) 5. Il y a ici un double jeu de mots : Castellano signifie également châtelain et Castillan; mais Cervantes emploie l’expression de sano de Castilla, qui, dans l’argot de prison, signifie un voleur déguisé. 6. C’est la continuation du romance cité par don Quichotte : Mi cama las duras pefias, . Mi dormir siempre velar. CHAPITRE III. 1. L ’hôtelier trace ici une espèce de carte géographique des quartiers connus pour être exploités de préfé­ rence par les vagabonds et les voleurs. CHAPITRE IV. 1. Il doit paraître étrange qu’un laboureur porte une lance avec lui. Mais c’était alors l’usage, chez toutes les classes d’Espagnols, d’être armés partout de l’épée ou de la lance et du bouclier, comme aujourd’hui de porter une escopette. Dans le Dialogue des chiens Scipion et Berganza, Cervantès fait mention d’un bourgeois de campagne qui allait voir ses brebis dans les champs, monté sur une jument à l'écuyère, avec la lance el le bouclier, si bien qu'il semblait plutôt un cavalier garde-côte qu'un seigneur de troupeaux. CHAPITRE V. 1. Ce romance, en trois parties, dont l’auteur est inconnu, se trouve dans le Cancionero, imprimé à An­ vers en 1555. On y rapporte que Chariot (Carloto), fils de Charlemagne, attira Baudouin dans le bocage de malheur la joresta sin ventura), avec le dessein de lui ôter la vie et d’épouser sa veuve. Il lui lit, en effet, vingt-deux blessures mortelles, et le laissa sur la place. Le marquis de Mantoue, son oncle, qui chassait dans les environs, entendit les plaintes du blessé, et le reconnut. Il envoya une ambassade à Paris pour demander justice à l’empereur, et Charlemagne fit décapiter son fils. 2. Les Neuf de la Renommée (los Nueve de la Fam a) sont trois Hébreux, Josué, David et Judas Machabée ; trois gentils, Hector, Alexandre et César; et trois chrétiens, Arthur, Charlemagne et Godefroi de Bouillon. 3. C’est Alquife, mari d’Urgande la Déconnue, qui écrivit la Chronique d'Amadis de Grèce. La nièce de don Quichotte estropie son nom. CHAPITRE VI. 1. On ne sait pas précisément ni quel fut l’auteur primitif d 'Amadis de Gaule, ni même en quel pays parut originairement ce livre célèbre. A coup sûr, ce n’est point en Espagne. Les uns disent qu’il venait de Flan­ dre; d ’autres, de France; d’autres, de Portugal. Cette dernière opinion paraît la plus fondée. On peut croire, jusqu’à preuve contraire, que l’auteur original de Y Amadis est le Portugais Vasco de Lobeira, qui vivait, selon Nicolas Antonio, sous le roi Denis (Dionis), à la fin du treizième siècle, et, selon Clemencin, sous le roi Jean 1er, à la fin du quatorzième. Des versions espagnoles circulèrent d’abord par fragments; sur ces frag­ ments manuscrits se firent les éditions partielles du quinzième siècle, et l’arrangeur Garcia Ordonez de Mon- talvo forma, en les compilant, son édition complète de 1525. D’Herberay donna, en 1540, une traduction française de Y Amadis, fort goûtée en son temps, mais oubliée depuis l’imitation libre du comte de Tressan, que tout le monde connaît. 2. Ce livre est intitulé : Le Rameau qui sort des quatre livres d'Amadis de Gaule, appelé les Prouesses du très-vaillant chevalier Esplandian, fils de l'excellent roi Amadis de Gaule. Alcala, 1588. Son.auteur est Garcia Ordonez de Montalvo, l’éditeur de Y Amadis. 11 annonce, au commencement, que ces Prouesses furent écrites en grec par maître Hélisabad, chirurgien d ’Amadis, et qui les a traduites. C’est pour cela qu’il donne à son livre le titre étrange de las Sergus, mot mal forgé du grec epya. Il voulait dire las Ergas. 3. L ’histoire d ’Amadis de Grèce a pour titre : Chronique du très-vaillant prince et chevalier de b Ardente- 562 DON QUICHOTTE. NOTES DU PREMIER VOLUME. of>3 hpcë Amadis de Grèce, etc*., Lisbonne, 1596. L ’auteur dit aussi qu’elle fut écrite en grec par le sage Alquife, Puis traduite en latin, puis en romance. Nicolas Antonio, dans sa Bibliothèque espagnole, t. XI, 394, compte jusqu’à vingt livres de chevalerie écrits sur les aventures des descendants d’Amadis. 4. L ’auteur de ces deux ouvrages est Antonio de Torquémada. 5. Ou Félix-Mars d Hircanic, publié par Melchior de Ortéga, chevalier d’Ubéda. Valladolid, 1556. 6. Sa mère Marcelina, femme du prince Florasan de Misia, le mit au jour dans un bois, et le confia à une femme sauvage, appelée Balsagina, qui, des noms réunis de ses parents, le nomma Florismars, puis Félix-Mars. 7. ( /ironique du tres-vaillant chevalier Platir, fils de T empereur Primaléon, Valladolid, 1533. L ’auteur de cet ou\ rage est inconnu, comme le sont la plupart de ceux qui ont écrit des livres de chevalerie. 8. Livre de l invincible chevalier Lepolenio, cl des exploits qu'il fit, s'appelant le chevalier de la Croix, Tolède, 1562 et 1563. Ce livre a deux parties, dont l’une, au dire de l’auteur, fut écrite en arabe, sur l’ordre du sultan Zuléma, par un More nommé Zarton, et traduite par un captif de Tunis; l’autre en grec, par le roi Artidore. 9. Cet ouvrage est formé de quatre parties : la première, composée par Diego Ordonez de Calahorra, fut imprimée en 1502, et dédiée a Martin Cortez, fils de Fernand Cortez; la seconde, écrite par Pedro de la Sierra, fut imprimée a Saragosse, en 1586; les deux dernières, composées par le licencié Marcôs Martinez, parurent aussi à Saragosse, en 1603. 10. Iout le monde sait que Bovardo est auteur de Roland amoureux, et l’Arioste de Roland furieux. 11. Ce capitaine est don Geronimo Ximenez de Urrea, qui fit imprimer sa traduction à Lyon, en 1556. Don Diego de Mendoza avait dit de lui : « Et don Geronimo de Urrea n’a-t-il pas gagné renom de noble écrivain et beaucoup d’argent, ce qui importe plus, pour avoir traduit le Roland furieux, c’est-à-dire pour avoir mis, où l’auteur disait cavaglieri, cavalleros; arme, armas; amori, amores? De cette façon, j ’écrirais plus de livres que n’en fit Mathusalem. » 12. Ce poème, écrit en octaves, est celui d’Agustin Alonzo, de Salamanque. Tolède, 1585. Il ne faut pas le confondre avec celui de l’évêque Balbuéna, qui ne parut qu’après la mort de Cervantès. 13. De Francisco Garrido de VAliéna. Tolède, 1585. 14. Le premier des Palmenns est intitulé : Livre du fameux chevalier Palmerin d'Olive, qui fit par le monde de grands exploits d'armes, sans savoir de qui il était fils, Médina del Campo, 1563. Son auteur est une femme portugaise, à ce qu’on suppose, dont le nom est resté inconnu. L ’autre Palmerin Chronica do famoso é muilo esforzado cavaleiro Palmeirim du Ingalaterra, etc. , est formé de six parties. Les deux pre­ mières sont attribuées, par les uns, au roi Jean II, par d’autres, à l’infant don Louis, père du prieur de Oeralo, qui disputa la couronne de Portugal à Philippe II; par d’autres encore, à Francisco de Moraes. Les troisième et quatrième parties furent composées par Diego Fernandez; les cinquième et sixième, par Balthazar Gonzalez Lobato, tous Portugais. 15. Ce roman est intitulé : Livre du valeureux et invincible prince don Bélianis de Grèce, fils de t empe­ reur don Béliano et de l'impératrice Clorinda ; traduit de la langue grecque, dans laquelle Vécrivit le sage Friston, par un fils du vertueux Torribio Fernandez, Burgos, 1579. Ce fils du vertueux Torribio était le li­ cencié Geronimo Fernandez, avocat à Madrid. 16. C’est-à-dire le délai nécessaire pour assigner en justice ceux qui résident aux colonies, six mois au moins. 17. L ’une était suivante et l’autre duègne de la princesse Carmésina, prétendue de Tirant le Blanc. 18. Cet auteur inconnu, qui méritait les galères, au dire du curé, intitula son ouvrage : Tirant le Blanc, de Roche-Salée, chevalier de la Jarretière, qui, par ses hauts faits de chevalerie, devint prince et césar de f em­ pire grec. Le héros se nomme Tirant, parce que son père était seigneur de la marche de Tirania, et Blanco, parce que sa mère s’appelait Blanche; on ajouta de Roche-Salée, parce qu’il était seigneur d’un château fort bâti sur une montagne de sel. Ce livre, l’un des plus anciens du genre, fut probablement écrit en portugais par un Valencien nommé Juannot Martorell. Une traduction en langue limousine, laite par celui-ci et termi­ née, après sa mort, par Juan de Galba, fut imprimée à Valence en 1490. Les exemplaires de la traduction espagnole publiée à Valladolid, en 1516, sont devenus d’une extrême rareté. Ce livre manque dans la collec­ tion de romans originaux de chevalerie que possède la bibliothèque impériale de Paris. On l’a même vaine­ ment cherché dans toute l’Espagne, pour la bibliothèque de Madrid, et les commentateurs sont obligés de le citer en italien ou en français. 19. Portugais : il était poète, musicien et soldat. Il fut tué dans le Piémont, en 1561. 20. Salmantin veut dire (h* Salamanque. C’était un médecin de cette ville, nommé Alonzo Perez. 21. Poète valencien, (pii continua l’œuvre de Montema\or, sous le titre de Diana enamorada. 564 DON QUICHOTTE. 22. A oici le titre de l’ouvrage : Les dix livres de Fortune d'amour, ou l'on trouvera les honnêtes et paisi­ bles amours du berger Frexano et de la belle bergère Fortune, Barcelone, 1573. 23. Pardon Bernardo de la Vega, chanoine de Tucuman. Séville, 1591. 24. Par Bernardo Gonzalez de Bobadilla. Alcala, 1587. 25. Par Bartolome Lopez de Enciso. Madrid, 1580. 26. Par Luis Galvez de Montalvo. Madrid, 1582. 27. Par don Pedro Padilla. Madrid, 1575. 28. Imprimé à Madrid en 1580. 29. Cervantès renouvela, dans la dédicace de Pcrsilès y Sigismunda, peu de jours avant sa mort, la pro­ messe de donner cette seconde partie de la Galatêe. Mais elle ne fut point trouvée parmi ses écrits. 30. Le grand poème épique de Y Araucana est le récit de la conquête de Y Arauco, province du Chili, par les Espagnols. Alon/.o de Ereilla faisait partie de l’expédition. L ’Austriada est l’histoire héroïque de don Juan d ’Autriche, depuis la révolte des Morisques de Grenade jusqu’à la bataille de Lépante. Enfin le Monserrate décrit la pénitence de saint Garin et la fondation du monastère de Monserrat, en Catalogne, dans le neu­ vième siècle. 31. Poème en douze chants, de Luis Barahona de Soto, 1580. CHAPITRE VJI. 1. Il y avait, à l’époque de Cervantès, deux poèmes de ce nom sur les victoires de Charles-Quint : l’un de Geronimo Sampere, Valence, 1500; l’autre de Juan Ochoa delà Salde, Lisbonne, 1585. 2. El Leon de Espana, poème en octaves, de Pedro de la Vecilla Castellanos, sur les héros et les martyrs de Pancien royaume de Léon. Salamanque, 1580. 3. Los heclios del imperador. C’est un autre poème Carlo famoso), en cinquante chants et en l’honneur de Charles-Quint, composé, non par don Luis de Avila, mais par don Luis Zapata. Il y a dans le texte une faute de l’auteur ou de l'imprimeur. 4. Allusion au tournoi de Persépolis, dans le roman de Bêlianis de Grèce. 5. Cervantès aura sans doute écrit Friston, nom de l’enchanteur, auteur supposé de Bêlianis, qui habitait la forêt de la Mort. 6. En Espagne, dans la hiérarchie nobiliaire, le titre de marquis est inférieur à celui de comte. C’est le contraire en Angleterre et en France. CHAPITRE VIII. 1. Cette aventure de Diego Perez de Vargas, surnommé Machuca, arriva à la prise de Xérès, sous saint Ferdinand. Elle est devenue le sujet de plusieurs romances. 2. Règle neuvième : « Qu’aucun chevalier ne se plaigne d ’aucune blessure qu’il ait reçue. » (Marquez, Tesoro militar de cavallerid). LIVRE DEUXIÈME. CHAPITRE IX. 1. Cervantès divisa la première partie du Uon Quichotte en quatre livres fort inégaux entre eux, car le troisième est plus long que les deux premiers, et le quatrième plus long que les trois autres. Il abandonna cette division dans la seconde partie, pour s’en tenir à celle des chapitres. 2. Ainsi ce fut le sage Alquife qui écrivit la chronique d ’Amadis de Grèce; le sage Friston, l’histoire de don Bêlianis; les sages Artémidore et Lirgandéo, celle du chevalier de Pliœbus; le sage Galténor, celle de Platir, etc. 3. Ou cette plaisanterie, fort heureusement placée par Cervantès en cet endroit, avait cours de son temps, même hors de l’Espagne, ou Shakspeare et lui l’ont imaginée à la fois. On lit, dans les Joyeuses bourgeoises de W indsor acte 11, scène ii : E A L S T A F . Bonjour, ma bonne femme. Q U I C K L Y . Plaise à Votre Seigneurie, ce nom ne m'appartient pas. NOTES DU PREMIER VOLUME. 060 F A L S T A F . Ma bonne fille, donc. Q U IC K L Y . J ’en puis jurer; comme l’était ma mère quand je suis venue au monde. 4. Cervantes veut parler de l’hébreu, et dire qu’il aurait bien trouvé quelque juif à Tolède. On a donné le nom de Morisques aux descendants des Arabes et des Mores restés en Espagne après la prise de Grenade, et convertis par force au christianisme. Voyez, à ce sujet, mon Histoire des Arabes et des Mores d'Espagne, t. 1, chap. vu. 5. Pour accommoder son livre à la mode des romans de chevalerie, Cervantes suppose qu’il fut écrit par un More, et ne se réserve à lui-même que le titre d’éditeur. Avant lui, le licencié Pedro de Lujan avait fait passer son histoire du chevalier de la Croix pour l’œuvre du More Xarton, traduite par un captif de Tunis. L ’orientaliste don José Conde a récemment découvert la signification du nom de ce More, auteur supposé du Don Quichotte. Ben-Engéli est un composé arabe dont la racine, iggel ou eggel, veut dire cerf, comme Cervantes est un composé espagnol dont la racine est cierco. Engéli est l’adjectif arabe correspondant aux adjectifs espagnols cerval ou cercanteno. Cervantes , longtemps captif parmi les Mores d’Alger, dont il avait appris quelque peu la langue, a donc caché son nom sous un homonyme arabe. 6. Au contraire, c’est la seule fois que Sancho soit nommé Zancas. Il est presque superflu de dire que Panza signifie panse, et Zancas, jambes longues et cagneuses. 7. Cervantès fait sans doute allusion au nom de chien que se donnaient réciproquement les chrétiens et les Mores. O11 disait en Espagne : Perro moro. CHAPITRE X. 1. La Santa Hermandad, ou Sainte Confrérie, était une juridiction ayant ses tribunaux et sa maréchaus­ sée, spécialement chargée de la poursuite et du châtiment des malfaiteurs. Elle avait pris naissance dès le commencement du treizième siècle, en Navarre, et par des associations volontaires; elle pénétra depuis en Castille et en Aragon, et fut complètement organisée sous les rois catholiques. 2. Ou Fier-à-liras. «C ’était, dit Y Histoire de Charlemagne, un géant, roi d’Alexandrie, fils de l’amiral Balan, conquérant de Rome et de Jérusalem, et païen ou Sarrasin. Il était grand ennemi d’Olivier, qui lui faisait des blessures mortelles ; mais il en guérissait aussitôt en buvant d’un baume qu’il portait dans deux petits barils gagnés à la conquête de Jérusalem. Ce baume était, à ce qu’on croit, une partie de celui de Joseph d’Arimathie (qui servit à embaumer le Sauveur). Mais Olivier, ayant réussi à submerger les deux barils au passage d’une profonde rivière, vainquit Fier-à-Bras, qui reçut ensuite le baptême et mourut con­ verti, comme le rapporte Nicolas de Piamonte. » (Historia de Carlo Magno, cap. vm et x ii .) 3. Orlando furioso, cant. XVH1, c l x j , etc. 4. Voici le serment du marquis de Mantoue, tel que le rapportent les anciens romances composés sur son aventure : « Je jure de ne jamais peigner mes cheveux blancs ni couper ma barbe, de ne point changer d’habits ni renouveler ma chaussure, de ne point entrer en lieux habités ni ôter mes armes, si ce n’est pour une heure, afin de me laver le corps, de ne point manger sur nappe ni m’asseoir à table, jusqu’à ce que j ’aie tué Chariot, ou que je sois mort dans le combat__» 5. Dans le poème de Boyardo, le roi de Tartarie, Agrican, vient faire le siège d’Albraque avec une armée .de deux millions de soldats, qui couvrait quatre lieues d’étendue. Dans le poème de l’Arioste, le roi Marsilio assiège la même forteresse avec les trente-deux rois ses tributaires et tous leurs gens d'armes. 6. Rovaumes imaginaires cités dans 1 'Amadis de Gaule. CHAPITRE XL 1. Il peut être curieux de comparer cette description de l’âge d’or avec celles qu'en ont faites A irgile, dans le premier livre des Géorgiques, Ovide, dans le premier livre des Métamorphoses, et le Tasse, dans le chœur de bergers qui termine le premier acte de XAminta. 2. Presque tous les instituts de chevalerie adoptèrent la même devise. Dans l’ordre de Malte, on deman­ dait au récipiendaire : « Promettez-vous de donner aide et faveur aux veuves, aux mineurs, aux orphelins et à toutes les personnes affligées ou malheureuses? » Le novice répondait : « Je promets de le faire avec l’aide de Dieu. » 3. Rabely espèce de violon à trois cordes, que l’on connaissait en Espagne dès les premières années du quatorzième siècle, car l’archiprêtre de Hita en fait mention dans ses poésies. 566 DON QUICHOTTE. CHAPITRE XII. I. 11 y a dans l’original « — Plus que san ia (la gale » pour Sara, femme d’Ahraham. Don Quichotte ré­ pond ensuite : « Sonia vit plus que Sara. » Ces jeux de mots ne pouvaient être traduits. CHAPITRE XIII. I. Il est dit, au chapitre xcix du roman d’Esplandian, que l’enchanteresse Morgaïna, sœur du roi Art us, le tenait enchanté, mais qu'il reviendrait sans faute reprendre un jour le trône de la Grande-Bretagne. Sur son sépulcre, au dire de don Diego de A éra [Epitome de los imperios), on avait gravé ce vers pour épitaphe : Ilie JACET ArTURÜS, REX QüONDAM, REXQUE FUTURUS, (pi on pourrait traduire ainsi : C i-gît Arthur, Roi pa ssé , roi futur. Julian del Castillo a recueilli dans un ouvrage grave Historia de los reyes godos) un conte populaire qui courait a sou époque : Philippe II, disait-on, en épousant la reine Marie, héritière du royaume d’Angleterre, avait juré que, si le roi Artus revenait de son temps, il lui rendrait le trône. v. Le docteur John Bowle, dans ses annotations sur le Don Quichotte, rapporte une loi d ’Hoëlius le Bon, roi de Galles, promulguée en 998, qui défend de tuer des corbeaux sur le champ d’autrui. De cette défense, mêlée à la croyance populaire qu’Artus fut changé en corbeau, a pu naître l’autre croyance que les Anglais s’abstenaient de tuer ces oiseaux dans la crainte de frapper leur ancien roi. 2. L ’ordre de la Table-Ronde, fondé par Artus, se composait de vingt-quatre chevaliers et du roi prési­ dent. On y admettait les étrangers : Roland en fut membre, ainsi que d’autres pairs de France. Le conteur don Diégo de Aéra, qui recueillait dans son livre Epitome de los imperios) toutes les fables populaires, rap­ porte que, lors du mariage de Philippe II avec la reine Marie, on montrait encore, à Hunscrit, la table ronde fabriquée par Alerlin ; qu’elle se composait de vingt-cinq compartiments, teintés en blanc et en vert, lesquels se terminaient en pointe au milieu, et allaient s’élargissant jusqu’à la circonférence, et que dans chaque divi­ sion étaient écrits le nom du chevalier et celui du roi. L ’un de ces compartiments, appelé place de Judas, ou sie'ge périlleux, restait toujours vide. 3. Le romance entier est dans le Cancionero, p. 242 de l’édition d ’Anvers. Lancelot du Lac fut originaire­ ment écrit par Arnault Daniel, poète provençal. h. Renaud de Montauban devint empereur de Trébisonde; Bernard del Carpio, roi d ’Irlande; Palmerin d ’Olive, empereur de Constantinople; Tirant le Blanc, césar de l’empire de Grèce, etc. 5. « Tirant le Blanc n’invoquait aucun saint, mais seulement le nom de Garmésine; et, quand on lui de­ mandait pourquoi il n’invoquait pas aussi le nom de quelque saint, il répondait : « Celui qui sert plusieurs ne sert personne. » Livre III, chap. xxvm.) G. Ainsi, lorsque Tristan de Léonais se précipite d’une tour dans la mer, il se recommande à l'amie Iscult et à son doux Rédempteur. 7. L ’article 3 I des statuts de l’ordre de l’Echarpe {la Banda était ainsi conçu : « Qu’aucun chevalier de l’Echarpe ne soit sans servir quelque dame, non pour la déshonorer, mais pour lui faire la cour et pour l’é­ pouser. Et quand elle sortira, qu’il l’accompagne à pied ou à cheval, tenant à la main son bonnet, et faisant la révérence avec le genou. » 8. Don Quichotte veut parler sans doute de la princesse Briolange, choisie par Amadis pour son frère Ga- laor. (( 11 s’éprit tellement d ’elle, et elle lui parut si bien, (|ue, quoiqu’il eût vu et traité beaucoup de femmes, comme cette histoire le raconte, jamais son cœur ne fut octroyé en amour véritable à aucune autre qu’à cette belle reine. » (Amadis, lib. IV, cap. cxxi.) 9. Nessun la muova Que star non possa con Orlando à prova. (Arioslo, canto XXIV, oet. 57.) 10. On donnait alors dans le peuple le nom de cachopin ou gachupin à l’Espagnol qui émigrait aux Gran­ des-Indes par pauvreté ou vagabondage. 1 1. Chrysostome étant mort désespéré, comme disent les Espagnols, c’est-à-dire par un suicide, son en­ terrement se fait sans aucune cérémonie religieuse. Ainsi il est encore vêtu en berger, et ne porte point la mortaja, habit religieux qui sert de linceul à tous les morts. NOTES DU PREMIER VOLUME. 567 CHAPITRE XIV. ]. Les stances de ce chant (caneton) se composent de seize vers de onze syllabes endecasilabosr), dont les rimes sont disposées d’une façon singulière, inusitée jusqu’à Cervantes, et qu’on n’a pas imitée depuis. Dans cet anangement, le pénultième vers, ne trouvant point de consonnance dans les autres, rime avec le premier hémistiche du dernier. Mas gran simpleza es avisarte desto, Pues se que esta tu gloria conocida En que mi vida llegue al fin tan presto. Comme ces singularités, et meme les principales beautés de la pièce (où elles sont rares) se trouvent per­ dues dans la traduction, je l’aurais volontiers supprimée, pour abréger l’épisode un peu long, un peu méta­ physique, de Chrysostome et de Marcelle, s’il était permis à un traducteur de corriger son modèle, surtout quand ce modèle est Cervantès. 2. L ’érudition de l’étudiant Ambroise est ici en défaut. Tarquin était le second mari de Tullia, et c’est le corps de son père Servius Tullius qu’elle foula sous les roues de son char. 3. Que fué pastor de ganado Perdido por desamor. Il y a dans cette strophe un insipide jeu de mots entre les paroles voisines ganado et perdido ; celle-ci veut dire perdu ; l’autre, qui signifie troupeau, veut dire aussi gagné. LIVRE TROISIÈME. CHAPITRE XV. • 1. Habitants du district de Yanguas, dans la Rioja. 2. Amadis tomba deux fois au pouvoir d’Archalaüs. La première, celui-ci le tint enchanté; la seconde, il le jeta dans une espèce de souterrain, par le moyen d’une trappe. Le roman ne dit pas qu’il lui ait donné des coups de fouet; mais il lui fit souffrir la faim et la soif. Amadis fut secouru dans cette extrémité par une nièce d’Archalaüs, la demoiselle muette, qui lui descendit dans un panier un pâté au lard et deux barils de vin et d’eau. (Cliap. xix et xux.) 3. Tizona, nom de l’une des épées du Cid. L ’autre s’appelait Colada. 4. Beltenebros. CHAPITRE XVI. 1. Avant leur expulsion de l’Espagne, les Morisques s’y occupaient de l’agriculture, des arts mécaniques et surtout de la conduite des bêtes de somme. La vie errante des muletiers les dispensait de fréquenter les églises, et les dérobait à la surveillance de l’Inquisition. 2. Voyez la note 1, cliap. x. CHAPITRE XVII. 1. Le supplice de Sancho était dès longtemps connu. Suétone rapporte que l’empereur Othou, lorsqu’il rencontrait, pendant ses rondes de nuit, quelques ivrognes dans les rues de Rome, les faisait berner— dis- tento sagulo in sublime jactare. Et Martial, parlant à son livre, lui dit de ne pas trop se fier aux louanges : « Car, par derrière, ajoute-t-il : Ibis ab excusso missus in astra sago. » Les étudiants des universités espagnoles s’amusaient, au temps du carnaval, à faire aux chiens qu’ils trou­ vaient dans les rues ce que l’empereur Othon faisait aux ivrognes. DON QUICHOTTE.568 CHAPITRE XVIII. 1. G est Amadis de Grèce qui lui appelé le chevalier de VArdente-Èpce-, parce qu’eu naissant il en avait une marquée sur le corps, depuis le genou gauche jusqu à la pointe droite du cœur, aussi rouge que le feu. (Par­ tie I, chap. x l v i . ) Gomme don Quichotte dit seulement Amadis, ce qui s’entend toujours d ’Amadis de Gaule, et qu’il parle d une épée véritable, il voulait dire, sans doute, le chevalier de la Verte-Épée. Amadis reçut ce nom, sous lequel il était connu dans 1 Allemagne, parce que, a 1 épreuve des amants fidèles, et sous les veux de sa maî­ tresse Oriane, il tira cette merveilleuse épée de son fourreau, fait d ’une arête de poisson, verte et si transpa­ rente qu’on voyait la lame au travers. (Chap. l v i , l x x et l x x u i . ) 2. Nom de l'ile de Ceylan dans l’antiquité. 3. Peuples de l’intérieur de l’Afrique. 4. Ce ne sont pas les portes du temple où il périt qu’emporta Samson, mais celles de la ville de Gaza. [Juges, chap. xvi.) 5. Littéralement : cherche mon sort à la piste, dépiste mon sort. G. On croit que ce nom, donné par les Arabes à la rivière de Grenade, signifie semblable au JS il. 7. De Tarifa. 8. Les Biscavens. 9. Andrès de Laguna, né à Ségovie, médecin de Charles-Quint et du pape Jules 111, traducteur et com­ mentateur de Dioscorides. CHAPITRE XIX. 1. Le texte dit simplement encamisados, nom qui conviendrait parfaitement aux soldats employés dans une de ces attaques nocturnes où les assaillants mettaient leurs chemises par-dessus leurs armes, pour se re­ connaître dans les ténèbres, et que par cette raison on appelait camisades (en espagnol encamisadas). J ’ai cru pouvoir, à la faveur de ce vieux mot, forger celui d'enchemisé. 2. Don Bélianis de Grèce s’était appelé le chevalier de la Riche-Figure. 11 faut remarquer que le mot figura, en espagnol, ne s’applique pas seulement au visage, mais à la personne entière. 3. Concile de Trente chap. lv). 4. Cette prétendue aventure du Cid est racontée avec une naïveté charmante dans le vingt et unième ro­ mance de son Romancero. CHAPITRE XX. 1. C’est sans doute une allusion au Nil, dont les anciens plaçaient la source au sommet des montagnes de la Lune, dans la haute Ethiopie, du haut desquelles il se précipitait par deux immenses cataractes. (Ptolémée, Géogr., livre V.) 2. Les bergers espagnols appellent la constellation de la petite Ourse le cor de chasse [la bociiui). Cette constellation se compose de l’étoile polaire, qui est immobile, et de sept autres étoiles qui tournent aut.our, et qui forment une grossière image de cor de chasse. Pour connaître l’heure, les bergers figurent une croix ou un homme étendu, ayant la tète, les pieds, le bras droit et le bras gauche. Au centre de cette croix est l’étoile polaire, et c’est le passage de l’étoile formant l’embouchure du cor de chasse [la boca de la bo- cina) par ces quatre points principaux, qui détermine les heures de la nuit. Au mois d'août, époque de cette aventure, la ligne de minuit est en elfet au bras gauche de la croix, de sorte qu’au moment où la boca de la bocina arrive au-dessus de la tête, il n’y a plus que deux ou trois heures jusqu’au jour. Le calcul de Sancho est à peu près juste. 3. Quelquefois les contes de bonne femme commençaient ainsi :... «L e bien pour tout le monde, et le mal pour la maîtresse du curé. » 4. L ’histoire de la Torralva et des chèvres à passer n’était pas nouvelle. On la trouve, au moins en sub­ stance, dans la XXXIe des Cento Novel/e antiche de Francesco Sansovino, imprimées en 1575. Mais l’auteur italien l’avait empruntée lui-même à un vieux fabliau provençal du treizième siècle [le Fableor, collection de Barbazan, 1756 , qui n’était qu'une traduction en vers d ’un conte latin de Pedro Alfonso, juif converti, mé­ decin d ’Alphonse le Batailleur, roi d ’Aragon (vers 1100). 5. On appelle vieux chrétiens, en Espagne, ceux qui 11e comptent parmi leurs ancêtres ni Juifs ni Mores convertis. NOTES DU PREMIER VOLUME. 569 G. Allusion au proverbe espagnol : « Si la pierre donne sur la cruche, tant pis pour la cruche; et si la cruche donne sur la pierre, tant pis pour la cruche. » CHAPITRE XXI. 1. Ai met enchante appartenant au roi more Mambrin, et qui rendait invulnérable celui qui le portait. (Bojardo et Y Arioste.) 2. Palmérin dOlive, chap. xliu. 3. Esplandian, chap. c x l v i i et c x l v i i i . 4. Amadis de Gaule, chap. cxvn. 5. Amadis de Gaule, chap. i .x v i , part. Il, etc. 6. Amadis de Gaule, chap. xiv; le Chevalier de la Croix, chap. c x l i v . (. Bernard del Carpio, canto XXX\ III; Primaléon, chap. clvu. S. Tirant le Blanc, part. I, chap. x l , etc.; le Chevalier de la Croix, livre I, chap. l x v et suiv., etc. J. Suivant les anciennes lois du Fuero Juzgo et les Fueros de Castille, le noble qui recevait un grief dans s.i peisonne ou ses biens pouvait réclamer une satisfaction de 500 sueldos. Le vilain n’en pouvait demander que 300 (Garibaj, lib. XII, cap. xx). 10. On croit que Cervantes a voulu désigner (Ion Pedro Giron, duc d’Osuna, vice-roi de Naples et de Si­ cile. Dans son Théâtre du gouvernement des vice-rois de Naples, Domenicho Antonio Parrino dit que ce fut un des grands hommes du siecle, et qu’il n’avait de petit que la taille : di picciolo non avea altro que la s ta tara. 11. « Quand le seigneur sort de sa maison pour aller à la promenade ou faire quelque visite, l’écuyer doit le suivre a cheval. » (Miguel Yelgo, Estilo de servir à principes, 1614.) CHAPITRE XXII. 1. On trouve dans le vieux code du treizième siècle, appelé Fuero Juzgo, des peines contre ceux qui font tomber la grele sur les vignes et les moissons, ou ceux qui parlent avec les diables, et qui font tourner les volontés aux hommes et aux femmes. (Lib. Ad, tit. u, ley 4.) Les Partidas punissent également ceux qui font des images ou autres sortilèges, et donnent des herbes pour iamourachement des hommes et des femmes. Part. A II, tit. xxnr, ley 2 y 3.) 2. Ce célèbre petit livre, qui parut en 1539, et qu’on croit l’ouvrage de don Diego Hurtado de Mendoza, ministre et ambassadeur de Charles-Quint, mais qui a peut-être pour auteur le moine Fray Juan de Ortega, est le premier de tous les romans (pii composent ce que l’on nomme en Espagne la littérature picaresque. J ’en ai publié l’histoire et la traduction dans l’édition illustrée de Gil Blas, comme introduction naturelle au roman de Lesage. 3. L ’auteur de Guzman dAlfaraclie, Mateo Aleman, dit de son héros : « .... 11 écrit lui-même son his­ toire aux galères, où il est forçat à la rame, pour les crimes qu’il a commis.... » 4. Amadis de Gaule, ayant vaincu le géant Madraque, lui accorde la vie, à condition qu’il se fera chrétien, lui et tous ses vassaux, qu’il fondera des églises et des monastères, et qu’enfin il mettra en liberté tous les prisonniers qu’il gardait dans ses cachots, lesquels étaient plus de cent, dont trente chevaliers et quarante duègnes ou damoiselles. Amadis leur dit, quand ils vinrent lui baiser les mains en signe de reconnaissance : « Allez trouver la reine Brisena, dites-lui comment vous envoie devant elle son chevalier de File-Ferme, et haisez-lui la main pour moi. » (Amadis de Gaule, livre 111, chap. l x v . ) CHAPITRE XXIII. 1. On appelle en Espagne sierra (scie) une cordillère, une chaîne de montagnes. La Sierra-Morena mon­ tagnes brunes), qui s’étend presque depuis l’embouchure de l’Ebre jusqu’au cap Saint-\ incent, en Portugal, sépare la Manche de l’Andalousie. Les Romains l’appelaient Mous Marianus. 2. La Sainte-Hermandad faisait tuer à coups de ilèches les criminels qu elle condamnait, et laissait leurs cadavres exposés sur le gibet. 3. H paraît que Cervantès ajouta après coup, dans ce chapitre, et lorsqu il avait écrit déjà les deux sui­ vants, le vol de l’âne de Sancho par Ginès de Passamont. Dans h| première édition du Don Quichotte, il conti­ nuait, après le récit du vol, à parler de l’âne comme s’il n’avait pas eess*é d être en la possession de Sancho, i — 72 370 DON QUICHOTTE. et il disait ici : « Saneho s’en allait derrière son maître, assis sur son Ane à la manière des femmes__ » Dans la seconde édition, il corrigea cette inadvertance, mais incomplètement, et la laissa subsister en plusieurs en­ droits. Les Espagnols ont religieusement conservé son texte, et jusqu’aux disparates que forme cette correc­ tion partielle. J ’ai cru devoir les faire disparaître, en gardant toutefois une seule mention de l’Ane, au cha­ pitre xxv. L ’on verra, dans la seconde partie du Don Quichotte, que Cervantès se moque lui-même fort gaiement de son étourderie, et des contradictions qu’elle amène dans le récit. 4. Témoin celle d 'Amadis de Gaule : Leonoreta sin roseta Blanca sobre toda flor, Sin roseta no me meta En tal culpa vuestro amor, etc. (Livre II, chap. liv.1 5. Carta signifie également lettre et charte ; de là la question de Saneho. 6. Colelo de arnbar. Ce pourpoint parfumé se nommait en France, au seizième siècle, collet de senteur, ou collet de fleurs. (Yoy. Montaigne, livre I, chap. xxu, et les notes.) CHAPITRE XXIV. 1. Personnages de la Chronique de don Florisel de Niquea, par Féliciano de Silva. 2. Chirurgien d ’Amadis de Gaule. CHAPITRE XXV. 1. Voyez la note 3 du chap. xxin. 2. Amadis de Gaule, chap. xxi, xl et suivants. 3. On peut voir, dans XAmadis de Gaule (chap. l x x i i i ) , la description d ’un andriaque né des amours in­ cestueux du géant Bandaguido et de sa lille. 4. Orlando furioso, chants XXIII et suivants. 5. Imitation burlesque de l'invocation d ’Albanio dans la seconde églogue de Garcilaso de la Vega. 6. Orlando furioso, chant IV, etc. 7. In inferno nulla est redemplio. 8. Les poêles, cependant, n’ont pas toujours célébré d’imaginaires beautés, et, sans recourir à la Béatrix du Dante ou à la Laure de Pétrarque, on peut citer, en Espagne, la Diane de Montemayor et la Galathée de Cervantès lui-même. 9. Il est sans doute inutile de faire observer que, pour augmenter le burlesque de cette lettre de change, don Quichotte y emploie la forme commerciale. 10. Expression espagnole pour dire : Elle me porterait respect. I I. C’est Thésée que voulait dire don Quichotte. CHAPITRE XXVI. 1. C’était Ferragus, qui portait sept lames de fer sur le nombril. (Orlando furioso, canto XII.) 2. Orlando furioso, canto XXlll. 3. Phaéton. . . . . Currus auriga paterni, Quem si non tenuit, magnis tamen excidit ausis. (Ovid., Met., lib. II.) 4. Ces strophes sont remarquables, dans l’original, par une coupe étrange et par la bizarrerie des expres­ sions qu’il fallait employer pour trouver des rimes au nom de don Quichotte : singularités entièrement per­ dues dans la traduction. 5. A la manière de l’archevêque Turpin, dans le Mordante maggiore de Luigi Pulci. CHAPITRE XXVII. 1. Roi goth, détrôné en G80, et dont le nom est resté populaire en Espagne. NOTES DU PREMIER VOLUME. 571 2. Comme le plus grand charme des trois strophes qui suivent est dans la coupe des vers et dans l’ingé­ nieux arrangement des mots, je vais, pour les faire comprendre, transcrire une de ces strophes en original : £ Quicn menoscaha mis bienes? Dcsdenes. ̂ Y quicn aumenta mis duelos? Los zelos. £ Y quien prueba mi paciencia? Ausencia. De cse modo en mi dolencia Ningun remedio se alcanza, Pues me matan la esperanza Dcsdenes, zelos y ausencia. 3. Malgré mon respect pour le texte de Cervantes, j’ai cru devoir supprimer ici une longue et inutile série d’imprécations, où Cardénio donne à Fernand les noms de Marins, de Svlla, de Catilina, de Julien, de Judas, etc., en les accompagnant de leurs épithètes classiques. Celle érudition de collège aurait fait tache dans un récit habituellement simple et toujours touchant. 4. Parabole du prophète Nathan, pour reprocher à David l’enlèvement de la femme d’Lrie. Rois, livre 11, chap. x i i . ) 5. Pellicer croit voir ici une allusion à cette sentence de Virgile : Una salus victis, nullam sperare salutem. LIVRE QUATRIÈME. CHAPITRE XXVIII. 1. Malgré cet éloge des épisodes introduits dans la première partie du Don Quichotte, Cervantès en fait lui-même la critique, par la bouche du bachelier Samson Carrasco, dans la seconde partie, beaucoup plus sobre d’incidents étrangers. 2. Espèce de casquette sans visière, dont se coiffent les paysans de la Manche et des Andalousies. 3. Cervantès voulait probablement désigner le duc d’Osuna, et peut-être y avait-il un fond véritable à l’histoire de Dorothée. 4. Pour Ganelon, voyez la note G du chap. t. Vellido est un chevalier castillan qui assassina le roi Sanche II au siège de Zamora, en 1073. CH A PITRE X X IX . 1. Zulema est le nom d’une montagne au sud-ouest d’Alcala de Hénarès, au sommet de laquelle on a trouvé quelques ruines qu’on croit être celles de l’ancien Complutum. Cervantès consacre ici un souvenir à sa ville natale. 2. En Espagne, on appelait ensalnw une manière miraculeuse de guérir les maladies, en récitant sur le malade certaines prières. Ce charme s’appelait ainsi {emalmo), parce que les paroles sacramentelles étaient ordinairement prises dans lus psaumes. CHAPITRE X X X I. 1. Allusion à l’un des tours de maquignonnage des Bohémiens, qui, pour donner du train au mulet le plus lourd ou à l’âne le plus paresseux, leur versaient un peu de vif-argent dans les oreilles. CHAPITRE X X X II. \ Ce roman fut composé par Bernardo de Vargas; il est intitulé : Les livres de don Cirongilio de T/irnee, fds du noble roi Éles/diron de Macédoine, tels que les écrivit N oc ar eus en grec, et Promusis en latin, Séville, 1545, in-folio, 572 DON QUICHOTTE. 2. Voyez les notes 5 et 6 du eliap. vi. 3. Gonzalo Fernandez de Cordova. Son histoire, sans nom d’auteur, fut imprimée à Saragosse en 1559. 4. En 1469. Il mourut à Bologne en 1533. 5. Voici comment la Chronique du Grand Capitaine raconte celte aventure : « Diego Garcia de Parédès prit une épée à deux mains sur l’épaule__ et se mit sur le pont du Garellano, que les Français avaient jeté peu auparavant, et, combattant contre eux, il commença à faire de telles preuves de sa personne, que jamais n’en firent de plus grandes en leur temps Hector, Jules César, Alexandre le Grand, ni d’autres anciens valeu­ reux capitaines, paraissant réellement un autre ïloratius Coclès-, par sa résolution et son intrépidité. » (Chap. cvr.) 6. A la fin de la Chronique du Grand Capitaine, se trouve un Abrégé de la rie et des actions de Diego Garcia de Parédès (Brève suma de la vida y lieclios de Diego Garcia de Paredes), écrit par lui-même, et qu’il signa de son nom. CHAPITRE XXXIIT. 1. Mulierem forteni quis inveniet? (Prov., cap. xxxi.) 2. Périclès. (Voy. Plutarque, de la Mauvaise Honte.) 3. Luigi Tansilo, de ISola, dans le royaume de Naples, écrivit le poëme des Larmes de saint Pierre (le La grime di San Pietro), pour réparer le scandale qu’avait causé son autre poëme licencieux intitulé : le Ven­ dangeur il Vendemmiatore) . Le premier fut traduit en espagnol, d ’abord partiellement, par le licencié Gre- gorio Hernandez de Velasco, célèbre traducteur de Virgile; puis, complètement, par Fray Damian Alvarez. Toutefois, la version de la stance citée est de Cervantes. 4. Allusion à l’allégorie que rapporte Arioste dans le XLII® chant de son Orlando furioso, où Cervantes a pris l'idée de la présente nouvelle. Arioste avait emprunté lui-même l’histoire du vase d ’épreuve au livre pre­ mier de Tristan de Léonais. 5. Guzman d’Alfarache réduit tout ce raisonnement à peu de paroles : « Ma femme seule pourra m’ôter l’honneur, suivant l’opinion d ’Espagne, en se l’ôtant à elle-même : car, puisqu’elle ne fait qu’une chose avec moi, mon honneur et le sien font un et non deux, comme nous ne faisons qu’une même chair. » (Livre II, chap. u.) CHAPITRE XXXIV. 1. Ce billet est littéralement conservé dans la comédie composée par don Guillen de Castro, sur le même sujet et sous le même titre que cette nouvelle. 2. Cervantès a répété ce sonnet dans sa comédie intitulée la Casa de loz zelos (la Maison de jalousie), au commencement de la seconde jornada; ou plutôt c’est de cette comédie qu’il l’a pris pour l’introduire dans sa nouvelle. 3. Voici, d’après un vers de Luis Barahona, dans son poëme des Larmes d'Angélique (Lagrimas de Ange- lica, canto IV \ ce que signifient ces quatre S. S . S . S . : qu’on peut traduire ainsi : S abio , S olo , S o licito y S ecreto , S p i r i t u e l , S e u l , S o ig n eu x e t S û r . 4. Je laisse cette faute d ’orthographe, qui se trouve aussi dans l’original (onesto pour honesto); une camé­ riste n’y regarde pas de si près. C H A P IT R E X X X V . 1. Cervantes commet un anachronisme. Le Grand Capitaine, après avoir quitté l’Italie en 1507, mourut à Grenade en 1515. Lautrec ne parut à la tête de l’armée française qu’en 1527, lorsque le prince d’Orangc commandait celle de Charles-Quint. C H A P IT R E X X X V I. 1. On portait alors, surtout en voyage, des masques ’antifaces) faits d ’étoile légère, et le plus souvent le taffetas noir. 1. Lella, ou plutôt Étella, veut dire en C H A P IT R E X X X V JI. arabe, d ’après l’Académie espagnole, l’adorable, la divine, la bien- heureuse par excellence. Ce nom ne se donne qu’à Marie, mère de Jésus. Zoraïda est un diminutif de zoralh, fleur. 2. Macange est un mot turc corrompu ange mac), qui veut dire nullement, en aucune façon. 3. Ainsi, au dire de don Quichotte, Cicéron, avec son adage cedant arma togæ, ne savait ce qu’il disait. 4. Le mot lelras, transporté de l’espagnol au français, produit une équivoque inévitable. Dans la pensée de Cervantes, les lettres divines sont la théologie, et les lettres humaines, la jurisprudence, ce que l’on apprend dans les universités. Le mot letrado, qu’il met toujours en opposition du mot guerrero, signifie, non point un homme de lettres, dans le sens actuel de cette expression, mais un homme de rohe. En un mot, c’est la magistrature et ses dépendances qu’il oppose’ à l’armée. 5. Don Quichotte, qui emprunte des textes à saint Luc, à saint Jean, à saint Matthieu, oublie ces paroles de VEcolesiaste (chap. ix).... Et dicebani ego meliorem esse sapienliam fortitiuline.... iMelior est sapientia quant arma bellica. G. Estudiante. C’est le nom qu’on donne indistinctement aux élèves des universités qui se destinent à l’Eglise, à la magistrature, au barreau, et à toutes les professions lettrées. 7. Aller ii la soupe (andar à la sopa), se dit des mendiants qui allaient recevoir à heure fixe, aux portes des couvents dotés, du bouillon et des bribes de pain. La condition des étudiants a peu changé en Espagne depuis Cervantes. On en voit un grand nombre, encore aujourd’hui, faire mieux que d'aller à la soupe : à la faveur du chapeau à cornes et du long manteau noir, ils mendient dans les maisons, dans les cafés et dans les rues. CHAPITRE XXXVIII. 1. Don Quichotte n’est pas le premier qui ait traité cette matière. L ’Italien Francesco Bocchi avait publié à Florence, en 1580, un discours Sopra la lite delle armi e dcl/e lettere; et, précédemment, en 1549, l'Es­ pagnol Juan Angel Gonzalez avait publié à Valence un livre latin sous ce titre : Pro équité contra litteras de- c/arnatio. A lia vice versa pro lit ter is contra equitem. 2. On sait ce que veut dire avoir la manche large. 3. Cervantes répète ici les imprécations de l’Arioste, dans le onzième chant de XOrlando furioso ; Corne trovasti, o scelerata e brut ta Invenzion, mai loco in uman core ! Per te la militai' gloria è distrutta; Per te il mestier delf armi è senza honore; Per le è il valore e la virtù ridutta, Che spesso par del buono il rio migliore— Che ben fu il più crudele, e il piu di quanti Mai furo al mondo ingegni empi e maligni Chi immagino si abbominosi ordigni. E credero che Dio, perche vendetta Ne sia in eterno, nel profondo chiuda Del cieco abisso quella maladetta Anima appresso al maladetto Giuda.... NOTES DU PREMIER VOLUME. 573 CHAPITRE X X X IX . 1. Lope de Vega cite ainsi ce vieil adage, dans une de ses comédies Dorotea, jorn. I, escena eu : Trois choses font prospérer l'homme : science, mer et maison du roi. 2. Ce Diégo de Urbina était capitaine de la compagnie où C.ervantès combattit a la bataille de Lépante. 3. Cervantès parle de cette bataille en témoin oculaire, et fou conçoit qu d prenne plaisir a rapporter quelques détails de ses campagnes. 4. Il s’appelait Aluch-Ali, dont les chrétiens ont fait par corruption Uchali, « Aluch, dit le 1 . Ilaedo, si­ gnifie en turc, nouveau musulman, nouveau converti ou renégat; ainsi ce n’est pas un nom mais un sur­ nom. Le nom est Ali, et les deux ensemble veulent dire le renégat Ali.» (.Epitorne de los rejres de Argel.) 5 Uchali, dit Arrovo, attaqua celte capitane avec sept galères, et les nôtres ne purent la secourir, parce qu’elle s’était trop avancée au delà de la ligne de combat. Des trois chevaliers blessés , l'un était F. Piétro G iu s t in ian o , prieur de Messine et général de Malte; un autre, Espagnol, et un autre, Sicilien. On les trouva encore vivan ts , en terrés parmi la foule des morts. » (Relation de la sauta Liga, fol. 07, etc. G. Capitan-Pacha. 7. Cervantes lit également celle campagne et celle de l’année 1573. 8. On appelait ainsi les marins de l’Archipel grec. 9. « Don Jnan d'Autriche, dit Arroyo, marcha toute la nuit du 16 septembre 1572, pour tomber au point du jour sur le port de Navarin, où se trouvait toute la flotte turque, ainsi que Peu avaient informé les capitaines Cuis de Acosta et Pero Pardo de Villamarin. Mais le chef de la chiourme, ajoute Aguilera, et les pilotes se trompèrent dans le calcul de l’horloge de sable, et donnèrent au matin contre une île appelée Prodano, à trois lieues environ de Navarin. De sorte qu’l chali eut le temps de faire sortir sa flotte du port, et de la mettre sous le canon de la forteresse de Modon. » 10. Au retour de leur captivité, Cervantès et son frère Rodrigo servirent sous les ordres du marquis de Santa-Cruz, à la prise de l'île de Terceira sur les Portugais. 11. Marco-Antonio Arroyo dit que ee capitan, appelé Iïamet-Bev, petit-fils et non fils de Barberousse, « fut tué par un de ses esclaves chrétiens, et que les autres le mirent en pièces à coups de dents. » Geronimo Torrès de Aguilera, qui se trouva, comme Cervantès et. comme Arroyo, à la bataille de Lépante, dit (pie « la galère d ’Hamet-Bev fut conduite à Naples, et qu’en mémoire de cet événement , on la nomma la Prise. » Crânien de varias sucesos. Le P. Haedo ajoute que ee More impitoyable fouettait les chrétiens de sa chiourme avec un bras qu’il avait coupé à l’un d ’eux. Historia de Argel, fol. 123.) 12. Muley-Hamida et Muley-IIamet étaient fils de Mulev-Ilassan, roi de Tunis. Hamida dépouilla son père du trône, et le lit aveugler en lui brûlant les yeux avec un bassin de cuivre ardent. Hamet, fuyant la cruauté de son frère, se réfugia à Païenne, en Sicile. Uchali et les Turcs chassèrent de Tunis Hamida, qui se fortifia dans la Goulette. Don Juan d ’Autriche, à son tour, chassa les Turcs de Tunis, rappela Hamet de Païenne, le fil gouverneur de ce royaume, et remit le cruel Hamida entre les mains de don Carlos de Aragon, duc de Sesa, a ice-roi de Sicile. Hamida fut conduit à Naples, où l’un de ses fils se convertit au christianisme. H eut pour parrain don Juan d ’Autriche lui-même, et pour marraine doua Violante de Moscoso, qui lui donnèrent le nom de don Carlos d’Autriche. Hamida en mourut de chagrin. Torrès de Aguilera, p. 105 v sig. Bibliot. real., eod. 45, f. 531 y 558. 13. Don Juan d ’Autriche lit élever ce fort, capable de contenir huit mille soldats, hors des murs de la ville, et près de file de l’Estagno, dont il dominait le canal. Il en donna le commandement à Gabrio Cer- vellon, célèbre ingénieur, qui l’avait construit. Ce fort fut élc é contre les ordres formels de Philippe II, qui avait ordonné la démolition de Tunis. Mais don Juan d’Autriche, abusé par les flatteries de ses secré­ taires, Juan de Soto et Juan de Escovedo, eut l’idée de se faire couronner roi de Tunis, et s’obstina à conser- ver cette ville. Ce fut sans doute une des causes de la mort d ’Escovedo, qu’Antonio Perez, le ministre de Philippe II, fit périr par ordre supérieur, comme il le confessa depuis dans la torture, et sans doute aussi de la disgrâce d ’Antonio Perez, que ses ennemis accablèrent à la fin. Torrès de Aguilera, f. 107 ; don Lorenzo / an-der-llemmen, dans son livre intitulé Don Felipe el Prudente, f. 98 et 152. ' 14. Cette petite île de l’Estagno formait, d’après Ferreras, l’ancien port de Carthage. L ’ingénieur Cervel- lon v trouva une tour antique, dont il fit une forteresse, en y ajoutant des courtines et des boulevards. ( Agui­ lera, f. 122.) 15. Gabrio Cervellon fut général de l’artillerie et de la flotte de Philippe H, grand prince de Hongrie, etc. Lorsqu’il fut pris à la Goulette, Sinan-Pacha le traita ignominieusement, lui donna un soufflet, et, malgré ses cheveux blancs, le fit marcher’ à pied devant son cheval jusqu’au rivage de la mer. Cer\rellon recouvra la liberté dans l’échange qui eut lieu entre les prisonniers chrétiens de la Goulette et de Tunis et les prisonniers musulmans de Lépante. Il mourut à Milan, en 1580. IG. C’est le nom qu’on donnait alors aux Albanais. C H A P IT R E X L . 1. Le petit moine. — Le véritable nom de cet ingénieur, qui servit Charles-Quint et Philippe II, était Giaeomo Pal azzo. Outre les constructions militaires dont parle ici Cervantès, il répara, en 1573, les murailles de Gibraltar, et éleva des ouvrages de défense au pont de Zuaro, en avant de Cadix. Ce fut son frère, Gior­ gio Paleazzo, (pii traça le plan des fortifications de Mayorque, en 1583, et dirigea les travaux de la citadelle de Pampelune, en 1592. 2. IvC P. Haedo donne la même étymologie à son nom. 3. Dans sa Topogr a fia de Argel chap. xxi , le P. Haedo lui donne le titre de Capitan des corsaires. «C ’est, dit-il, une charge que confère le Grand Turc. Il y a un capitan des corsaires à Alger, un autre à Tripoli, et un troisième à Tunis.» Cet Uchali Fartax était natif de Lieastelli, en Calabre. Devenu musulman, il se trouva, en I5G0, à la déroute de Gelvès, où plus de 10 000 Espagnols restèrent prisonniers. Plus tard, étant roi ou dev d’Alger, il porta secours aux Morisques de Grenade, révoltés contre Philippe 11. Nommé général de la 574 DON QUICHOTTE. notes du premier volume. o 7 o llollc Iurqufj, en 1571, apres la bataille de Tapante, il se trouva l’année suivante à Navarin, et mourut em­ poisonné en I580. A. Les Espagnols le nomment Azanaga. 5. Pagne bano signifie, d après la racine arabe dont les Espagnols ont fait albahil maçon , un édifice en plâtre. — La vie que menaient les captifs dans ces bagnes n’était pas aussi pénible qu’on le croit com­ munément. Ils avaient des oratoires où leurs prêtres disaient la messe; on v célébrait les offices divins avec pompe et en musique; on y baptisait les enfants, et tous les sacrements y étaient administrés; on y prêchait, on y faisait des processions, on y instituait des confréries, on y représentait des autos sacratnen taies, la nuit de Noël et les jours de la Passion ; enfin, comme le remarque Clémencin, les prisonniers musulmans n’avaient certes pas autant de liberté en Espagne, ni dans le reste de la chrétienté. (Gomez de Losada, Escue/a de tra- bajos y cautiverio de Argel, lib. II, cap. x l v i y sig. 6. ( .e mai lie du capfil était Aenitien, et s appelait Andreta. Il lut pris étant clerc du greffier d’un navire d< Raguse. S étant fait Tuic, d prit le nom d Hassan-Vga, devint élanur, ou trésorier d’Lchah, lui succéda dans le gouvernement d Alger, puis dans 1 emploi de général de la mer, et mourut, comme lui, empoisonné par un rival qui le remplaça. (.Haedo, llistoria de Argel, fol. 89. 7. (.e tel de Saavedra est Cervantes lui-même. Voici comment le P. Haedo s’exprime sur son compte : « Des choses qui se passèrent dans ce souterrain pendant l’espace de sept mois que ces chrétiens y demeurè­ rent, ainsi que de la captivité et des exploits de Miguel de Cervantes, on pourrait écrire une histoire particu­ lière. » (Topografia, fol. 184. Quant au captif qui raconte ici sa propre histoire, c’est le capitaine Ruy Perez de Viedma, esclave, comme Cervantes, d’Hassan-Aga, et l’un de ses compagnons de captivité. 8. Zalemas. 9. Le P. Haedo, dans sa Topografia et dans son Epitome de lus reyes de rirgel, cite souvent cet Agi-Mc- ralo, renégat slave, comme un des plus riches habitants d’Alger. 10. Il se nommait Morato Raez Maltrapillo. Ce fut ce renégat, ami de Cervantès, qui le sauva du châti­ ment et peut-être de la mort, quand il tenta de s’enfuir, en 1579. Haedo cite à plusieurs reprises ce Mal­ trapillo. I 1. Cette esclave s’appelait Juana de Renteria. Cervantès parle d’elle dans sa comédie los Banos de Argef, dont le sujet est aussi l'histoire de Zoraïde. Le captif don Lope demande au renégat Hassem : « Y a-t-il par hasard, dans cette maison, quelque renégate ou esclave chrétienne?» Hassem. « Il y en avait une, les an­ nées passées, qui s’appelait Juana, et dont le nom de famille était, à ce que je crois bien, de Renteria. » L>j>e. « Qu’est-elle devenue?» Hassem. «Elle est morte. C’est elle qui a élevé cette Moresque dont je vous parlais. C’était une rare matrone, archive de foi chrétienne, etc. » Jornada l. 12. Prière, oraison. 13. Cervantès dit, dans sa comédie de los Banos de Argel jornada III , que cette fille unique d’Agi-Morato épousa Muley-Maluch, qui fut fait roi de Fez en 1576. C’est ce que confirment le P. Ilaedo, dans son Epitome, et Antonio de Herrera, d;0is son llistoria de Portugal. 14. Bab-Azoun veut dire porte des troupeaux de brebis. Le P. Haedo, dans sa Topografia, dit au cha­ pitre vi : « En descendant quatre cents pas plus bas, est une autre porte principale, appelée Bab-Azoun, qui regarde entre le midi et le levant. C’est par là que sortent tous les gens qui vont aux champs, aux villages et aux douars (ousait la paysanne Dorothée, et la grande dame Luscinde épousait Cardénio, devenu grand seigneur. CH A PITR E X LV JI. 1. Voir la note mise au titre du chapitre précédent. 2. Elle est, en effet, de Cervantès, et parut, pour la première fois, dans le recueil de ses Nouvelles exem­ plaires, en 16 13. On la trouvera parmi les Nouvelles de Cervantès dont j ’ai publié la traduction. 3. Gaspar Cardillo de Villalpando, qui se distingua au concile de Trente, est Fauteur d’un livre de sco­ lastique, fort estimé dans son temps, qui a pour titre : Sumas de las stimulas. Aleala, 1557. 4. Pline, Apulée, toute l’antiquité, ont placé les gymnosophistes dans l’Inde. Mais don Quichotte pouvait se permettre quelque étourderie. • 5. Voir la note 5 du chap. i. 6. On sait que ce fameux voyageur vénitien, de retour en Italie, et prisonnier des Génois en 1298, fit écrire la relation de ses voyages par Eustache de Pise, son compagnon de captivité. Cette relation fut traduite en espagnol par le maestre Rodrigo de Santaella. Séville, 1518. 7. Comme le Tasse, dans la description des enchantements d’Ismène et d’Armide. 8. Cervantès donnait son opinion sur ce dernier point bien avant la querelle que fit naitre Télémaque. CH A PITR E X L V III. 1. Ces trois pièces sont de Lupercio Leonardo de Argensola, qui a mieux réussi, comme son frère Bar- tolomé, dans la poésie lyrique que sur le théâtre. I F Isabella et Y Alexandra ont été publiées dans le sixième volume du Parnaso espanol de don Juan Lopez Sedano. La F dis est perdue. 2. L'Ingratitude vengée ta Ingratitud vengada) est de Lope de Vega ; la Nurnancia, de Cervantès lui- même ; le Marchand amoureux et Mercailor amante , de Gaspard de Aguilar, et F Ennemie favorable (la Eue- /niga favorable), du chanoine Francisco Tarraga. 3. Enfant au premier acte et barbon au dernier, (Bo ile a u .) 1 — 73 comme cela se voit dans plusieurs pièces de Lope de Vega, Urson y Valentin, /os Porceles (le Murcia, cl /a imer liey de Castilla, etc. 4. Peu s’en faut qu’il n’en soit ainsi dans plusieurs comédies du même Pope de Vega, el nuevo manda descubierto par (rislovai Colon, el rey Bamba, las ( tien tas de! grand ( apitan, la DonceUa Teodor, etc. 0. Pope de Vega lit mieux encore dans la comédie la Limpieza no manchada la Pureté sans taché). On \ \oil le roi David, le saint homme Job, le prophète Jérémie, saint Jean-Baptiste, sainte Brigitte, et l’univer­ sité de Salamanque. 6. Ou Autos sacrarnenta/es. T .ope de Vega en a fait environ quatre cents : San Francisco, san Nicolas, san A gus tin y san Roque, san Antonio, etc. T. Je ne sais trop sur quoi Cervantès fonde son éloge des théâtres étrangers. A son époque, les Italiens n avaient guere que la Mandragore et les pièces du Trissin; la scène française était encore dans les langes, Corneille n avait point paru; la scène allemande était à naître, et Shakspeare, le seul grand auteur dramatique de 1 époque, ne se piquait assurément guère de cette régularité classique qui permettait aux étrangers d ’appe­ ler barbares les admirateurs de Pope de Vega. 8. Cet heureux et fécond génie est Lope de Vega, contre lequel Cervantès a principalement dirigé sa cri­ tique du théâtre espagnol. A l’époque où parut la première partie du Don Quichotte, Lope de Vega n’avait as encore composé le quart des dix-huit cents comédies de capa y espada qu’a écrites sa plume infatigable. Il faut observer aussi qu’à la même époque le théâtre espagnol ne comptait encore qu’un seul grand écri­ vain. C’est depuis qu’ont paru (laideron, Moreto, Alarcon, Tirso de Molina, Rojas, Solis, etc., lesquels ont laissé bien loin derrière eux les contemporains de Cervantès. C H A P IT R E X L IX . 1. Premier comte de Castille, dans le dixième siècle. 2. Le Cid n’était pas de Valence, mais des environs de Burgos, en Castille. Cervantes le nomme ainsi parce qu'il prit Valence sur les Almoravides, en 1094. 3. Guerrier qui se distingua à la prise de Séville par saint Ferdinand, en 1248. 4. Ce n’est point du poëte que Cervantès veut parler, quoiqu’il fût également de Tolède, et qu’il eût passé sa vie dans les camps : c’est d ’un autre Garcilaso de la Vega, qui se rendit célèbre au siège de Grenade par les rois catholiques, en 1491. On appela celui-ci Garcilaso de Y Ace Maria, parce qu’il tua en combat singulier un chevalier more qui portait, par moquerie, le nom de Y Ace Maria sur la queue de son cheval. 5. Autre célèbre guerrier de la même époque. G. L ’histoire de Floripe et de sa tour flottante, où l’on donna asile à Guy de Bourgogne et aux autres pairs, est rapportée dans les Chroniques des douze pairs de France. 7. Le pont de Mantible, sur la rivière Flagor (sans doute le Tage), était formé de trente arches de marbre blanc, et défendu par deux tours carrées. Le géant Galafre, aidé de cent Turcs, exigeait des chrétiens, pour droit de passage, et sous peine de laisser leurs tètes aux créneaux du pont, trente couples de chiens de chasse, cent jeunes cierges, cent faucons dressés, et cent chevaux enharnachés ayant, à chaque pied un marc d'or fin. Fiérabras vainquit le géant. Histoire de Charlemagne, ehap. xxx et suiv.) 8. Comme les Juifs le Messie, ou les Portugais le roi don Sébastien. 9. L ’histoire de ce cavalier fut écrite d ’abord en italien, dans le cours du treizième siècle, par le maestro Andréa, de Florence; elle fut traduite en espagnol par Alonzo Fernandez Aleman, Séx ille, 1548. 10. Le Saint-Glial, ou Sainl-Graal, est le plat où Joseph d’Arimathie reçut le sang de Jésus-Christ, quand il le descendit de la croix pour lui donner la sépulture. La conquête du Saint-Grial par le roi Artus et les chevaliers de la Table-Ronde est le sujet d ’un livre de chevalerie, écrit en latin, dans le douzième siècle, et traduit depuis en espagnol, Sév ille, 1500. 11. Les histoires si connues de Tristan de Léonais et de Lancelot du Lac furent également écrites en latin, avant d ’être traduites en français par ordre du Normand Henri 11, roi d ’Angleterre, vers la lin du dou­ zième siècle. Ce fut peu de temps après que le poète Chrétien de Troyes lit une imitation en vers de ces deux romans. 12. Écrite à la fin du douzième siècle par le troubadour provençal Bernard Treviez, et traduite en espa­ gnol par Felipe Camus, Tolède, 1526. 13. Cette trompe fameuse s’entendait, au rapport de Dante et de Boyardo, a deux lieues de distance. 14. Pierre de Beaufremont, seigneur de Chabot-Charnv. 15. Ou plutôt Ravestein. IG. Juan de Merlo, Pedro Barba, GutieiTe Ouixada, Fernando de QüeVara, et plusieurs autres chevaliers 378 DON Q U IC H O TTE. 579 • le la cour du roi de Castille Jean II, quittèrent en edet l’Espagne, en 1434, 35 et 36, pour aller dans les cours étrangères rompre des lances en l honneur des dames. On peut consulter sur ccs pèlerinages chevaleres­ ques la Cronica del rey don Juan et II0, cap. cclv à cclxvu. 17. Suero de Quiuones, chevalier léonais, lils du grand bailli nierino-major des Asturies, célébra, en I i3-i , sm le pont de I Orbigo, a trois lieues d’Astorga, des joutes fameuses qui durèrent trente jours. Accom­ pagne de neul autres manlenedores, ou champions, il soutint la lice contre soixante-huit conrptistadores, ou aventuriers, venus pour leur disputer le prix du tournoi. La relation de ces joutes forme la matière d’un li\ie de chevalerie, écrit par l'ray Juan de Pineda, sous le titre de Paso honroso, et publié à Salamanque, en 1588. 18. Cronica del rey don Juan el JT , cap. cm. 10. La llis/oria ( aroli Mugm, attribuée a l'archevêque Turpin, et dont on ignore le véritable auteur, fut traduite en espagnol et considérablement augmentée par Nicolas de Piamonte, qui lit imprimer la sienne a Séville, en 1528. 20. Malgré 1 affirmation du chanoine, rien n est moins sur que l’existence de Bernard del Carpio; elle est niée, entre autres, par l’exact historien Juan de Ferreras. CHAPITRE L. 1. L’altercation a commencé dans le chapitre précédent, de même (pie l’entretien entre don Quichotte et Sanclio, qui lui sert de titre, avait commencé dans le chapitre antérieur. Faut-il attribuer ces transpositions à la négligence du premier éditeur, ou bien à un caprice bizarre de Cervanlès? A voir la même (laite tant de fois répétée, je serais volontiers de ce dernier avis. 2. Virgile avait dit des Champs-Elysées : Largior hic campos ætlier et lumine vestit Purpureo. (Æn., lib. VI.) CH A PITR E E l. 1. Allusion au poëme de Giacobo Sannazaro, qui vivait à Naples vers 1500. L ' Arcailia fut célèbre en Espagne, où l’on en fit plusieurs traductions. 2. On ne s’attendait guère à trouver dans le conte du chevrier une imitation de Virgile :o O Formosam resonare doces Amaryllida silvas. 3. Autre imitation de Virgile, qui termine ainsi sa première églogue : Sunt nobis milia poina, Castaneæ molles, et pressi copia lactis. CH A PITR E L II. 1. Voilà un passage tout à fait indigne de Cervantes, qui se montre toujours si doux et si humain; il \ fait jouer au curé et au chanoine un rôle malséant à leur caractère, et il tombe justement dans le défaut qu’il a reproché depuis à son plagiaire Fernandez de Avellaneda. Il n’y a point de semblable tache dans la seconde partie du Don Quichotte. 2. Les processions de pénitents (disciplinantes , qui donnaient lieu à toutes sortes d’excès, furent défen­ dues, en Espagne, à la lin du règne de Charles I11. 3. Dans le reste de l’Espagne, les femmes mariées conservaient et conservent encore leurs noms de lilies. Cervantes, dans le cours du Don Quichotte, donne plusieurs noms a la femme de Sanclio. il l’appelle, au commencement de la première partie, Mari-Gutierrez; à présent, Juana Panza; dans la seconde partie, il l’appellera Teresa Cascajo; puis une autre fois, Mari-Gutierrez, puis Teresa Panza. C est, en définitive, ee der­ nier nom qu’il lui donne. 4. Il v avait alors à Saragosse une confrérie, sous b* patronage de saint Georges, (pii célébrait, trois fois par an, des joutes qu’on appelait pistas del ai nés. (Ger. de Lrrea, IJialogo de la cerda lera honra militari) 5. Garcia Ordonez de Montalvo, l’auteur de Las sergas de Esp/andian, dit, en parlant de son livre : « Par grand bonheur il se retrouva dans une tombe de pierre, tpi on trouva sur la terre dans un ermitage NOTES DU PREMIER VOLUME. 580 DON QUICHOTTE. près de Constantinople, et fut porté en Espagne par un marchand hongrois, dans une écriture et un parche­ min si vieux, que ce fut à grand'peine que purent le lire ceux qui entendaient la langue grecque. » La Chro­ nique d ’Amadis de Grèce fut également trouvée « dans une caverne qu’on appelle les palais d'Hercule, enfer­ mée dans une caisse d ’un bois qui ne se corrompt point, parce que, quand l’Espagne fut prise par les Mores, on l'avait cachée en cet endroit. » 6. Cervantés ne pensait point alors à publier une seconde partie du Don Quichotte. 7. Je demande pardon pour la traduction des soqnets et des épitaphes qui suivent. Que pouvait-on faire d'une poésie ridicule à dessein? 8. Au temps de Cer vantés, on commençait à peine à instituer des académies dans les plus grandes villes de l'Espagne, Madrid, Séville, Valence. En placer une à Argamasilla, c’était une autre moquerie contre ce pauvre village dont il ne coulait pas se rappeler le nom. Cervantès donne aux académiciens d ’Argamasilla des surnoms ou sobriquets, comme c’était l’usage dans les académies italiennes. 0. Issu du Congo. 10. Alot formé de pan y agua, pain et eau; c’est de ee nom qu’on appel le les commensaux, les parasites, les gens auxquels on fait l’aumône de la nourriture. I I. Le capricieux. 12. J x moqueur. 13. Nom de guerre d'un fameux renégat, corsaire d’Alger, et l’un des officiers de Barberousse, qui, sous le règne de Charles-Quint, fit plusieurs descentes sur les côtes de Valence. 14. Orlando furioso, canto XXX. — Cervantès répète et traduit ce vers à la fin du premier chapitre de la seconde partie : A* como del Catay recibio el cetro, Quiza otro cantarâ con mejor ploctro. FIN DES NOTES DU PREMIER VOLUME. TABLE DES CHAPITRES DU PREMIER VOLUME. PREMIÈRE PARTIE. P ay e». N o t i c e s u r l a v i e e t l e s o u v r a g e s d e C e r v a n t e s .................................................................................................................................................. I P r o l o g u e ................................ .............................................................................................................................................................................................................................. 3 LIVRE PREMIER. i. il m. IV. V. VI. VII. vin IX. x. xi. XII. XIII. XIV. Qui traite de la qualité et des occupations du fameux hidalgo don Quichotte de la Manche . . . 9 Qui traite de la première sortie que fit de son pays l’ingénieux don Quichotte.............................. 16 Où l’on raconte de quelle gracieuse manière don Quichotte se fit armer chevalier........................ 24 De ce qui arriva à notre chevalier quand il quitta l'hôtellerie........................................................... 32 Où se continue le récit de la disgrâce de notre chevalier.................................................................. 42 De la grande et gracieuse enquête que firent le curé et le barbier dans la bibliothèque de notre ingénieux hidalgo.................................................................................................................................... 50 De la seconde sortie de notre bon chevalier don Quichotte de la Manche...................................... 57 Du beau succès qu’eut le valeureux don Quichotte dans l’épouvantable et inimaginable aventure des moulins à vent, avec d’autres événements dignes d’heureuse souvenance............................ 66 LIVRE DEUXIÈME. Où se conclut et termine l’épouvantable bataille que se livrèrent le gaillard Biscaven et le vaillant Mancbois................................................................................................................................................. Du gracieux entretien qu’eurent don Quichotte et Sancho Panza, son écuyer............................... De ce qui arriva à don Quichotte avec des ehevriers........................................................................ De ce que raconta un chevrier à ceux qui étaient avec don Quichotte............................................. Où se termine l’histoire de la bergère Marcelle, avec d’autres événements...................................... Où sont rapportés les vers désespérés du berger défunt, avec d’autres événements inespérés. . . 77 8 2 87 95 101 109 582 TA BLE DES CH A PTERES xv. XVI. XVII. XVIII. XIX. XX. XXI. XXII. XXIII. XXIV. XXV. XXVI. XX \ Il XXVIII. XXIX. XXX. XXXI. XXXII. XXXIII. XXXIV. XXXV. XXXVI. XXXVII. XXXVffl. XXXIX. XL. XLI. XLII. XLIII. LIVRE: TROISIEME. Tageii. Où l’on raconte la disgracieuse aventure que rencontra don Quichotte en rencontrant quel­ ques Yangois dénaturés ........................................................................................................................ I I T De ce qui arriva à l'ingénieux hidalgo dans l’hôtellerie qu'il prenait pour un château . . . . 130 Où se poursuit l'histoire des innombrables travaux qu’eut à supporter le brave don Quichotte avec son bon écuyer Saneho Panza, dans l'hôtellerie qu'il avait crue, pour son malheur, être un château...................................................................................................................................... 139 Où l'on raconte l’entretien qu’eurent Saneho Panza et son seigneur don Quichotte, avec d’autres aventure^ bien dignes d ’être rapportées............................................................................ 153 Des ingénieux propos que Saneho tint à son maître, et de l'aventure arrivée à celui-ci avec un corps mort, ainsi que d ’autres événements fameux................................................................. 164 De l'aventure inouïe que mit à lin le valeureux don Quichotte, avec moins de péril que n’en courut en nulle autre nul fameux chevalier.................................................................................... 171 Qui traite de la haute aventure et de la riche conquête de l’armet deM ambrin, ainsi que d'autres choses arrivées à notre invincible chevalier..................................................................... 186 De la liberté que rendit don Quichotte à quantité de malheureux que l’on conduisait, contre leur gré, où ils eussent été bien aises de ne pas aller....................................................... 196 De ce qui arriva au fameux don Quichotte dans la Sierra-Moréna, l'une des plus rares aven­ tures que rapporte cette véridique histoire....................................................................................... 212 Où se continue l’histoire de la Sierra-Moréna.................................................................................... 232 Qui traite des choses étranges qui arrivèrent, dans la Sierra-Moréna, au vaillant chevalier de la Manche, et de la pénitence qu'il fit à l imitation du Beau-Ténébreux................................. 240 Où se continuent les fines prouesses d ’amour que fit don Quichotte dans la Sierra-Moréna. . 258 Comment le curé et le barbier vinrent à bout de leur dessein, avec d ’autres choses dignes d'être rapportées dans cette grande histoire................................................................................... 265 LIVRE QUATRIÈME. Q)ui traite de la nouvelle et agréable aventure qu’eurent le curé et le barbier dans la Sierra- M oréna..................................................................................................................................................... 281 Qui traite du gracieux artifice qu’on employa pour tirer notre amoureux chevalier de la rude pénitence qu’il accom plissait............................................................................................................. 299 Qui traite de la finesse d ’esprit que montra la belle Dorothée, ainsi que d ’autres choses sin­ gulièrement divertissantes.......................................................... 317 De l’exquise conversation qu’eut don Quichotte avec Saneho Panza, son écuyer, ainsi que d’autres aventures................................................................................................................................... 326 Qui traite de ce qui arriva dans l'hôtellerie à toute la quadrille de don Q uichotte.................. 335 Où l’on raconte l’aventure du Curieux m alavisé .................................................. 345 Où se continue la nouvelle du Curieux malavisé. ............................................................................. 359 Qui traite de l'effroyable bataille que livra don Quichotte à des outres de vin rouge, et ou se termine la nouvelle du Curieux m alav isé ......................i ............................................................... 377 Qui traite d ’autres étranges aventures arrivées dans l'hôtellerie...................................................... 385 Où se poursuit I histoire de la fameuse infante Micomicona, avec d’autres gracieuses aventures. 395 Où se continue le curieux discours que fit don Quichotte sur les armes et les lettres....................404 Où le captif raconte sa vie et ses aventures........................................................................................ 408 Où se continue l'histoire du captif,......................................................................................................... 417 Où le captif continue son histoire......................................................................................................... 429 Qui traite de ee qui arriva encore dans l’hôtellerie, et de plusieurs autres choses dignes d ’être connues..................................................................................................................................................... 455 Où l’on raconte l'agréable histoire du garçon muletier, avec d ’autres étranges événements arri­ vés dans l’hôtellerie............................................................................................................................... 462 Pages. XLIV. Ou se poursuivent encore les événements inouïs de l’hôtellerie.................................................... 473 XLV. Où Y on achève d’éclaircir les doutes à propos du bat et de l’armet de Mambrin, avec d’au­ tres aventures arrivées en toute vérité.......................................................................................... 4«S I X L\ I. De la notable aventure des archers de la Sainte-] lermandad, et de la grande férocité de notre bon ami don Quichotte.................................................................................................................. 488 XL\ IL De l'étrange manière dont fut enchanté don Quichotte de la Manche, avec d’autres fameux événements....................................................................................................................................... 499 XL4 LU. Où le chanoine continue a discourir sur les livres de chevalerie, avec d’autres choses dignes de son e sp rit.................................................................................................................................... 508 XL1X. Qui traite du gracieux entretien qu’eut Sancho Panza avec son seigneur don Quichotte . . . 517 L. De la spirituelle altercation qu’eurent don Quichotte et le chanoine, ainsi que d’autres évé­ nements.............................................................................................................................................. 524 LI. Qui traite de ce que raconta le chevrier à tous ceux qui emmenaient don Quichotte . . . . . 53G LU. Du démêlé qu’eut don Quichotte avec le chevrier, et de la surprenante aventure des pénitents blancs, qu'il termina glorieusement à la sueur de son front..................................................... 545 N o tes d u p r e m i e r v o l u m e ................................................................................................................................................................................................................... 559 DÛ PREMIER VOLUME. 58:5 FIN DE LA T AELE DES CHAPITRES DU PREMIER VOLUME. TABLE DES GRANDES COMPOSITIONS DU PREMIER VOLUME. S on i m a g i n a t i o n s e r e m p l i t d e t o u t c e q u ’ i l AVAIT LU F r o n t i s p i c e . E n c h e m i n a n t a i n s i , n o t r e t o u t n e u f a v e n t u r i e r s e p a r l a i t a l u i - m ê m e ............................................................................ I l s e p r o m e n a i t d ’ u n p a s l e n t e t m e s u r é .................................................................................................................................................................. P a r l e s o l e i l q u i n o u s é c l a i r e , j e n e s a i s q u i m e r e t i e n t d e v o u s p a s s e r m a l a n c e a t r a v e r s l e c o r p s . . L e m u l e t i e r a v a i t p r i s g o û t a u j e u .................................................................................................................................................................................. O MA DAM E, OÙ E S - T U , QUE MON MAL TE TOUCHE SI P E U ? ............................................................................................................................ I l s ’a c h e m i n a d u c o t é d e s o n v i l l a g e ............................................................................................................................................................................. F i n a l e m e n t , i l l u i c o n t a t a n t d e c h o s e s , q u e l e p a u v r e h o m m e s e d é c i d a a p a r t i r a v e c l u i . . . . I l é t a i t f o r t g r a n d m a t i n e t l e s r a y o n s d u s o l e i l n e l e s g ê n a i e n t p a s e n c o r e ...................................................... L ’a i l e e m p o r t e a p r è s e l l e l e c h e v a l e t l e c h e v a l i e r ................................................................................................................................. M i s é r i c o r d e ! s ’ é c r i a S a n c h o ........................................................................................................................................................................................................ H e u r e u x â g e , e t s i è c l e s h e u r e u x , c e u x a u x q u e l s l e s a n c i e n s d o n n è r e n t l e n o m d ’ â g e d ’ o r ...................... C o n v i é s p a r l a b e a u t é d u l i e u , i l s r é s o l u r e n t d ’ y p a s s e r l e s h e u r e s d e l a s i e s t e ........................................... L e s Y a n g o i s r e c o u r u r e n t a l e u r s g o u r d i n s ............................................................................................................................................................ I l s ’ a c h e m i n a d u c o t é o ù i l l u i s e m b l a i t q u e p o u v a i t s e t r o u v e r l e g r a n d c h e m i n ........................................... L e l i t , q u i é t a i t d e f a i b l e c o m p l e x i o n , s ’ e n f o n ç a e t t o m b a p a r t e r r e ................................................................................. E n c e m o m e n t l e b r e u v a g e f i t e n f i n s o n o p é r a t i o n ....................................................................................................................................... J ’ a i s e u l e m e n t b e s o i n q u e V o t r e G r â c e m e p a y e l a d é p e n s e q u ’ e l l e a f a i t e ................................................................. L e s b e r n e u r s n e c e s s a i e n t n i l e u r b e s o g n e , n i l e u r s é c l a t s d e r i r e ...................................................................................... I l s e j e t t e a t r a v e r s l ’ e s c a d r o n d e b r e b i s ............................................................................................................................................................. M a i s d o n Q u i c h o t t e , s o u t e n u p a r s o n c o e u r i n t r é p i d e , s a u t a s u r R o s s i n a n t e ............................................................ R o s s i n a n t e s ’ e f f r a y a d u b r u i t q u e f a i s a i e n t l e s c o u p s e t l a c h u t e d e l ’ e a u ................................................................. D o n Q u i c h o t t e , c o n t i n u a n t so n i n t e r r o g a t o i r e , d e m a n d a a u s u i v a n t q u e l é t a i t so n c r i m e ...................... T o u j o u r s , S a n c h o , j ’a i e n t e n d u d i r e q u e f a i r e d u b ie n a d e l a c a n a i l l e , c ’ e s t j e t e r d e l ’ e a u d a n s l a m e r . L ’ i n t e n t i o n d e S a n c h o é t a i t d e t r a v e r s e r t o u t e c e t t e c h a î n e d e m o n t a g n e s ................................................................. Pages. 1 7 2 7 3 3 39 43 47 59 63 67 71 89 119 123 127 135 141 145 149 159 173 181 201 205 209 Pages. L es deux voyageurs arrivèrent cette nuit même au coeur de la S ierra-M oréna........................................... 213 S ancho dorm ait. G inès lu i vola son â n e ................................................................................................................................. 2 1 7 Il ouvrit le petit liv r e , et vit un sonnet qu’ il lu t a haute v o i x ........................................................................... 221 Il aperçut tout a coup un homme qui sautait de roche en roche avec une étonnante lég èreté . . 225 Ils trouvèrent au bord d ’un ruisseau le cadavre d ’une m u l e ................................................« ............................. 2 2 9 M ais, seign eu r , est-ce une bonne règle de chevalerie que nous allions ainsi comme des enfants perd u s? 243 S ancho tourna bride et se tint pour s a t is f a it ..................................................................................................................... 255 M on fr èr e , si vous êtes chrétien , je vous su pplie de porter cette lettre au pays et a la personne qu ’ indique l ’a d r e s s e ..................................................................... • ............................................................................................... 2 7 3 E lle regarda d ’où partait le b r u it .............................................................................................................................................. 2 8 3 Il prit de nouveaux saints a t é m o i n .......................................................................................................................................... 291 J e le fis sans grand’peine rouler dans un p r é c i p i c e ........................................................................................................ 295 S i cela dure encore un peu , mon maître court risque de ne pas devenir e m p e r e u r ................................... 301 E lle pressa son pa lefro i, su iv ie du barbu b a r b ie r ............................................................................................................ 305 Assez , assez , madame, s ’écria don Q uichotte, faites trêve a vos louanges........................................... 30 9 V otre G râce prendra le chemin de C arthagène où elle pourra s’e m b a r q u e r ................................................... 313 U n jour il ferma le passage a toute une a r m é e ................................................................................................................ 33 7 F a ites- moi donc le pla isir de lir e ce que j ’ai ouï dire de F é lix -Mars d ’Hyrcanie....................................... 341 E lle se laissa tomber par terre comme sans c o n n a issa n c e ........................................................................................... 373 J e l ’enlevai par force, sans lu i donner le temps d ’appeler au s e c o u r s ............................................................. 391 L es Arabes lui tranchèrent la tète et la portèrent au général de la flotte tu r q u e .......................... 413 E nfin je résolus de me confier a un renégat natif de M u rcie .................................................................................. 421 S on père vint en courant a notre r en co n tr e ......................................................................................................................... 433 E t Zoraïde, qui sem blait a chaque pas se sentir arracher l ’â m e , s ’éloigna avec son p è r e ..................4 3 7 T andis qu ’on naviguait a insi, Zoraïde restait a mes c ô t é s ........................................................................................... 441 R ev iens, ma fille bien-a im èe , d isa it- i l ; descends a terre , je te pa r d o n n e ............................................ 4 4 5 M ais aussitôt on nous lâcha deux coups de c a n o n ............................................................................................................ 449 L es deux pieds manquèrent a don Q u ic h o t t e ......................................................................................................................... 4G9 O CHEVALIER DE LA TRlSTE-FlGl RE, n ’ÉPIIOUVE AUCUN DÉCONFORT DE LA PRISON OÙ l ’on t ’e MPORTE . . . 491 L orsque don Q uichotte se vit encagé de cette f a ç o n ....................................................................................... 4 9 5 V otre G râce, seign eur chanoine, reprit le curé, a parfaitem ent raiso n ............................................................. 509 U n grand lac de poix-résine bouillant a gros bouillons dans leq uel s ’agitent une infinité d ’anim aux . 525 L a il lu i sem ble que l ’air est plus transparent, que le so leil br ille d ’une clarté nouvelle . . . 529 E lle commence a lu i raconter quel est ce château, et comment elle y est en ch a n tée . 533 Il n ’y avait pas de pays sur la terre qu’ il n ’eû t vu, pas de bataille où il ne se fût tr o u v é . . . 537 E nfin , au bout de trois jo u r s, on trouva la capricieuse L éandra au fond d ’une caverne...................... 54*1 L e seu l S ancho P anza se d é se sp é r a it ........................................................................................................................................... 547 Aux CRIS ET AUX GÉMISSEMENTS DE SANCHO, DON QUICHOTTE ROUVRIT LES Y E U X .................................................... 551 586 TARLE DES GRANDES COMPOSITIONS. \ 0337. — IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH. LAHURE Rue de Fleurus, 9, à Paris &